L’Ukraine, deux ans après l’invasion russe à grande échelle : quel bilan ? Ce cycle de conférences est organisé par le campus dijonnais de Sciences Po en partenariat avec la Maison de l’Europe en Bourgogne-Franche-Comté, le CREDESPO et l’Institut Jacques Delors, avec le soutien de la Région Bourgogne-Franche-Comté et de Dijon Métropole.

Le 24 février 2022, la Russie lance l’invasion à grande échelle du territoire ukrainien marquant un tournant dans le conflit russo-ukrainien. Cette guerre a évidemment des conséquences en Ukraine mais aussi à échelle mondiale. Depuis l’invasion, les dirigeants occidentaux et européens ont veillé à soutenir financièrement et militairement l’Ukraine afin de lui permettre de lutter face à l’armée russe.

Désormais, l’Ukraine est une démocratie en guerre où le débat public et la vie politique perdurent malgré le conflit. Deux ans après l’invasion à grande échelle du territoire ukrainien, Alexandra Goujon nous dresse son bilan, qu’en est-il aujourd’hui en Ukraine et pour les Ukrainiens ?

Alexandra Goujon est maître de conférences à l’Université de Bourgogne et enseignante à Sciences Po, elle est spécialiste de l’Ukraine et de la Biélorussie, autrice de L’Ukraine, de l’indépendance à la guerre (Le Cavalier bleu, 2023).

Depuis une dizaine d’années, l’Ukraine apparaît régulièrement sur le devant de la scène internationale, que ce soit pour ses mouvements protestataires, ou à propos de l’annexion de la Crimée par la Russie et du conflit à l’est du pays, semblant constituer le théâtre d’une nouvelle guerre froide qui cristallise les tensions entre la Russie et les nations occidentales.
Les événements récents sont aussi l’occasion de mesurer combien notre connaissance de ce pays est lacunaire, se limitant souvent aux clichés d’une Ukraine berceau de la Russie, terre des cosaques, grenier à blé de l’URSS et d’une suite de gouvernants entachés par une corruption massive.
Partant de ces idées reçues, Alexandra Goujon dresse un portrait précis et documenté de cette Ukraine, terre de contrastes.

Alexandra Goujon est politiste, maître de conférences à l’Université de Bourgogne et enseignante à Sciences Po Paris. Elle est membre du Centre de recherche et d’étude en droit et en science politique (Credespo).

 

Aujourd’hui est un moment crucial pour l’Ukraine

 

Pour Alexandra Goujon, il se joue actuellement un moment crucial en Ukraine reposant sur deux facteurs.

Premièrement, des rumeurs circulaient au moment de cette conférence au sujet d’une démission possible du chef d’état-major ukrainien, Valeri Zaloujny, l’homme le plus populaire du pays. Ces rumeurs se sont révélées véridiques puisqu’un nouveau chef d’état-major, Oleskandr Syrsky, a été nommé le 8 févrierChangement du chef d’état major ukrainien : https://www.courrierinternational.com/article/vu-d-ukraine-general-prefere-ou-boucher-qui-eyoleksandr-syrski-lenouveau-
chef-de-l-armee-ukrainienne
. Ce remplacement signe le début de changements politiques visant à opérer tel un nouveau souffle face à la stagnation sur le front.

Deuxièmement, une question se pose autour de la mobilisation des soldats. En effet, le gouvernement ukrainien a présenté au Parlement un nouveau projet de loi venant amender la loi de mobilisation déjà en vigueur.

Une problématique demeure au coeur des enjeux en Ukraine : comment relégitimer le pouvoir ?

 

Retour sur l’invasion de 2022

 

Depuis l’invasion russe en 2022, l’ensemble du territoire ukrainien connaît des vagues de bombardements. Ce sont environ trente à quarante missiles et drones qui sont envoyés sur l’Ukraine chaque jour. Il faut dire que les Ukrainiens n’ont jamais pensé que les Russes mettraient en oeuvre une invasion à grande échelle. Pour eux, était envisageable une reprise du conflit dans le Donbass mais aucunement une guerre sur l’ensemble du territoire.

La stratégie de la Russie repose sur l’affaiblissement de l’Ukraine pour gagner des territoires. La volonté originelle de la Russie était de faire s’effondrer l’Ukraine de l’intérieur en y opérant une déstabilisation politique mais ce fut un échec. Durant les débuts de la guerre russo-ukrainienne, la Russie a connu certaines difficultés la conduisant à abandonner certains territoires occupés. À la fin du mois de mars 2022, a eu lieu la libération de la région de Kiev d’où les troupes russes se sont retirées. Pour les Ukrainiens, les Russes ne cherchent pas seulement à gagner des territoires, ils cherchent aussi à les exterminer comme en témoigne le massacre de Boutcha, symbole de
l’entreprise génocidaireCrimes de guerre commis par la Russie en Ukraine : https://www.arte.tv/fr/videos/109330-000-A/ukraine-sur-les-traces-des-bourreaux/ en Ukraine. Aussi, cette volonté d’anéantissement du peuple ukrainien par les Russes se traduit par les nombreuses déportations d’enfants qui a conduit la Cour Pénale Internationale à lancer un mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine.

