Jeanne d’Arc aurait dû devenir une « femme d’honneur » : jeune fille aux mœurs irréprochables, née de parents unis en légitime mariage et de paysans aisés, éduquée dans le respect de la religion, elle devait se marier… Il n’en a rien été : les voix qu’elle entend à treize ans lui commandent de bouter les Anglais hors du royaume de France. À 18 ans, en prenant les armes, en convainquant le dauphin Charles qu’il est le vrai roi, elle s’attire la haine des Anglais et des Bourguignons. Ils n’ont pas d’autre solution que de la déshonorer pour entraîner dans ce même déshonneur Charles VII sacré à Reims le 17 juillet 1429. Capturée, Jeanne résiste, elle conserve son habit d’homme, mais le procès et la prison la broient. Son supplice –le feu– signe son hérésie et sa sorcellerie. Car elle est une sorcière aux yeux de ses ennemis, surtout les Anglais. Elle les a envoûtés, croient-ils, et pour faire disparaître le sort qui provoque leurs défaites depuis le siège d’Orléans (8 mai 1429), ils doivent la brûler. Dans une partie de l’opinion, Jeanne est également une « putain ribaude » : comment expliquer autrement sa présence dans l’armée ? D’après un document judiciaire inédit, trente ans après le supplice, un noble nivernais reprend cette injure pour la diffamer. L’accusation est particulièrement grave dans cette société de l’honneur et elle peut faire basculer les femmes dans la prostitution si elle n’est pas démentie. Qui pouvait venger Jeanne sinon elle-même ? Ce fut un échec. Certes, le procès en nullité qui s’achève le 7 juillet 1456 rétablit sa fama- sa renommée- mais, sans éclat, il contribue surtout à magnifier le roi.

Intervenants

Claude Gauvard est professeur émérite d’histoire du Moyen Âge à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre du Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris, membre senior honoraire de l’Institut universitaire de France. Spécialiste de l’histoire de la justice, de la criminalité et des pouvoirs en France, XIVe-XVe siècles. Parmi ses derniers ouvrages, on trouve Condamner à mort au Moyen Âge (PUF, 2018) et Jeanne d’Arc, héroïne diffamée et martyre (Gallimard 2022).

Introduction

Comme à son habitude, Claude Gauvard, passionnée et passionnante, a su transporter son auditoire dans une enquête originale et inédite sur l’honneur de Jeanne d’Arc, loin des sentiers battus.

Le médiéviste Joël Chandelier nous présente Claude Gauvard, professeure émérite à l’université Paris I Sorbonne, qui est en particulier spécialiste de l’histoire de la justice à la fin du Moyen-Âge. Elle a récemment publié un ouvrage intitulé Jeanne D’Arc -Héroine diffamée et martyre, en février 2022 aux éditions Gallimard.

Claude Gauvard fréquente les Rendez-Vous de l’Histoire de Blois depuis 25 ans. Elle est heureuse de nous parler d’un personnage si connu, Jeanne d’Arc, mais ce n’est pas une biographie : c’est une réflexion sur l’honneur de Jeanne d’Arc au XVe siècle.

Mme Gauvard introduit son propos en nous offrant la lecture vibrante d’un texte, la « Supplique d’Isabelle d’Arc », rédigé pour ouvrir le procès en nullité de la condamnation de Jeanne d’Arc du 7 novembre 1445 à Paris. Ce texte de la mère de Jeanne d’Arc a été réalisé pour ouvrir le procès en nullité qui s’achève un an plus tard, le 14 juillet 1446.

Ce choix d’extrait n’est pas anodin dans le propos de Claude Gauvard, car son exposé ne porte pas sur la biographie de Jeanne d’Arc, mais sur la façon dont ses contemporains l’ont vue, perçue et condamnée en l’injuriant.

La mère de Jeanne donne dans ce texte l’image d’une jeune fille de bonne renommée, qui a été diffamée par le procès qui a eu lieu à Rouen à partir du 9 juillet 1431 et qui s’est terminé par le bûcher le 30 mai 1431.

Qu’est ce qu’une jeune fille de bonne renommée ? C’est une jeune fille née de parents mariés légitimement par l’Église. Elle n’est pas issue d’un concubinage, d’un rapt ou d’un viol. En plus, ses parents étaient d’honnêtes laboureurs, « d’honnêtes conversations » comme le disent les textes judiciaires, bien connus de Mme Gauvard : c’est-à-dire qu’ils étaient bien insérés dans la communauté villageoise et qu’ils y jouaient un rôle important puisque son père était un laboureur aisé, qui savait parler à la communauté villageoise et qui servait d’intermédiaire avec le seigneur du lieu pour discuter des impôts.

