Le mot d’introduction…

Cette table ronde est proposée par l’Inspection générale. Elle réunit 4 spécialistes et est animée par l’Inspecteur général Tristan Lecoq.

En préambule, Tristan Lecoq souligne que la question  des survivants est complémentaire de la thématique des vivants et des morts des Rendez-vous de l’Histoire de Blois 2023. Citant le grand historien Lucien Febvre :  « l’histoire est un moyen d’organiser le passé pour l’empêcher de trop peser sur les épaules des hommes », il rappelle que l’Histoire interroge la mort, dans ses multiples dimensions, pour  la mettre à distance et aménager l’oubli.

Il  existe dans les programmes scolaires de multiples entrées abordant la rencontre entre Histoire/morts/mémoires, tant dans les enseignements de tronc commun que dans la spécialité HGGSP. En tant qu’inspecteur, il insiste sur  l’importance pour les enseignants de la formation continue, obligation de tout enseignant et… aussi de l’Etat. Cette remarque sybilline lui vaut les applaudissements d’un public venu nombreux.

La table ronde laisse la parole à chacun des spécialistes pour une communication d’environ 20 minutes. Le compte-rendu est  donc organisé en 4 parties distinctes qui peuvent être lues de façon indépendante. Chaque intervenant-e sera présenté-e au début de la partie correspondante.

I/ Comment parler du retour des camps de la mort? (Olivier Lalieu)

En tant qu’historien au Mémorial de la Shoah, Olivier Lalieu connaît bien cette question.

En introduction, O. Lalieu rappelle que le groupe des déportés vers l’univers concentrationnaire est marqué par la diversité. On l’estime à 160.000 personnes, dont 75.000 sont Juifs. En 1945, les survivants qui reviennent des camps sont à peine 50.000, dont 4.300 Juifs. Les âges des survivants vont de 4 à 61 ans! Les mots pour les désigner varient : rescapés, survivants, déportés, esclaves… Le retour se déroule sur quelques mois, entre avril et l’été  45. L’hôtel Lutetia à Paris, qui a été transformé en centre d’accueil pour les rescapés des camps à partir d’avril 1945, est fermé en septembre 1945.

En 1945, les images  et la presse participent fortement à la représentation de la figure du déporté, comme on le constate sur ces affiches de 1945. On insiste en 1945 sur la nécéssité de l’unité entre tous les déportés unis par un même destin tragique, union nécessaire pour ne plus jamais revoir cela et pour la renaissance de la Patrie.

affiche de la Fédération nationale des déportés et internés patriotes ,, en 1945.

 

 

Mais pour les survivants revenus des camps, la question se pose évidemment en termes  radicalement différents. L’expérience des camps est d’abord une expérience intime, une confrontation inédite avec la mort et la déshumanisation. Cette expérience est difficilement dicible et transmissible, même si après la guerre, de nombreux récits ont été publiés, mais ils furent  peu lus et peu écoutés. Le déporté survivant  doit aussi affronter une forme de culpabilité d’avoir survécu et parfois une suspicion de l’entourage. En outre, aux séquelles psychologiques s’ajoutent les séquelles physiques. Olivier Lalieu rappelle que 5% des survivants sont morts dans les mois suivant leur libération des camps.

Pour les Juifs survivants,  s’ajoutent  d’autres difficultés plus spécifiques : celle des familles anéanties, celles des spoliations des biens, celle d’être assimilés à des victimes civiles, contrairement aux déportés politiques considérés comme des héros.

Pour tous,  le défi est de se reconstruire pour continuer à vivre. L’écriture étant parfois un moyen de se libérer pour continuer à vivre.

En conclusion, l’expérience des camps est à la fois intime et universelle. C’est cette universalité des souffrances que les survivants ont souvent cherché à exprimer à travers leurs témoignages. Et c’est aussi cela qui rend souvent  les survivants des camps si  sensibles à la souffrance des autres…

 

II/ Penser l’oubli des Résistants après la guerre (Fabienne Federini)

L’intervenante Fabienne Federini est docteure en sociologie. Elle a consacré ses travaux de recherche aux modalités de l’engagement des Intellectuels français dans la Résistance et on lui doit en particulier un ouvrage publié en 2015, « Penser l’oubli après 1945 : voies du silence, voies de l’absence », qui est directement en lien avec le sujet de son  intervention. Sa communication est très dense et nous n’en donnons ici qu’un résumé.

