Je tiens à remercier Philippe Subra, personnellement et au nom des Clionautes, pour son accueil très positif, son engagement et ses travaux et pour nous avoir confié ses notes originelles de communication et son diaporama.

Philippe Subra est professeur à l’Institut français de géopolitique (Université Paris 8 – Saint-Denis). Membre du comité de rédaction de la revue Hérodote, il est l’auteur de nombreux ouvrages de qualité notamment : Géopolitique de l’aménagement du territoire (2007, Paris : Armand Colin, nouvelle édition automne 2012), co-auteur de Nouvelle géopolitique des régions françaises (Giblin, B. (dir.), 2005, Paris : Fayard) et du Dictionnaire des banlieues (Giblin, B. (dir.), 2009, Paris : Larousse), Zones à défendre : de Sivens à Notre-Dame-des-Landes (Éd. de l’Aube, 2017)… Certains ont été recensés par nos soins sur la Cliothèque.

Introduction

Il s’agit d’un phénomène nouveau apparu dans les années 2010-2012. En 2012, les Français ont découvert une nouvelle forme de contestation des projets d’infrastructures, totalement inédite, les « zones à défendre » à travers l’Opération César pour évacuer la ZAD de Notre-Dame-des-Landes avec des images inédites d’une évacuation brutale.

Une douzaine de ZAD entre 2007 et 2018

Depuis, une douzaine de ZAD de taille très variable (de 1650 ha, NDDL, à quelques hectares, de 200 à 500 occupants à une dizaine), sont apparues et ont disparu un peu partout sur le territoire national et contre des projets extrêmement divers :

  • aéroport (NDDL)
  • barrage (Sivens)
  • centre de stockage de produits radioactifs (Bure)
  • projets autoroutiers (Strasbourg et Avignon)
  • transformateur électrique (Saint-Victor et Melvieu dans l’Aveyron)
  • centre commercial (Rouen)
  • technopole (Agen)
  • éco-quartier (Dijon)
  • center parc (Roybon)
  • plantation de pins (Aude)

Le phénomène, après avoir connu une phase de flux pendant plusieurs années, semble entrer dans une phase de reflux depuis le début 2018, avec l’évacuation des trois principales ZAD :

  • Bure (février)
  • NDDL (avril et juin)
  • GCO (septembre)

Analyse du phénomène : que nous dit-il de l’évolution de la contestation des projets d’aménagement dans ce pays ?

Analyse de sa gestion par les pouvoirs publics : pourquoi si longtemps une telle inefficacité ? Qu’est-ce qui a changé depuis un an ?

Analyse de ses perspectives : le reflux actuel signe-t-il la fin du phénomène zadiste ?

A. Les ZAD, une innovation opérationnelle remarquable

ZAD : détournement de Zone d’Aménagement Différé mais le détournement est une façon de signifier que comme les aménageurs préemptent un espace pour l’aménager, les zadistes préemptent une zone pour lutter contre.

  1. Le principe est simplissime: il s’agit d’occuper de manière permanente (jusqu’à 10 ans pour NDDL) un site d’un projet contesté pour empêcher le démarrage du chantier.

La ZAD repose sur un triptyque : occuper, résister, communiquer. 2 champs de bataille: un matériel et concret (presque « militaire », il faut résister) et celui virtuel (la bataille doit se gagner sur le terrain de l’opinion publique).

Triptyque ZAD

C’est remarquablement efficace, tant que l’opération dure, le processus d’aménagement est bloqué. Ce mode d’action place les pouvoirs publics devant un dilemme :

  • renoncer à reprendre le contrôle du terrain, ce qui revient à renoncer au projet (pas de chantier possible sans contrôle du site)
  • ou décider l’évacuation et s’exposer à une résistance physique, qui produira des affrontements, dont les images seront reprises en boucle par les médias classiques, les médias sociaux et les sites des opposants, ce qui renforcera la notoriété du combat des opposants et peut faire basculer une partie de l’opinion

3. Ce mode de lutte peut être assimilé à une forme de lutte asymétrique (comme les luttes coloniales au Viêtnam où un adversaire peut gagner sur le terrain mais perdre politiquement). Le conflit se joue sur 2 terrains, l’un matériel et militaire, celui de la ZAD, l’autre virtuel et politique, l’opinion publique, le plus important étant le second. Les zadistes peuvent perdre militairement (être évacués) et gagner politiquement (obtenir l’abandon du projet).