Alexandra Goujon explique que depuis 2022, il y a eu deux moments d’espoir à échelle internationale : les libérations de Kharkiv et Kherson par les soldats ukrainiens à l’automne 2022. Ces contre-offensives ukrainiennes ont généré une certaine inquiétude en Russie.

 

Point sur la situation actuelle sur le sol ukrainien

 

Aujourd’hui, 18% du territoire ukrainien est occupé par l’armée russeOccupation du territoire ukrainien : https://www.lefigaro.fr/international/guerre-en-ukraine-comment-la-ligne-de-front-a-t-elle-evolueen-
2023-20231229#:~:text=La%20Russie%20a%20conquis%20environ,am%C3%A9ricain%20d%C3%A9classifi%C3%A9%20le%2012%20d%C3%A9cembre
. Peu de journalistes occidentaux dans les territoires occupés à l’exception de ceux qui acceptent d’être escortés par l’armée russe. Dans ces territoires, les exactions à l’encontre des citoyens pro-ukrainiens sont constantes mais existe aussi une résistance ukrainienne. À l’heure aucune région ukrainienne n’est totalement occupée par l’armée russe à l’exception de la république autonome de Crimée. La Russie y poursuit une politique de russification en prenant pour arme de propagande l’éducation avec la réécriture des livres d’histoire. Dans cet objectif, la Russie repeuple les territoires ukrainiens occupés par des migrations en provenance du territoire russe. De surcroît, elle a organisé, en septembre 2022, des référendums d’annexion encadrés par des escortes militaires. Alexandra Goujon met en avant qu’une vague de résistance est présente dans les territoires occupés. Le ruban jaune est devenu le symbole de cette résistance. Des actions sont menées par les résistants pour informer les civils du passage de la commission électorale russe au moment des référendums. Aussi, la résistance ukrainienne se traduit par l’opération d’attentats contre l’administration d’occupation ainsi que des actes de sabotage.

Pour rappel, le Président Zelensky est aujourd’hui au pouvoir depuis cinq ans, posant donc la question de sa légitimité. Ce dernier suit avec ferveur la résistance ukrainienne menée par les citoyens. Il demeure proche de sa population et s’adresse à son peuple quotidiennement afin de faire le point sur la situation du jour et pour le remercier. Zelensky reste attentif aux sondages d’opinion et accorde une importance particulière à ses citoyens. En 2019, il a été élu avec un projet de paix et a tenté de restaurer un dialogue diplomatique avec la Russie. Aujourd’hui, il est contraint dans ses actions par l’opinion publique. Dans toutes les villes ukrainiennes, au moment de l’invasion, s’est organisée une défense territoriale. La mobilisation se fait massivement par le bas de la société avec des actions comme des levées de fonds visant à livrer des armes et du matériel aux soldats.

Une guerre qui n’est pas totale et repose sur une aide externe

 

Une guerre totale implique que la totalité des ressources et de la société soient mobilisées dans l’effort de guerre. Aujourd’hui, la guerre russo-ukrainienne ne peut pas être qualifiée de guerre totale. En effet, la mobilisation en Ukraine n’est pas totale et l’on observe la continuité d’une vie relativement normale dans certaines parties du territoire comme à Kiev. Aussi, l’économie de guerre ukrainienne n’est pas totale car toutes les usines ne fonctionnent pas pour contribuer uniquement à l’effort de guerre. Alexandra Goujon rappelle que l’aide occidentale demeure cruciale. C’est elle qui permet à l’Ukraine de ne pas entrer dans une économie de guerre totale. L’aide occidentale se traduit
majoritairement par une aide macro-financière accordée à l’État ukrainien lui permettant par exemple de fournir un salaire à ses fonctionnaires et donc de continuer à fonctionner d’un point de vue administratif.

