Depuis de nombreuses années, les Clionautes suivent les publications et les conférences de Michel Foucher. Lors de son Grand Entretien au FIG de Saint-Dié 2021, il avait glissé être volontaire pour témoigner de son parcours devant les lycéens. L’occasion était trop belle ! Sitôt la conférence achevée, je suis allée lui parler de mes élèves. En toute franchise, je m’attendais à ce qu’il y ait dérobade, report et finalement rien.  Comment un chercheur et un professeur de cette importance aurait-il du temps à consacrer à mes élèves de la Vallée de Chevreuse ? Qui plus est avec le covid ? Quelle ne fut pas ma joie de découvrir que, malgré effectivement un emploi du temps contraint, Michel Foucher a répondu immédiatement présent ! Les échanges de mail, la planification, l’organisation, tout s’est fait en un temps record ! Et si le Tgv nous a fait perdre une bonne vingtaine de minutes, Michel Foucher était bien là ce mercredi 24 novembre 2021, devant un parterre de lycéens de la spécialité HGGSP.

Pendant 1h30, Michel Foucher a présenté son parcours, en mêlant savamment remarques personnelles, analyses de l’actualité et conseils adaptés pour les élèves. Nous avons tous été ravis !

Voici la synthèse de son intervention, rédigée en collaboration avec les élèves de Spécialité.

Comment le géographe Michel Foucher est-il devenu diplomate ?

Michel Foucher a suivi des études de Géographie avec notamment une maîtrise sur le Brésil en 1968. Il passe l’agrégation de Géographie et devient professeur de lycée, tout en gardant un pied à l’Université de Paris VIII (Vincennes). Comme il s’intéresse toujours à l’Amérique latine, il devient coopérant en Argentine pour le Bureau de la production agricole pour le développement des Andes. En outre, il intègre le CNRS à la maison de l’Amérique latine, qui facilite ses futurs déplacements. L’ouverture des routes en Amazonie lui inspire son sujet de thèse.

Michel Foucher et la découverte de la « Géopolitique »

C’est lors d’une discussion au Brésil que Michel Foucher découvre le terme de géopolitique. À son retour en France, il l’évoque à son professeur. Ce dernier avait fait sa thèse sur le café dans le cadre du front pionnier et, du point de vue de Michel Foucher, l’ajout d’une réflexion purement géopolitique éclairerait de façon encore plus pertinente la recherche sur l’Amazonie. Son professeur est sceptique. En 1974, il publie un article dans lequel il emploie le terme géopolitique mais toujours avec précaution. Pourquoi cette prudence ? La première école de géopolitique est allemande et s’est compromise dans le nazisme. Depuis, les géographes et historiens français décident de ne pas employer ce terme.

Fort de son doctorat, il publie dans la foulée Fronts et frontières, un tour du monde géopolitique en 1988. Commencent alors des travaux de consultance, toujours en parallèle de ses activités d’enseignant et de chercheur. Michel Foucher travaille sur le Kenya, le Zimbabwe et le Venezuela.

Ce sont les crises frontalières et « l’Europe qui craque en 1989-1991 » qui l’amènent dans le sillage de la diplomatie. La France a alors besoin d’informations de terrain aussi actualisées que possible. Il rejoint l’équipe  du président François Mitterrand et part en Yougoslavie en 1988, puis en Hongrie, en Roumanie et en Ukraine. Ses cartes font forte impression au ministère de la Défense. Après un nouveau passage en Amérique latine, il retourne dans les Balkans et le Caucase. Hubert Védrine, ministre des Affaires étrangères, lui demande de le rejoindre. Michel Foucher hésite, il n’est pas un diplomate mais lui présente rapidement son travail. En homme pragmatique et ouvert, Hubert Védrine l’intègre dans son équipe. Pendant cinq ans, Michel Foucher dirige le centre d’analyse et de prévision du Quai d’Orsay.

Ensuite, il est ambassadeur en Lettonie. Ce n’est pas le poste le plus prestigieux mais c’est à un moment-clef, au moment de l’intégration européenne.

Aujourd’hui, il vient de remettre un rapport à Clément Beaune, secrétaire d’États aux affaires européennes, en vue de la présidence française du conseil de l’UE. La commande portait sur trois thèmes  :

  • la relance économique,
  • le sentiment d’appartenance à l’UE,
  • l’Europe-puissance.

Michel Foucher en a ajouté un quatrième, l’Europe en France, où il fait le tour de l’ensemble des programmes européens dans notre pays, pour sortir d’une Union abstraite et lointaine.

La dernière lecture de Michel Foucher

Voilà un ouvrage réellement géographique sur la France et  ses paysages, avec cartes et statistiques à l’appui. Par exemple, on comprend pourquoi on vote Rassemblement national entre Valence et Montélimar et pourquoi on vote pour les écologistes dans la vallée de la Drome. Dans le premier cas, les habitants travaillent dans des métiers logistiques extrêmement ingrats, tandis que la Drome s’est convertie à l’agriculture biologique.

