Les mythologies révolutionnaires se sont souvent construites autour de la valorisation de figures mortes au combat. La présente table-ronde interrogera la façon dont les révolutionnaires commémorent leurs morts.

Cette table ronde, « Mourir en révolutionnaire », réunit quatre des principaux auteurs de l’ouvrage éponyme publié en 2022 et en reprend le sujet. Il s’agit d’analyser la place occupée  par la mort des révolutionnaires dans les mythologies révolutionnaires depuis 1789, quels usages politiques il en  a été fait et ce qu’il en reste dans les mémoires, de nos jours.

Intervenants

Carte Blanche à La Société des études robespierristes

Dominique Godineau (modération). Professeure d’histoire moderne à l’Université de Rennes II. Dominique Godineau est spécialiste de l’histoire des femmes et de l’histoire de la Révolution française. Elle a également consacré un ouvrage à : S’abréger les jours. Le suicide en France au 18e siècle (2012). Dominique Godineau était annoncée mais a dû décommander. 

Michel Biard est professeur émérite de l’université de Rouen. Agrégé d’Histoire, auteur d’une thèse soutenue sous la direction de Michel Vovelle, Michel Biard est l’auteur de douze ouvrages personnels et dix en coécriture. Il a par ailleurs dirigé ou codirigé une vingtaine d’ouvrages collectifs. Plusieurs de ses travaux récents concernent la mort au temps de la Révolution française.

Jean-Numa Ducange est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Rouen Normandie et membre junior de l’Institut Universitaire de France, directeur de collection aux PUF et aux PURH. Il a publié de nombreux ouvrages sur l’histoire des gauches et des révolutions. Dernier ouvrage : La République ensanglantée : Berlin Vienne : aux sources du nazisme.

Chloé Lacoste est professeure agrégée et son sujet de doctorat porte sur la République irlandaise (centre d’Histoire du XIXème Siècle de la Sorbonne). Elle a enseigné depuis 2012 en lycée, collège et dans les universités de la Sorbonne, de Nantes, du Mans, de Maynooth (République d’Irlande) et depuis deux ans en tant que Professeure Agrégée à l’Université d’Orléans.

Anne Mathieu est historienne, maîtresse de conférences HDR à l’Université de Lorraine, spécialisée dans l’histoire intellectuelle dans les années 30, en lien avec l’Espagne. Directrice de la revue Aden, collaboratrice régulière à Retronews et au Monde diplomatique. Dernier ouvrage paru : Nous n’oublierons pas les poings levés. Reporters, éditorialistes et commentateurs antifascistes pendant la guerre d’Espagne, Paris, éditions Syllepse, 2021, 696 p.

 

Quelle place la mort des révolutionnaires occupe-t-elle dans les révolutions ?

Michel Biard commence par rappeler que la mort des révolutionnaires pendant la Révolution française a créé une sorte de martyrologe, des  héros et des martyrs dont le souvenir a été entretenu ensuite dans la mythologie nationale. Se développe ainsi à partir de la Révolution une culture de la mort héroïsée, dont il donne quelques exemples avec Marat ou, dans un autre registre, « le chant du départ », héroïsme révolutionnaire lié à des faits militaires. Le thème central ici, c’est « la liberté ou la mort », le combat transcendant pour la liberté qui mérite qu’on y sacrifie sa propre vie.

Existe-t-il un modèle de la bonne mort pour le révolutionnaire? Mourir au combat? Exécuté? Assassiné? Difficile de répondre.

Michel  Biard aborde la question du suicide héroïque dont on trouve la source dans la culture romaine. Le suicide nécessite un courage politique et physique, et aussi une technique, se donner la mort n’allant pas de soi. Il aborde bien entendu la question de la mort de Robespierre et son suicide éventuel, considérant qu’on ne peut trancher (sans jeu de mots…), faute d’archives.

Pour le mouvement républicain irlandais à partir de 1858, la situation est particulière, selon Chloé Lacoste. La révolte des républicains fait peu de morts au combat, le Royaume Uni ne voulant pas créer de martyrs. Les révoltés sont donc souvent exilés, en France ou aux Etats-Unis. On meurt donc surtout en exil, par conviction nationale, mais sans suicide, ni combat. Le rapatriement du corps de l’exilé devient donc un enjeu politique.

Jean-Numa Ducange insiste sur l’importance historique de la Révolution de 1848 en Allemagne et en Autriche.  Le débat sur la mort du révolutionnaire doit être replacé dans le cadre du débat sur quelle révolution faire : violente ou réformiste?

Dans les décennies suivantes, on assiste à des commémorations de 1789 et de la Commune en Allemagne, mais le socialisme allemand s’oriente nettement vers une forme de réformisme par le vote et la conquête des urnes.

En 1918, à la fin de la première guerre mondiale, dans le contexte de la défaite de l’Allemagne, Rosa Luxembourg ravive la flamme de la révolution française, dont l’imaginaire est toujours présent. La révolte de janvier 1919 est réprimée avec une grande violence par les Corps francs et Rosa Luxembourg est particulièrement haïe est assassinée, ainsi que Karl Liebknecht. Selon J-N Ducange, Rosa Luxembourg a accepté l’idée de mourir en révolutionnaire.