Deux ans après l’invasion à grande échelle, la crainte chez les Ukrainiens de la fin de l’aide occidentale se fait ressentir. L’Ukraine craint d’être mise de côté et oubliée par l’Occident. De ce fait les Ukrainiens accordent une importance particulière à l’opinion publique européenne et américaine pour veiller à son soutien. L’Ukraine connaît actuellement sa plus longue période d’indépendance. En 1918, l’Ukraine se déclare pour la première fois indépendante, ce qui aboutit à une guerre civile puis à l’intégration de l’Ukraine à l’Union soviétique. L’actuelle guerre russo-ukrainienne est pour les Ukrainiens le prolongement de la guerre de 1918. L’ensemble de la population ukrainienne est aujourd’hui uni derrière l’armée qui enregistre 90% de soutien de la part des citoyens. L’armée ukrainienne bénéficie donc d’une certaine forme de sacralisation de la part des civils. À l’heure d’aujourd’hui, aucun chiffre exact n’est connu sur le nombre de morts civils et militaires, mais on constate que les cimetières continuent de se remplir massivement.

Focus sur la vie politique et l’opinion publique en Ukraine

 

Malgré la guerre, la vie politique en Ukraine continue. Des manifestations et contestations continuent de se poursuivre à l’image des manifestations organisées par les épouses des soldats réclamant la démobilisation de leurs hommes sur le front. Cette question de la mobilisation est au coeur des débats entre les Ukrainiens. Effectivement, le peuple ukrainien est divisé sur le projet relatif à la loi sur la mobilisation. Ce nouveau projet de loi fixerait une durée de mobilisation sur le terrain à 36 mois et abaisserait l’âge de la mobilisation de 27 à 25 ans. Ce projet de loi renvoie à une politique visant à démobiliser pour mobiliser de nouveau. Se pose encore la question du niveau de contrainte et de sanction à mettre en place pour ceux refusant de se faire enregistrer et d’être mobilisés. Aussi, au coeur des débats politiques se joue la question de la préparation et de la formation militaire.

Aujourd’hui, l’opinion publique demeure largement sollicitée et écoutée par les dirigeants ukrainiens. On estime que 80% de la population ukrainienne considère qu’il ne faut pas faire de concessions territoriales à la Russie. De son côté, la Russie refuse le dialogue et exige la capitulation de l’Ukraine afin de mettre la main sur le pays. Vladimir Poutine mène une guerre idéologique qui ne s’inscrit pas dans une rapport couts/avantages pour son pays. Il n’a aujourd’hui aucun intérêt à mettre fin à la guerre. La Russie use à grande échelle d’une politique de désinformation visant à faire croire que le problème est ukrainien, déresponsabilisant de ce fait la Russie. Pour Alexandra Goujon, il est plus juste de parler de la guerre russo-ukrainienne, car il s’agit d’une guerre interétatique, plutôt que de guerre en Ukraine, renvoyant à une guerre civile.

En mars 2024 devaient avoir lieu les élections présidentielles en Ukraine. Malgré la question de légitimité que pose Zelensky, aujourd’hui il existe un consensus chez les Ukrainiens refusant de maintenir ces élections. En effet, plus de 80% de la population est actuellement défavorable à ce que les élections soient maintenues. La tenue d’élections pose un enjeu majeur de sécurité avec, entre autres, des bureaux de vote qui pourraient être de potentielles cibles de frappe pour l’armée russe.

 

L’Union européenne et l’Ukraine

 

Jusqu’en février 2022, date de l’invasion à grande échelle, l’Union européenne a toujours refusé de considérer l’Ukraine comme un candidat potentiel. Quatre jours après l’invasion, l’Ukraine a déposé sa candidature à l’Union européenne. C’est en juin 2022 que l’Ukraine s’est vue accorder le statut de candidat. Dans ce sens, en décembre 2023 se sont ouvertes des négociations d’adhésion entre l’Ukraine et l’Union européenneAdhésion de l’Ukraine à l’UE : https://www.vie-publique.fr/en-bref/292425-lue-decide-douvrir-les-negociations-dadhesion-avec-lukraine-et-la-mo .

Conclusion

 

En conclusion, Alexandra Goujon rappelle que cette guerre est une guerre existentielle pour l’Ukraine comme en témoigne la résistance déterminée des Ukrainiens. Aujourd’hui encore, la guerre n’est pas totale avec une mobilisation partielle et il demeure un décalage entre le front et l’arrière. L’Ukraine est une démocratie en guerre avec des débats politiques qui persistent et un Parlement dont le fonctionnement a été maintenu. L’aide occidentale reste indispensable pour l’Ukraine face à la Russie, qui elle n’attend qu’une chose : la fin de l’aide occidentale. Deux ans après l’invasion à grande échelle, l’Ukraine a engagé des processus d’intégration à l’Union européenne mais aussi à l’OTAN afin d’assurer sa  sécurité et son indépendanceAdhésion de l’Ukraine à l’OTAN : h t t p s : / / w w w . n a t o . i n t / c p s / f r / n a t o h q /
topics_37750.htm#:~:text=En%20septembre%202022%2C%20apr%C3%A8s%20que,deviendrait%20membre%20de%20l%27OTAN
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