Ex limite : Sivens (octobre 2014), mort de Rémi Fraisse. Rapport de force relativement défavorable car une partie de la population soutient le projet. Petite ZAD, difficile à défendre. Octobre 2014 : l’évacuation tourne au drame. Mort de Rémi Fraisse d’une grenade. L’opinion bascule immédiatement car la mort d’un manifestant en France est perçue comme quelque chose de gravissime. S. Royal ne peut faire autrement que d’annoncer la suspension du projet.

Sivens : octobre 2014, l’évacuation tourne au drame

Sivens : octobre 2014, l’évacuation tourne au drame

4. Résultat d’une double mutation :

  • celle d’une partie du mouvement écologiste, qui se radicalise, déçu par les promesses non tenues (Grenelle de l’Environnement, fermeture de Fessenheim).
  •  celle du courant altermondialiste, qui sort de ses causes traditionnelles pour investir de nouvelles questions (aménagement du territoire, défense de la biodiversité et du climat), de nouveaux territoires (les campagnes), et inscrit son action dans de nouvelles temporalités (temps longs).

→ C’est la convergence de ces deux évolutions qui permet le développement du zadisme.

5. Une dimension essentielle mais délicate à gérer : le recours à la violence. La question de la violence est trés importante pour l’opinion publique. Nécessaire aux forces de l’ordre pour évacuer et aux zadistes pour occuper. Il faut veiller que le niveau de violence atteint ne desserve pas son camp. La violence défensive est indispensable pour que le piège fonctionne, mais à condition que la responsabilité de la violence ne soit pas imputée aux zadistes (pour les zadistes, il faut être suffisamment violents pour convaincre mais ne pas l’être trop pour ne pas se faire imputer la responsabilité de la violence). Idem pour la police.

6. Quel impact sur les conflits ?

  • un effet dissuasif pour l’État, freinant les velléités d’intervention des pouvoirs publics.
  • un renfort capital sur le terrain pour les opposants au projet (comme les élus, les riverains), souvent en situation de faiblesse (usure, fatigue, faible mobilisation locale ou division de la société locale). Sans les zadistes, les opposants à NDDL ne l’auraient sans doute pas emporté
  • une notoriété améliorée, effet label.
  • l’activation d’un réseau de soutiens (sites internet, comme ceux des comités locaux d’Attac + afflux de sympathisants lors des affrontements et surtout des manifestations en ville et sur les ZAD) qui peuvent inverser les rapports de force.

B. Cette nouveauté dans le champ du conflit a été longtemps très mal gérée par les pouvoirs publics

Comment les pouvoirs publics ont-ils géré ce nouveau défi ?

  1. 2007-2012 : la passivité du gouvernement Fillon, s’explique par une sous-estimation du risque et par des problèmes juridiques. Une partie des zadistes n’était pas expulsable, soit parce qu’occupant des terrains qui n’avaient pas encore été expropriés, soit parce les arrêtés d’expropriation faisaient l’objet de recours pas encore jugés.
  2. 2012-2017 : la gestion erratique des trois gouvernements socialistes qui ont une gestion catastrophique et chaotique du dossier, alternant :
  • Des tentatives de passage en force (opération César d’octobre 2012, tentative d’évacuation de la ZAD de Sivens en octobre 2014).
  • Des gestes d’apaisement (moratoire des expulsions et commission du dialogue à NDDL).
  • L’appel au peuple : la consultation (référendum) de juin 2016 mais les conditions d’organisation et de déroulement font que le « oui » n’est pas accepté par les opposants

échec complet & renforcement des ZAD :

  • Réoccupation en fanfare de la ZAD, 3 semaines après l’opération César.
  • Victoire du Oui à l’aéroport sans effet sur le camp des opposants, en particulier n’a pas entraîné le retrait du conflit des opposants légalistes
  • Le mouvement zadiste a essaimé dans tout le pays.

→ Période où le phénomène prend une véritable ampleur même si le phénomène reste minoritaire sur l’ensemble des projets d’aménagement. Période où les porteurs de projets avaient peur de ce phénomène.

La stratégie de communication des zadistes

Le face à face est tendu entre les opposants au projet d’aéroport et les forces de l’ordre ©Crédit : AFP / Jean-François Monier

L’opération César d’octobre 2012 : un échec pour l’État.

 

Les résultats du référendum sur le projet d’aéroport du Grand Ouest (juin 2016).

C. Le phénomène zadiste est entré en 2018 dans une phase de reflux. Comment l’expliquer ?

Changement avec Macron/Philippe et sortie de crise que Philippe Subra considère comme « modèle ».