 

  • La fabrique de l’oubli à partir de 1945 :

Fabienne Federini considère que l’oubli est consubstantiel à la Résistance, puisqu’être résistant entre 1940 et 1944 suppose la clandestinité, le silence imposé, l’anonymat qui se traduit par l’usage de noms de code…

À partir de 1945, une « fabrique de l’oubli » se met en marche, avec sa propre logique. Les moins dotés socialement sont les premiers oubliés ; les femmes aussi sont souvent oubliées des hommages.  6 femmes seulement  ont été faites « compagnons de la Libération », soit 0, 5 % du total. Inversement, ce sont toujours les mêmes résistants qui sont commémorés. F. Federini note que certains intellectuels partcipent parfois de cet oubli. Ainsi J.P Sartre ne parle-t-il pas des Juifs déportés, des épurés de la fonction publique ou des normaliens morts.

Les Résistants eux-même participent souvent  de cet oubli volontaire, en parlant surtout de leurs camarades morts au combat, considérant que leur engagement était un devoir civique et moral, et que le combat gagné, il faut rentrer dans le rang pour reprendre sa vie d’avant. Ce fut le cas, par exemple d’André de Wavrin , alias le colonel Passy.

  • Qu’en est-il de nos jours?

De nos jours, on assiste à une réunification de la mémoire collective de la Résistance. Les résistants deviennent des noms de rues, de squares, d’écoles. Des noms abstraits qui ne parlent pas forcément aux contemporains, en particulier aux plus jeunes. Un processus d’oubli est donc à l’oeuvre, selon F. Federini.

Pour lutter contre l’oubli, elle pense qu’il faut éviter de faire des héros qui désincarnent les Résistants et qu’il ne faut pas séparer le résistant de ses camarades, du milieu dans lequel il a vécu. Rappeler que la Résistance est avant tout un devoir au nom de valeurs éthiques transcendantes, un événement parmi d’autres  de  la longue Histoire du peuple français.

 

III/ Le Génocide du Rwanda : victimes et survivants (Hélène Dumas)

L’historienne Hélène Dumas s’est imposée comme la meilleure spécialiste française du génocide des Tutsi au Rwanda et de son impact sur la société rwandaise. Sa connaissance de la question repose pour une part  importante sur  sa connaissance du pays et par la  collecte de témoignages oraux de victimes et survivants.

 

  • Le génocide au Rwanda

Hélène Dumas considère que le génocide au Rwanda marque la faillite du « Plus jamais ça! », slogan de 1945 évoqué plus tôt par Olivier Lalieu.

Du  7 avril au 16 juillet 1994, le génocide d’une redoutable efficacité a fait environ un  million de victimes.  Il s’agit bien d’un génocide planifié et préparé par un Etat disposant d’une armée entraînée et équipée (notamment par la France…), d’une administration nombreuse, de moyens logistiques et de moyens de propagande. Elle rappelle aussi le rôle des civils dans le massacre : voisins, prêtres, enseignants, aspect qui avait fait l’objet de son ouvrage de 2014 : « le génocide au village ».

 

  • Expériences de survie au Rwanda

On estime à environ 300.000 le nombre de rescapés ayant échappé au massacre : hommes, femmes, enfants surnommés les « morts-debouts » qui, en juillet-août 1994, rentrent dans leurs villages détruits : maisons, champs, troupeaux, tout a été dévasté.

Ces survivants ont fait l’expérience de la mort, vue de près. Hélène Dumas note qu’une expression revient souvent dans la bouche des rescapé-es : « ils m’ont tué » ou « ils nous ont tué ». Ils  ont vu le rituel du passage de la vie à la mort disparaître, avec des corps traités comme des déchets dans un pays parsemé de cadavres.

L’expérience de survie des enfants est singulière. Selon une enquête de l’UNICEF de 1995, sur 3.000 enfants interrogés, 90% disent qu’ils ont cru qu’ils allaient mourir. 16% ont survécu en se se cachant dans des charniers et certains ont bu du sang dans les fosses pour survivre.

Les femmes survivantes ont souvent  été violées. Le retour à la vie est  souvent exprimée par les mots : « je me suis lavée » . 