De même, dans les grandes villes. À Paris, le vote Rachida Dati concerne ceux qui ont deux voitures et plus, tandis que le vote Hidalgo-Jadot concerne des Parisiens qui n’ont pas de voiture ou à la rigueur, une seule. Ainsi, Rachida Dati est contre la piétonisation des voies sur berges mais pas Anne Hidalgo. Dans les villes-TGV (Bordeaux, Lyon, Marseille, etc.), le tiers de la population des centres s’est renouvelé avec un apport extérieur et c’est ce tiers qui a voté écolo. Aux municipales, Juppé a perdu Bordeaux et Collomb Lyon, alors qu’ils étaient des maires historiques.

Quels conseils Michel Foucher pourrait-il donner à un lycéen qui souhaite devenir diplomate ?

Il faut passer par Sciences Po Paris et ensuite, il faudra sans doute rejoindre l’école qui prendra la relève de l’ENA, le futur Institut national du service public, encore qu’on ignore la place des affaires internationales dans une structure surtout taillée pour la formation des préfets. Les diplomates sont inquiets parce que la carrière est de moins en moins lisible. Quand un jeune diplomate entre au Quai d’Orsay, il rêve d’être secrétaire des Affaires étrangères, puis conseiller des Affaires étrangères, puis ministre plénipotentiaire et enfin ambassadeur. Mais le milieu est beaucoup moins vertical que ce qu’il suggère. Les rapports hiérarchiques s’inversent périodiquement. On peut être directeur d’Afrique du Nord et Moyen-Orient, ambassadeur à Beyrouth, puis conseiller diplomatique du président. Dans tous les cas, il faut du sang-froid, à la fois pour surmonter ces contraintes de carrière, mais aussi supporter des rapports sociaux compliqués et …la disparition du corps des diplomates au profit d’administrateurs civils.

Il y a aussi la voie de l’INALCO pour être cadre d’Orient, avec l’apprentissage de langues rares, le chinois, l’arabe, le swahili, etc. Il faut pouvoir parler la langue des pays où on est en poste et, au-delà, connaître la civilisation à laquelle elle se rattache. L’INALCO a l’air à l’écart de la futur INSP ; les choses ne sont pas fixées. Outre les langues, il faut aussi des connaissances en droit.

Quelques pistes aussi avec le développement international et l’aide et expertise au développement international (agence française de développement). Il faut mener des recherches, être débrouillard. La véritable inégalité dans notre pays, ce n’est pas tellement l’argent, mais l’accès à l’information. Combien de gens savent ce que sont les opportunités de l’Agence française de développement ou celles de la Banque européenne d’investissement à Luxembourg ?

La vie internationale est une conversation permanente, avec ses règles et ses codes. La diplomatie est un mélange de sincérité et de bluff, de respect et de crudité, etc. Plus il y a d’interlocuteurs qui se mettent d’accord, et plus la décision est solide. Actuellement pour la Biélorussie, il n’y a que les Européens et les Nations Unies qui se concertent. La Russie est neutre. C’est un art de la discussion, avec ses usages et ses pratiques, qu’il peut être utile d’approcher par la lecture de mémoires d’ambassadeurs.

Votre chaire de Géopolitique appliquée au sein du Collège d’études mondiales précise, dans sa définition, qu’elle s’intéresse aux « mutations profondes affectant le système internationale » et qu’elle soutient les « ordres de paix justes ». Que sont ces ordres de paix justes ?

Cette chaire va disparaître, comme du reste le Collège d’études mondiales…

Dans la boite à outils du géographe, il y a les échelles. Quand on parle des crises, il y a des acteurs régionaux et d’autres, plus éloignés. Nous Européens ne sommes pas forcément décisifs sur un grand nombre de lieux, comme au Moyen-Orient. Les opérations de maintien de la paix se sont pas très efficaces. Celle qui a le mieux fonctionné était au Congo. L’Europe est elle-même engagée dans 15 opérations dont 4 sont militaires. On peut avoir un rôle local d’interposition (Liban, Chypre, Atalante), un rôle dans la formation d’une armée (Mali), etc. Mais c’est difficile de faire plus. Il faut laisser les puissances régionales au Proche et Moyen-Orient notamment recomposer leurs rapports de force. Les Nations-Unies, les États-Unis, l’Europe, etc., ne peuvent qu’accompagner. Un ordre de paix juste est un ordre de paix local, régional, accepté par les parties.

Avant d’y arriver, il faut identifier les acteurs. Il y a un cas tragique, l’Éthiopie, avec une lutte à mort entre plusieurs centres de pouvoir, les Amharas, les Oromos et les Tigréens. Nous sommes dans un scénario pré-Rwanda. Or l’Union Africaine ne s’en occupe pas, pas plus que les Européens. Nous ne sommes plus en guerre froide non plus. Je suis pessimiste.