Isabelle Rommée insiste dans ce texte sur l’éducation que Jeanne a reçue dans son enfance : c’est fondamental pour sceller la bonne renommée d’une personne.

Jeanne a pris la décision en février 1429 de quitter son village, de troquer sa robe rouge, qui selon les suppositions sans doute fondées de Françoise Michaud-Fréjaville, grande spécialiste de Jeanne d’Arc, était probablement la robe qui était destinée à son mariage, contre l’armure, l’habit d’homme qu’on lui a tant reproché. C’est-à-dire  qu’elle a enfreint la bonne renommée à laquelle elle était destinée. Elle aurait dû comme les autres devenir une « preud femme » : elle avait 17 ans, elle était promise (d’où le procès à l’officialité de Toul qui lui a été fait par celui auquel elle était promise). Elle avait tout pour être la future preude femme. Tout était normal : elle était vierge, elle allait épouser un homme de sa condition, elle aurait sans doute des enfants, elle serait de bonne renommée.

Or, dit Isabelle Rommée, ses ennemis l’ont diffamée à partir du moment où elle est entrée dans le monde public de la guerre, elle, une femme.

Comment l’ont-ils diffamé ? Quelles injures ? Quelle condamnation ? Quelle restauration ensuite de son honneur blessé ?

Quelles injures ?

« Putain, ribaude, sorcière ».

Ces formes d’injures ont été souvent adressées à Jeanne de son vivant. Elles sont souvent passées sous silence par les historiens. Claude Gauvard cherche au contraire à les « valoriser », afin de mieux comprendre les effets de Jeanne sur ses contemporains.

En effet, Ces injures n’ont rien d’anodin : elles sont essentielles pour la diffamation, pour faire disparaitre l’honneur de Jeanne dans l’opinion publique.

Putain

Dans cette société, l’honneur des femmes est extrêmement fragile. Pour comprendre, il faut repartir de la façon dont la société vit ce phénomène d’injure : si on injurie une femme d’honneur de « putain », si elle est mariée, si elle a des enfants, si elle a encore son père et si personne de sa parenté ne riposte, elle est diffamée. L’honneur est viscéral et il est essentiellement sur une base sexuelle pour les femmes. S’il n’y a pas de démenti, la femme le devient aux yeux de tous !

Jeanne a été très rapidement appelée putain ribaude, dès qu’elle est entrée dans la vie publique : ça a été la réponse à ses lettres de défis, quelle envoie en tant que cheffe de guerre à ses adversaires dès le 22 mars 1429 aux Anglais. Elle transgresse alors la place ordinaire faite aux femmes qui ne s’exprime que rarement dans l’espace public. En général quand elles s’expriment, leur parole est confisquée par les hommes. Dans ce monde masculin, militaire, d’autant qu’elle est d’origine paysanne, on lui riposte, on l’assimile à une bergère ou à une vachère, ce qui contribue à son déshonneur.

Au siège d’Orléans, la deuxième lettre de défi envoyée par Jeanne et transmise par son héraut d’armes Guyenne avant qu’elle ne pénètre dans la ville le 29 avril a comme réponse l’injure : c’est une « putain ». D’ailleurs Guyenne est retenu en otage.

Le 4 mai, avant la prise de la Bastille Saint Loup, le témoignage du journal du siège d’Orléans nous dit qu’elle crie « au nom de Dieu, retirez-vous sinon je vous chasserai » ! La réponse du bâtard de Granville est « veux-tu donc que nous nous rendions à une femme ? » Et il aurait ajouté qu’elle est une Putain, et les Français des macros.

Le 5 mai, une troisième lettre de défi est envoyée, attachée à une flèche : la réponse est que Jeanne est la « putain des Armagnacs ».

Jeanne s’adresse le soir même à William Glasdale, le chef de la défense des Anglais, et il la traite de « putain ribaude ».

Le bourgeois de Paris rapporte très clairement ces diffamations « il l’a diffama moult de langage comme de la clamer « putain ribaude ».

La réaction de Jeanne d’Arc est qu’elle répond : elle lui dit que malgré tout, ils partiraient bien bref, mais qu’il ne le verrait pas et que beaucoup seraient tués. Elle répond donc par une prédiction qui s’est révélée juste car il meurt noyé à Orléans, et il y a eu beaucoup d’Anglais tués.