Pendant la Guerre d’Espagne, Anne Mathieu rappelle en préambule que l’anti-fascisme est revendiqué par tous les partis du camp républicain.  Mais un débat fondamental divise les  républicains entre ceux qui donnent la priorité à la guerre contre le camp franquiste (les communistes, socialistes) et ceux qui donnent la priorité à la révolution sociale (les anarchistes, les trotskystes anti-staliniens). À l’extrême gauche, on meurt donc car on mène une révolution en Espagne, et pas seulement une guerre.

Buenaventura Durruti

Certaines figures sont très présentes, en Espagne mais aussi en France parmi les exilés. C’est le cas de Buenaventura Durruti, grande figure anarchiste, tué au combat en novembre 1936, dans  des circonstances mal élucidées et qui donnent lieu à de nombreuses hypothèses, propres à entretenir sa légende.

En revanche, la mémoire  d’Andrés Nin, dirigeant du POUM (Parti ouvrier d’unification marxiste), parti trotskyste, est moins présente. Celui-ci a pourtant  été assassiné en juin 1937 sur ordre des services secrets soviétiques et est donc une victime du stalinisme.

En France, du côté communiste, ce sont surtout des gens vivants qui sont restés dans les mémoires, comme André Marty, pour son rôle à la tête des Brigades Internationales.

 

Pendant la Révolution française, comment la « fabrication » des héros et des martyrs s’élabore-t-elle ?

Michel Biard rappelle que le Panthéon est créé en 1791, pour accueillir les restes mortels de Mirabeau, le premier des Panthéonisés. La découverte de l’armoire de fer et le rôle controvesé de Mirabeau amène à reconsidérer les choses. En 1792, il y a un débat sur le délai nécessaire avant d’entrer au Panthéon et en  1794, un décret voté impose un délai minimum de 10 ans.  On peut être « panthéonisé » pour être ensuite « dépanthéonisé », au gré des vicissitudes de la vie politique, comme ce fut le cas avec Marat. De même, toutes les panthéonisations proposées par Robespierre sont refusées après Thermidor.

Certains héros et martyrs ont presque disparu de la mémoire nationale. C’est le cas, par exemple, du député  Lepeltier de Saint Fargeau, assassiné la veille de l’exécution de  Louis XVI pour avoir voté la mort du roi. Reconnu en son temps comme « martyr de la liberté », on ne se souvient plus guère de lui,  de nos jours. Il en va de même avec les « martyrs de Prairial », les derniers montagnards irréductibles de mai 1795, évacués de la mémoire nationale. De nos jours, Robespierre et Marat sont peu présents dans les rues et les places.

C’est une figure qui n’appartient pas à la Révolution française  qui s’est imposée dans l’espace public  français et la mémoire nationale : Jean Jaurès. Depuis sa panthéonisation en 1924, Jean Jaurès est devenue la figure consensuelle par excellence, dont il n’existe pas l’équivalent en Allemagne, selon J-N Ducange.

Q : Ailleurs, dans les autres pays, quelles traces les « martyrs » révolutionnaires ont-ils laissé?

En Allemagne : il y a une domination écrasante de la figure révolutionnaire de Rosa Luxembourg, à gauche et à l’extrême gauche. Pendant la République de Weimar, les manifestations des communistes allemands mettaient en avant les portraits des 3 L : Luxembourg , Liebknecht, Lénine. En 1931, Staline rejette le « déviationnisme luxembourgiste », mais malgré cela, la figure de Rosa Luxembourg n’a jamais complétement disparu parmi les communistes.  Avec la déstalinisation, le culte de R. Luxembourg revient en force en RDA et sa figure réémerge en  RFA à partir de 1968 dans la gauche allemande. Rosa Luxembourg est au XXe siècle et de nos jours une des révolutionnaires les plus éditées, non seulement en Allemagne mais dans le monde, peut être parce que c’est aussi une figure féministe.

Suite à une question du public, J. N Ducange répond qu’il existe à Paris un jardin Rosa Luxembourg dans le 18ème arrondissement. Rosa Luxembourg, en effet, a habité un temps à Paris comme exilée politique et femme persécutée.

En Irlande : les révolutionnaires irlandais morts pour la cause furent très peu nombreux. Il y a donc peu de culte des personnes, en tant que tel. le culte révolutionnaire s’organisait autour de tombes ou de monuments funéraires, lieu de commémoration politique.

En Espagne : La question de la mémoire de la guerre civile et de la dictature franquiste qui suit est une question politique qui reste très sensible en Espagne, jusqu’à aujourd’hui. Elle divise la droite et la gauche. Anne Mathieu rappelle que la transition démocratique a reposé sur une amnésie du passé douloureux, en particulier celui  du destin des « vencidos » (les vaincus). L’Espagne est le pays d’Europe avec le plus fosses communes et beaucoup n’ont pas été exhumées. Malgré les lois sur la mémoire historique sous Zapatero puis Sanchez, il reste beaucoup à faire sur le sujet. Pour y avoir assisté, Anne Mathieu considère que les commémorations de la seconde République en Espagne sont tristes.

Répondant à une question du public sur Federico García Lorca, Anne Mathieu estime que les Espagnols sont très fiers d’avoir un poète de l’envergure de Lorca mais qu’on a du mal à parler de sa mort tragique au début de la guerre civile, en juillet 1936.