À plus long terme, les survivants doivent gérer les séquelles du génocide dans leur vie quotidienne. Une enquête rwandaise de 1998 indiquait que 4 ans après  le génocide, près de 50% des survivants n’avaient toujours pas de toît. Pour les orphelins, les vacances scolaires sont un moment d’angoisse, car ils doivent rentrer sur leur colline, sans toît. Le traumatisme subi rend problématique la poursuite de leur scolarité. De nombreuses femmes violées ont contracté le sida et doivent être comptées parmi les morts différées du génocide.

 

  • Guérir les séquelles psychologiques du génocide

Au Rwanda, le terme de génocide ne s’est imposé qu’en 2004. Ce n’est donc qu’à partir de cette date que les souffrances psychiques des survivants ont été définies comme une catégorie par la psychiatrie et font donc l’objet d’une prise en charge spécifique des patients par les professionnels de santé locaux. Hélène Dumas raconte qu’il n’est pas rare que lors des cérémonies de commémoration du génocide,  des survivants et des survivantes entrent en crise, comme s’ils ou elles revenaient en 1994, le travail des soignants consistant alors à les ramener au temps présent.

Cependant, il reste beaucoup à faire puisqu’on estime, selon une étude de 2018, que les rescapés du génocide souffrent 3 fois plus de troubles psychiques que les autre Rwandais.

La présence du génocide est donc une réalité bien présente dans le Rwanda actuel, y compris physiquement. En témoigne la découverte de fosses communes et  de charniers à  Kigali, parfois sous les maisons des vivants…

fosse commune découverte dans la périphérie de Kigali en 2020

IV. Que faisons-nous des morts des guerres et des génocides dans les écoles? ( Benoît Falaize)

Il revient à l’inspecteur général  Benoît Falaize de conclure cette table ronde proposée par L’Inspection générale. Son propos porte sur la place qu’occupe les morts des guerres et des génocides dans nos enseignements et comment cette Histoire est transmise.

  • Des témoins qui disparaissent

En introduction, Benoît Falaize tient à souligner le rôle impotant  joué dans la transmission de la mémoire et de l’Histoire dans nos écoles par les rescapés des camps de la mort, en tant que témoins. Cependant, ceux-ci disparaissent peu à peu et ainsi se tarit une source de transmission de la mémoire.

Il souligne que de nos jours, des rescapés rwandais du génocide poursuivent ce travail de transmission de L’Histoire et de la mémoire en intevenant dans les classes. C’est une action dans laquelle Benoît Falaize est engagée . Elle est menée par l’association IBUKA FRANCE qui mérite d’être connue par les collègues d’histoire désireux d’organiser des interventions auprès de leurs élèves.

Y IBUKA FRANCE

 

  • La seconde guerre mondiale et le génocide dans les programmes scolaires

La seconde guerre mondiale et le génocide ont pris une place importante dans les progrmmes scolaires. Mais B. Falaize rappelle qu’il n’en a pas toujours été ainsi. La seconde guerre mondiale et le génocide des Juifs n’ont été inscrits dans le programme scolaire de terminale qu’en 1962. Henri Michel, le grand historien de la Résistance, n’en était pas partisan, car il estimait qu’il y avait  « un risque de troubler les enfants plus que de les instruire ».  Dans les années 70, avec le livre de Paxton sur la France de Vichy, le scandale Darquier-de-Pellepoix, « le couvercle saute » et ces sujets prennent une place importante dans les programmes d’histoire du collège et du lycée.

Mais Benoît Falaize estime qu’enseigner ces sujets est une tâche nécessaire mais difficile. Les chiffres du nombre de victimes, par exemple, sont  pour beaucoup d’élèves une abstraction. Les noms des résistants, le temps passant, ne parlent plus vraiment aux élèves. L’intervenant cite l’exemple d’une école de Rennes portant le nom de Jules Isaac où aucun élève n’était capable de dire qui il était…

L’intervenant pense qu’il faudrait peut être parler et faire parler  davantage les survivants, ceux du génocide au Rwanda par exemple, puisque ceux de la seconde guerre mondiale sont en train de disparaître. Qu’il faudrait également mettre en avant, à travers nos enseignements, l’importance du sort  des minorités persécutées. Il rappelle ainsi que le premier combat de résistance de Jean Moulin, lors de la débâcle de juin 1940, a été de défendre un groupe minoritaire, les tirailleurs sénégalais. Il conclut, en évoquant Simone Veil, sensible à la souffrance des Tziganes, à l’existence d’un universalisme minoritaire : « De ma minorité, je comprends la souffrance des autres. »