Pour ce contemporain, le bourgeois de Paris, qui n’est pas du parti de Jeanne, le défi a été suivi par une riposte qui prend figure de vengeance.

Le problème de Claude Gauvard a été de savoir si Jeanne de son côté a répondu à ses injures : quelle a été son attitude ? C’est difficile d’imaginer Jeanne en train de proférer des injures. L’historienne n’a pas la réponse. Les témoins du procès en nullité parlent de courroux, elle était très en colère. Elle a aussi pleuré car elle a été diffamée. Surtout quand elle a été traitée de « putain des Armagnacs ». Et seules les voix du Ciel l’ont consolée selon les témoins.

Le Mystère du siège d’Orléans qui est un très long poème écrit au début du XVIème siècle n’hésite pas à mettre en scène les injures. Le dialogue entre Glasdale et Jeanne est particulièrement éloquent.

Jeanne y répond aux injures par « votre mensonge est d’un perfide […]  d’une façon pénible, avant 12 jours tu mourras ! »

On ne saura jamais si elle a répondu par des injures. Ce n’est pas impossible selon Claude Gauvard.

En tout cas, ces injures ont un sens pour les spectateurs du Mystère d’Orléans : c’est effectivement son honneur qui était aussi en jeu, qu’elle a restauré peut-être plus par la prise de la ville que par des injures.

Ces injures courent tout du long du passage de Jeanne dans la vie publique. À Troyes, quand elle fait prendre la ville, elle envoie une lettre de défi et les habitants lui répondent « cocarde » qui est une grosse injure : c’est à la fois une fille diffamée et un peu folle.

Du côté anglo-bourguignon, on ne peut pas l’imaginer autrement qu’une fille commune, suivant les armées et non pas comme un capitaine de guerre.

Sorcière

L’injure est moins fréquente vers 1430 que vers la fin du XVe siècle. Mais si elle est moins courante dans la vie quotidienne, elle joue un rôle essentiel dans le camp des ennemis de Jeanne : qu’il s’agisse des ennemis militaires ou des simples hommes d’armes. Les hommes d’armes anglais sont d’après Jeanne elle-même dans les réponses qu’elle fait au tribunal lors de son procès, particulièrement superstitieux : ils attribuent leurs défaites à un ensorcellement dont serait responsable Jeanne d’Arc. C’est une croyance complète, continue sur la période.

Lettre du duc de Bedford en 1433 (après la mort de Jeanne)

Jeanne serait un disciple et limier du diable, elle les aurait envoutés.

Ils sont persuadés qu’elle les a envoutés, et on raconte même que la ville de Louviers n’a pas assaillie avant 1431 car ils avaient peur de Jeanne : elle les terrifiait !

La question pour eux est donc de comment se débarrasser de quelqu’un qui les a envoutés : La seule solution est de la brûler. Il faut lui réserver la peine du feu, qui est la peine réservée au sorcier quand on n’a pas réussi à se faire désenvouter.

C’est une punition des tribunaux, mais c’est aussi une punition de lynchage de la part des populations qui pensent être envoutées. C’est la seule façon de faire tomber le sort. (Claude Gauvard a plusieurs exemples contemporains de tels cas dans des lettres de rémission.)

Le supplice de Jeanne est bien de ce point de vue une affaire de sorcellerie.

Dans le procès en nullité, un des témoins raconte ce qui s’est passé quand elle est sur le bûcher : un soldat anglais sort du rang et jette un fagot supplémentaire : c’est bien du lynchage. Il veut être désenvouté. Mais une colombe s’échappe du bucher : le soir même à la taverne, il est persuadé qu’il a fait brûler une sainte.

Le bourgeois de Paris : il présente Jeanne d’Arc comme un prophète.

Les soldats anglais « étaient pétrifiés », ils l’ont laissée passée car ils étaient envoutés.

Il explique que les Armagnacs au contraire racontaient que quand Jeanne était petite et gardait les brebis, les oiseaux des bois venaient auprès d’elle, mais qu’en vérité c’est un mensonge. Il est contemporain de Jeanne : autour de Jeanne, très vite à Paris, il y a des échos de ce qui se passe à Orléans et de l’épopée de Jeanne.

Elle est à la fois ribaude et sorcière.