Quelles sont les spécificités des frontières européennes ? Quelles sont les frontières européennes les plus conflictuelles ? Quel est le degré de gravité de la crise actuelle entre la Pologne et la Biélorussie ?

L’Europe est un continent fragmenté, c’est le plus fragmenté du monde. Ses frontières sont par ailleurs récentes, contrairement à ce que l’on pense. Il suffit de regarder ce qui se passe du côté de l’Europe centrale et orientale. Ce morcellement est lié certes à une forte densité de population et à la prégnance du sentiment national. L’Ecosse, la Catalogne, l’Ukraine sont des exemples d’émergence de ce sentiment. L’Europe a inventé les États-nations.

Dans Fragments d’Europe (2003), Michel Foucher a par exemple montré que les zones de crise en Europe  sont les bassins houillers (Sarre, Wallonie, Silésie, Lorraine, etc.). L’ouvrage de Pieter Judson, L’Empire des Habsbourg, explique combien les ressources sont au cœur des découpages et tractations entre l’Autriche, le roi de Prusse et le tsar. Par ailleurs, les identités religieuses exacerbées, comme en Yougoslavie, créent aussi des tensions.

Il connaît la Pologne en partie par son expérience d’enseignant au collège d’Europe de Bruges, dans l’annexe de Natolin. Au passage, cette institution est beaucoup plus ouverte que l’Institut européen de Florence sous influence américaine. Il y a dans cette crise Pologne/Biélorussie, plusieurs niveaux d’analyse.

D’abord, la Pologne est offensive. Le pays est protégé par l’Allemagne, qui lui pardonne tout, ainsi que par l’OTAN. Il est largement bénéficiaire du plan de relance de l’Union européenne. Enfin, la Pologne est la « fille aînée de l’Église » depuis Jean-Paul II, ce n’est plus la France. Le souhait de Varsovie est de faire reculer la Russie, avec l’aide de la Lituanie, de la Moldavie et de la Roumanie. Nous sommes dans l’axe mer Baltique – mer Noire qui est l’espace le plus conflictuel du continent, aux confins des empires, sur les « terres de sang » décrites par T. Snyder. Les Polonais souhaitent intégrer l’Ukraine dans l’OTAN et l’UE et arrimer la Biélorussie à la zone d’influence européenne. Pour Moscou, c’est inacceptable.

En Biélorussie, Alexandre Loukachenko veut arracher à l’Union européenne une reconnaissance son élection et il veut la fin des sanctions contre son pays. C’est le sens de ses demandes lors de son entretien avec Angela Merkel le 17 novembre. Or on sait que son élection est frauduleuse et qu’il continue les violences contre l’opposition.

Donc, la crise migratoire avec ces images d’individus partant à l’assaut des frontières polonaises est totalement instrumentalisée. Depuis la signature de la Convention de 1952, il y a déjà eu 75 manœuvres de ce type, avec organisation d’une pression migratoire sur un voisin. L’avant-dernier cas en date, c’est le Maroc contre la frontière espagnole de Ceuta, en représailles contre l’hospitalisation à Madrid de Brahim Ghali en mai 2021. En fait, ce n’est pas une crise migratoire mais un trafic d’êtres humains organisé par un État. Heureusement, c’est beaucoup plus facile de lutter contre un État qui pratique cela, que contre des passeurs. On connaît l’auteur. Les sanctions contre les compagnies aériennes, les agences de voyage et les passeurs vont payer. En fait, Loukachenko a perdu.

Les mots de la fin…

Le Quai d’Orsay est une « tour de contrôle ». Il y a des diplomates spécialisés pour les Nations unies, pour les Affaires européennes, pour l’Asie, pour l’Afrique, pour les États-Unis. La tendance est à la spécialisation et, déjà du temps de Védrine, c’était difficile d’avoir une vision d’ensemble pour que le décideur, le président de la République, puisse réellement arbitrer. Un autre problème tient aussi à ce qu’on ne sait pas tout. On conduit des négociations à l’aveugle, en « méconnaissance de cause ». Il faut être un peu Sherlock Holmes pour être diplomate et il faut être vigilant.

Trois minutes avant la Cop26, les pays s’engageaient à éliminer la production d’énergie électrique d’origine thermique (to phase out). Puis interviennent la délégation chinoise et indienne qui proposent un léger changement (to phase down). Il ne s’agit plus d' »éliminer » mais de « diminuer », sans plus de précision. Tout le monde était fatigué. Johnson voulait absolument un succès. Et le « phase down » a gagné. Donc, le bilan est catastrophique. C’est la même chose que pour la résolution 242 pour le conflit israélo-palestinien à propos du « from territories » qui a bénéficié indûment à Israël en 1967. Paradoxalement, il vaut mieux ne pas rechercher à toute force un compromis, tout comme il vaut mieux ne pas présider car dans cette position, on finit par concéder davantage pour le pays que l’on représente, plutôt que pour les autres.

La politesse, l’écoute, l’absence d’arrogance, ce sont les trois grands principes de Talleyrand, toujours en vigueur.