  1. Première explication à chercher du côté de l’État : le gouvernement Macron/Philippe semble avoir trouvé la réponse :

       a. en finir avec la ZAD la plus emblématique, NDDL, celle où le rapport de forces était le plus favorable aux opposants, la plus grande aussi, donc là où la reconquête du terrain était la plus difficile :

1er temps, une médiation pendant 6 mois :

  • temps long permettant au conflit de décanter, et aux partisans du projet d’aéroport de commencer à s’accoutumer à l’idée d’un abandon du projet d’aéroport
  • casting très maîtrisé avec la nomination de 3 médiateurs par Nicolas Hulot : un proche de Hulot, Gérard Feldzer, mais pilote, , Michel Badré, Ingénieur, Membre du CESE Assoc. Humanité & biodiversité et associatif écologiste, une ancienne préfète Anne Boquet. Ils ne vont pas sur la ZAD et au bout de 6 mois, ils rendent un rapport non partisan qui prend les pour et contre de chaque solution.
  • mise à plat des avantages et inconvénients des deux solutions, sans trancher.

2ème temps, l’annonce de la décision :

  • précédée d’une visite d’E. Philippe sur place « pour se rendre compte » et écouter tout le monde.
  • mise en scène de l’annonce.
  • décision équilibrée : abandon du projet d’aéroport, mais modernisation de Nantes-Atlantique, possibilité de régularisation d’une partie des zadistes, mais annonce de l’expulsion des autres à la fin de la trêve hivernale et du retour de l’État de droit. Annonce dans la cour de Matignon.

 

French Prime Minister Edouard Philippe (L) and French Minister of the Ecological and Social Transition Nicolas Hulot announce the French government’s official decision to abandon the Grand Ouest Airport (AGO) project in Notre-Dame-des-Landes following the weekly cabinet meeting at the Elysee Palace in Paris on January 17, 2018.
The French government formally abandoned decades-old plans for a controversial new airport on the west coast that became a site of resistance for environmental activists. / AFP PHOTO / POOL / CHARLES PLATIAU
Des opposants à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes fêtent l’abandon du projet, le 17 janvier 2018, dans la ZAD. (©LOIC VENANCE / AFP)

3ème temps, une pression sur les zadistes et expulsion, la séquence la moins réussie

  • consigne de ne pas aller au contact pour éviter un nouveau Sivens → l’opération semble s’enliser.
  • échec de la médiation de Hulot
  • destruction de certains lieux emblématiques (Ferme des 100 Noms) reforme l’alliance avec les paysans
  • nouveau délai + aide des services de l’État → les réalistes saisissent l’opportunité d’une régularisation
  • départ des radicaux, mais Bure évacué entre temps.

        b. expulser les zadistes des deux embryons de ZAD les plus dangereux, avant qu’ils ne se transforment en ZAD inexpugnables, prenant le relais de celle de NDDL :

  • Bure, évacuée dès février, quelques jours avant une manifestation de soutien qui l’aurait renforcée et alors que les zadistes étaient fixés sur NDDL dans l’attente de l’opération d’expulsion annoncée pour après la trêve hivernale (31/3).
  • GCO (Kolbsheim) en septembre.

→ deux opérations réussies assez facilement du point de vue opérationnel.

  1. La deuxième explication renvoie aux contradictions et aux rivalités internes du camp des opposants (entre zadistes et opposants locaux traditionnels) et au sein de la mouvance zadiste elle-même.

a. Rupture de l’alliance entre opposants locaux et zadistes :

  • jusque-là les différences d’objectifs et de modes d’actions entre opposants locaux et zadistes n’avaient pas empêché une alliance qui avait résisté au référendum de 2016, sur le mode « On est différents mais les uns sans les autres, on est rien ».
  • la concession majeure faite par le gouvernement (l’abandon du projet d’aéroport) a fait instantanément éclater cette alliance : les opposants locaux n’avaient plus raison de se mobiliser, une fois le projet d’aéroport abandonné.

b. Aggravation des contradictions entre zadistes :

  • la possibilité offerte à une partie des zadistes de rester sur la ZAD à condition de présenter un projet économique (agricole, artisanal ou de service) viable et individuel, a fracturé le camp zadiste entre réalistes et jusqu’aux-boutistes.
  • cette fracture découle en réalité des différences d’objectifs et de relations au conflit qui préexistaient entre zadistes :
  • Dès 2013, circulation d’un texte sur la ZAD dénonçant le mépris de classe qu’afficheraient une partie des zadistes (« les petit.e.s bourgeois.e.s »), dotés d’un capital culturel et de moyens financiers plus importants, et ceux qui se qualifient eux-mêmes d’ « arraché.e.s », aux parcours de vie plus chaotiques, moins habiles dans la prise de parole en AG, ayant plus souvent des problèmes d’alcool et de toxicomanie ou plus radicaux politiquement.
  • Des courants politiques différents :
  • anarchistes et marxistes révolutionnaires, souvent désignés comme black bloc, dont l’objectif principal était la lutte contre l’État.
  • anti-spécistes.
  • « appelistes », influencés par le groupe de Tarnac (Julien Coupat), partisans du retour à une société précapitaliste.
  • dans une certaine mesure, traduction dans une certaine géographie politique de la ZAD avec un clivage entre l’ouest (plus confortable, plus présentable, habitations en dur et chemins d’accès) et l’est (cabanes, boue).