Dessin du Greffier de Paris, Clément de Fauquembergue

Le 10 mai 1429 : le greffier du Parlement de Paris apprend la défaite anglaise à Orléans, l’affiche par voie publique et fait un dessin dans la marge, un dessin qui est le seul contemporain de la vie de Jeanne : ce dessin a été pris par les historiens comme icône de Jeanne d’Arc : Régine Pernoud, a écrit une première biographie dans les années 1980 avec cette couverture.

En décodant l’image, Claude Gauvard s’est rendu compte qu’à force de passer sous silence les injures qui étaient faites à Jeanne d’Arc, on pensait qu’on la voyait déjà comme une sainte de son vivant. Mais en réalité c’est selon Claude Gauvard le dessin d’une prostituée qui manie la sorcellerie : elle est représentée poitrine en avant avec un décolleté, les cheveux au vent sans chaperon, elle porte une robe avec des fioritures et un étendard avec marqué Jésus et au bout de l’étendard, des 2 côtés, des têtes de serpent ou dragon : c’est l’étendard d’une sorcière et d’une ribaude. C’est un sacrilège d’autant plus violent qu’il y a Jésus. En plus, porter un étendard signifie être un capitaine : c’est une femme qui enfreint totalement les codes sociaux, les codes de genre et le code militaire. Voilà comment on la voit à Paris.

Et Clément de Fauquembergue, qui est un très bon officier anglo-bourguignon, ne peut pas l’imaginer autrement.

Mais l’opinion est tenace. Claude Gauvard a cependant eu de la chance, elle a trouvé dans les archives nationales un texte de 1461 de Jean des Ulmes. Jean d’Aigreville dénonce les injures que Jean des Ulmes aurait prononcées à l’égard de Jeanne d’Arc, traitée de « putain ribaude ». On ne saura jamais si ces injures ont été réellement prononcées (car elles sont le fait d’un de ses ennemis qui veut récupérer ses biens) : peu importe, si elles ont été prononcées ou non, ce qui est important c’est qu’elles soient plausibles.

Jeanne d’Arc reste 30 ans plus tard une putain ribaude chez les Anglo-bourguignons nostalgiques du traité de Troyes : cela montre la permanence de ces injures dans une partie de la population 30 ans après. Jean des Ulmes est le beau-fils de Perrinet Gressart qui tenait la Charité sur Loire, contre lequel Jeanne a lutté et échoué en décembre 1429. Selon Claude Gauvard, dans son enfance il n’a pas dû entendre parler en bien de Jeanne d’Arc. Il est donc possible qu’il ait prononcé ces paroles. Les injures ont un sens politique : il injurie autant Charles VII que Jeanne d’Arc.

Il y a donc tout un panel d’injures qui consiste à bafouer l’honneur de Jeanne.

Le lien politique que peuvent avoir ces injures à travers la diffamation par excellence : c’est-à-dire le procès.

Jeanne jugée. Il s’agit de comprendre par quels procédés elle a été diffamée pour être condamnée à mort. Car pour être condamnée à mort il faut que la personnalité soit complètement écrasée, annihilée. C’est la renommée de la personne qui est bafouée.

De quoi se compose la renommée au Moyen-Âge ? Elle se compose de deux choses, de la personne (fama, terme juridique), et des faits.

En 1430, c’est la renommée de la personne qui l’emporte : si on est de bonne renommée, on n’a peu de chance d’être condamnée à mort.

Normalement, le procès commence par établir quelle est la renommée de celui que l’on juge. L’enquête a été faite. C’est « l’information » faite à Domrémy. Mais on n’a pas de texte. On interroge les témoins pour voir comment le prévenu était dans l’enfance : était-il enraciné dans le mal dès son enfance ? Cela fait partie avec la récidive de l’incorrigibilité du coupable. On traque celui qui a eu une enfance mauvaise. Si depuis l’enfance on est mauvais, il n’y a rien à faire.

Mais pour Jeanne, cette enquête n’aurait pas pu abouti à cela : ça a gêné Pierre Cauchon. On est passé outre l’information. C’est pourtant fondamental la bonne renommée. Donc Pierre Cauchon l’a jugée sur des faits : l’arbre aux fées, l’attitude de Jeanne sur le champ de bataille, … Donc il y a bien un beau procès comme le voulait Pierre Cauchon, mais il manque l’information préliminaire.

Avec la justice médiévale il faut d’abord savoir si on est de bonne renommée : il manque donc une pièce essentielle au procès. Il est faussé dès le départ.