3. Quelles perspectives ?

Pour Philippe Subra, pas de nouvelles ZAD possibles (ou création difficile) car les pouvoirs publics seront vigilants. En revanche, la radicalisation risque de prendre d’autres formes (sabotage d’installations, boycott). Installation d’une représentation, celle de « grand projet inutile et imposé », délégitimant tous les projets d’infrastructures : victoire des altermondialistes !

Questions

  1. Difficile de définir les zadistes. Occupants permanents d’une ZAD mais grande mobilité. Il s’agit de militants qui se définissent par le rejet du capitalisme et de la mondialisation et qui sont très fortement sensibilisés aux questions écologiques. Certains sont très structurés (anarchistes, marxistes révolutionnaires, courant « appeliste » proche du Groupe de Tarnac, antispécistes), des militants souhaitant un retour à la nature et des marginaux. Population diverse, individus qui ne forment pas une mouvance mais une mosaïque : « zadistes » pour décrire une diversité mais ce terme ne rend pas compte des tensions et divisions internes.
  2. Il y a une quinzaine de jours, mort d’un blogueur militant à Hambach, cette dernière peut-elle arrêter le projet comme dans le cas de Sivens ? Deux questions sont souvent posées à Philippe Subra : le phénomène des « Zad », est-ce un nouveau Larzac ? Est-ce un phénomène propre à la France ? Le mouvement « No TAV » (pour l’Italie) ou des oppositions aux oléoducs en Amérique du Nord. Il s’agit d’un phénomène français qui a des échos à l’étranger. Pour Hambach, Philippe Subra ne connait pas assez le dossier pour répondre précisément à cette question mais ne pense pas que cette mort aura une influence en Allemagne et contribuera à faire cesser le projet.
  3. Est-ce que la ZAD ne se créée pas avant l’occupation avec l’activation réseaux d’extrême-gauche et de solidarité ? Cela dépend. Pour Strasbourg, la structuration est tardive. Ce qui joue dans la capacité d’une ZAD à résister à une évacuation est sa taille comme premier facteur. Le 2e facteur c’est la proximité d’une ville : soutien, étudiants, nouvelles classes moyennes sensibles à l’écologie (des envois d’argent, manifestations…). Problème de Bure.
  4. À la suite de l’intervention réussie de Nantes et Strasbourg, cela ne va-t-il pas l’encourager à passer en force ? Dans les réseaux qui ont développé cette forme d’opposition cela à l’inverse ne va-t-il pas accentuer la radicalisation ? Il y a un réel problème de déficit démocratique dans les processus de construction et de décisions du projet. Port 2000 au Havre : énormément de discussions et débats publics qui se passent plus ou moins bien mais ils se passent. Zadistes : la question de la démocratie participative ne les intéresse pas. Leçon pour l’État : agir vite tant qu’il est temps. À NDDL disparition de la ZAD parallèlement à la disparition du projet.
  5. Quid des SAFER (sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural) qui doivent réserver des terrains agricoles et qui revendent? Question de l’intérêt général. Dans les années 1960-1980, il y avait une forme de consensus sur ce qu’était le but de l’aménagement. Aujourd’hui, on assiste à un « dissensus général ». Par rapport à chacun des projets d’aménagement, il apparaît nécessaire de discuter de ces questions : « Faut-il le faire au non au nom de l’intérêt général ? Quel est le pays que nous voulons demain ? » Le désaccord est normal. La démocratie est enjeu et cadre de débat(s) mais aussi lutte(s).
  6. Il s’agit de projets de société, de nouveaux modes de consommation, avec une part d’utopie et une part de normalisation.

Pour aller plus loin :

https://www.liberation.fr/france/2018/10/03/zad-zones-a-disparaitre_1682996

https://www.franceinter.fr/emissions/l-invite-de-6h20/l-invite-de-6h20-06-avril-2018

© Rémi BURLOT, pour les Clionautes