S’y ajoutent les effets de la prison et le mystère de l’aveu : Jeanne est restée en prison 5 mois ferrée aux pieds : les gens du Moyen-Âge ne vivent pas en prison. Ils y meurent très vite. Jeanne a résisté, même si elle a été malade. En plus elle avait été otage pendant 7 mois avant !

Elle a tenté de s’échapper.

La prison, c’est la souffrance.

La détention l’oppresse, la fait divaguer. La prison arrive à jouer sur l’aveu, sur les réponses qu’elle donne au juge : par exemple quand les juges le 22 février la harcèlent de questions sur ses visions : elle répond qu’elles étaient dans la lumière. Comme une allégorie, c’est normal. Le 24 févier, retour sur la question : de qui venaient-elles ? Elle répond que les voix viennent de Dieu. Puis le 27 février à nouveau, et Jeanne commence à préciser le nom de ses apparitions. Saint Michel en premier.

Le 1er mars, elle sait les reconnaitre à leurs têtes richement couronnés. Mais elle refuse encore d’en dire plus. Le 14 mars,  elle les a senties et touchées : elle est alors perdue, elle est hérétique. Sous la pression des questions et le besoin d’avouer, la langue de Jeanne s’est déliée, et elle s’est perdue en tombant dans l’hérésie. On touche là au besoin d’avouer, à ce que Claude Gauvard appelle le mystère de l’aveu, sur lequel la psychanalyse n’explique pas tout.

En plus, il faut ajouter la peur des conseillers et des juges au tribunal : n’ont-ils pas cru qu’elle était réellement une sorcière ? Claude Gauvard pense que oui, car la sorcellerie est partagée par tous. En plus, Jeanne distille ses réponses.

Ils croient à la sorcellerie car ils ont commencé par confisquer les anneaux, et car les questions sur la mandragore montrent qu’ils savent parfaitement ce qu’est la sorcellerie. L’angoisse est perceptible.

Ils ont peur d’elle : la seule solution c’est de la faire brûler. Le feu est un choix religieux, mais aussi politique : cela permet de montrer qu’elle est une sorcière, et que donc Henri VI est le vrai roi alors que Charles VII doit son trône à une sorcière.

Dans ces conditions, il fallait restaurer la fama de façon juridique la plus éclatante.

Restaurer la fama

C’est le but de la supplique d’Isabelle Rommée :

On n’y parle pas de ses visions, de ses actes, de ses costumes d’homme, ni même de ses victoires : on ne parle que de restaurer sa fama personnelle, de façon à ce que Charles VII ne doive pas son titre à une hérétique.

Qui peut restaurer la fama ? Le roi le peut, puisqu’il accorde la grâce en restaurant la fama des criminels. Mais là c’est plus compliqué: c’est un tribunal d’inquisition, c’est très rare que l’on casse sa décision et seul le pape peut le faire. Or le pape Nicolas V y est réticent parce qu’il est entre les Anglais et les Français.

Mais Charles VII entreprend dès 1450 de réhabiliter Jeanne d’Arc. Il a attendu longtemps : elle meurt en 1431. Cependant, en 1449, le pouvoir de Charles VII est bien plus fort qu’en 1431 … il a autour de lui des théologiens qui reprennent l’idéologie d’un roi qui tient le pouvoir de Dieu et qui est seul juge. On a un roi qui est différent de ce qu’il était en 1431. Avait-il même la possibilité ou l’envie de la réhabiliter en 1431 ?

Le 8 septembre 1429, Jeanne prend la décision d’assaillir Paris, c’est un échec (vu les fortifications parisiennes de l’époque, il était impossible de réussir sans insurrection intérieure).

On est dans un paysage politique où le roi est entouré de prophétesses et où il se promène avec des prédictions dans les poches. Qu’est-ce qu’une prophétesse pour un roi au XVe siècle ? Ce n’est pas une prophétesse ordinaire. Pour Jeanne d’Arc la prophétie est un acte,  on la juge à la réussite de ses prédictions. Or elle échoue devant Paris et devant la Charité sur Loire : Dieu n’a-t-il pas abandonné Jeanne d’Arc ? Il faut se remettre dans la peau des gens du XVe siècle. Pour Claude Gauvard, c’est le 8 septembre (défaite devant Paris) qui marque la rupture : même s’il anoblie la famille (Pour Philippe Contamine, c’est plutôt lors du Sacre le 17 juillet que le roi l’abandonne). L’entourage a joué un rôle, mais aussi la croyance en la prophétie : c’est un échec.

De qui ça vient ? Charles VII a-t-il subi des pressions pour la réhabiliter ?

On peut penser au fait qu’en 1449, quand il pénètre à Rouen, dans cette ville qui lui tombe dans les mains après avoir été si longtemps Anglo-bourguignonne, il a à ses côté Jean de Dunois, le bâtard d’Orléans, qui devient comte de Dunois à Rouen, compagnon d’armes de Jeanne d’Arc. Il a aussi à ses côtés des bourgeois de Rouen qui peuvent lui en avoir fait requête car la ville se sent déshonorée d’avoir laissé ce procès se dérouler et ce supplice éclater.

Tout cela explique les choses, mais également la « vertu des lieux » selon Claude Gauvard : Charles VII n’a pas voulu coucher au château où avait été enfermée Jeanne d’Arc. Il a dormi à l’archevêché : « ça sentait fort Pierre Cauchon ». Quelque part, il s’est trouvé dans les murs  de celui qui était le « haineux ».  Un désir de vengeance a pu se développer dans l’esprit du roi.

On a aussi un entourage à Rouen qui a envie de la réhabilitation.

Comment se passe le procès ?

On appelle plus de 100 témoins.

Que décident les juges ?

Ils restent discrets sur les visions et sur les prophéties.

Ils démontrent plutôt sa bonne renommée et le coté inique du procès, la partialité des juges, le fait que l’on a agi sans miséricorde, sans tenir compte du jeune âge de la jeune femme. Mais tous les juges ne l’auraient pas soutenue, certains auraient condamné son orgueil. (Thomas de Courcelles par exemple emploie le terme « orgueil », il voulait la torture, et est encore là en 1455).

L’orgueil pour une femme ainsi que pour un chef de guerre est un défaut majeur.

Mais la réhabilitation est sans éclat, terne, comparée à des réhabilitations étudiées par Claude Gauvard autrement plus flamboyantes. Là il n’y a pas grand-chose : une croix prévue sur la place du marché et simplement une petite procession. Il fallait ménager les élites parisiennes et éviter de nouvelles discordes …

Question que pose Claude Gauvard : quelle place occupe Jeanne dans la définition du pouvoir de Charles VII ? Une place encombrante. Elle est mise en avant. Une réhabilitation qui efface le monstre qu’elle était aux yeux de ses ennemis.

En fait, cette hérésie qui aurait pu toucher le royaume, c’est cela qu’il fallait reconstituer. Mais sa place est modeste. C’est la figure éclatante de Charles VII qui doit dominer : c’est lui le vainqueur.

Dans les délibérations de la ville de Troyes à la fin du XVe siècle, où elle écrit au souverain, la ville rappelle l’entrée triomphante du souverain le 9 juillet 1429, comment elle est tombée dans les mains des Armagnacs, sans un mot sur Jeanne d’Arc. C’est comme si elle n’avait rien fait. C’est Charles le vainqueur

Tout est complexe en histoire : si on se réfère au texte de Jean des Ulmes, il dit bien que le roi et Jeanne sont liés. Mais le procureur du roi qui s’attaque à Jean des Ulmes n’accepte pas qu’on traite Jeanne de « putain ribaude » : c’est devenu un crime de lèse-majesté. Elle devient donc aux yeux de la justice un élément important du système royal. En retrait, mais tout de même une certaine forme de reconnaissance et par conséquent un honneur lavé.

Conclusion

L’honneur de Jeanne a-t-il été restauré au XVe siècle ?

Claude Gauvard est tentée de penser que non malgré tout. On n’a que des fragments de sa renommée en quelques lieux du royaume : à Orléans, avec les fêtes Joanniques dès 1429, à Compiègne, à Paris même quelques cérémonies mais très peu. La cour de Charles d’Orléans est aussi un lieu, Vion chante ainsi « Jeanne la bonne Lorraine ».

Jeanne a eu une renommée qui a été faussée très rapidement : on l’appelle « bergère » très vite bien avant Michelet, attirant les petits oiseaux … la ferveur populaire a pu relayer tout cela. Mais c’est le XIXe siècle qui a inventé Jeanne : fille du peuple, fille de l’Église, fille de la Nation (dans un principe de revanche après 1870). Il faut attendre très longtemps.

À qui Jeanne appartient-elle ? À personne, sauf peut-être aux historiens qui essayent de reconstituer à travers la société ce qu’elle a pu représenter pour eux au XVe siècle puis aux siècles suivants, non sans laisser aux historiens qui travaillent sur Jeanne d’Arc une part, toujours, de mystère.