En Occident la mort n’a pas toujours été noire, elle s’est même incarnée dans une large palette de couleurs. A cela différentes raisons, mais il en est une qui prend le pas sur toutes les autres : la mort a longtemps été double. Ou plutôt il a existé deux morts : l’une qui était le contraire de la vie ; l’autre qui était celui de la naissance. C’étaient là deux conceptions bien différentes, et c’est à tort qu’aujourd’hui nous ne retenons souvent que la première et oublions la seconde. Nos ancêtres pensaient différemment ; la plupart des sociétés non européennes, également. En évoquant tour à tour les rituels funéraires, le culte des morts, les pratiques du deuil et l’iconographie de la Mort personnifiée, la conférence tentera de montrer comment à ces deux conceptions correspondent deux palettes : l’une sombre et saturée, l’autre nettement plus claire. Mais dans les deux cas, de l’Antiquité grecque jusqu’à l’époque contemporaine, presque toutes les couleurs ont été sollicitées. Seuls le jaune, le rose et le bleu font exception et semblent n’avoir jamais joué de rôle dans les relations complexes que les vivants ont entretenues avec les morts.

Le replay de la conférence

L’auteur

Michel Pastoureau est né en 1947, il a publié notamment au Seuil, dans « La Librairie du XXIe siècle » : L’Étoffe du diable (1991), Une histoire symbolique du Moyen-Âge occidental (2004) et L’Ours. Histoire d’un roi déchu (2007). Son autobiographie Les Couleurs de nos souvenirs a reçu le prix Médicis Essai en 2010.

Il est professeur à la Sorbonne et à l’école pratique des Hautes Etudes où il est titulaire de la chaire d’Histoire de la symbolique occidentale.
Historien de la symbolique occidentale mondialement connu pour ses travaux sur l’histoire des couleurs en Occident, il a également publié une dizaine d’ouvrages sur les significations de l’héraldique, sur les blasons et les armoiries.

 

Les couleurs de la mort

Michel Pastoureau, l’éminent historien, grand connaisseur des couleurs et des animaux, nous introduit à la question des couleurs de la mort en s’inscrivant dans une longue durée qui se déploie en Europe occidentale et en avançant que la mort en Occident n’a pas toujours été noire.

Même si on associe encore la couleur noire à la mort, on oublie encore ce qu’il y a de positif dans la couleur noire. Il y a un bon et un mauvais noir. S’appuyant sur le livre d’Eva Heller, Comment les couleurs sont à l’œuvre, publié en l’an 2000, l’historien met en rapport une enquête qu’il a réalisée auprès d’élèves de terminale et le lien qu’entretient aujourd’hui la population avec la couleur noire. Le constat est le même : la couleur noire renvoie uniquement à des aspects négatifs : la mort, la faute, le mal, la saleté, la nuit, les ténèbres. Elle renvoie à des animaux noirs comme le corbeau, tellement noir qu’il en devient parfois bleu.

Il existe pourtant des bons aspects de la couleur noire. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, le noir renvoyait aux notions de tempérance, d’humilité, d’autorité, à l’idée de justice  mais aussi de fertilité, d’élégance voire de luxe. L’idée d’une mort noire omniprésente est finalement assez récente et elle date d’un siècle. La mort n’a pas toujours été noire car la mort est double : elle peut être contraire de la vie comme elle peut être aussi le contraire de la naissance, ce qui ne renvoie pas aux mêmes palettes. Quand la mort est le contraire de la vie, la palette est toujours sombre alors que quand le mort fait écho avec la naissance, les couleurs sont plus claires et renvoient aux blancs.

Dans les sociétés anciennes, médiévales, la mort est plutôt blanche ou claire. Un basculement au noir se fait surtout au XVIIe siècle siècle. L’espérance de vie tombe alors au plus bas. On vit moins longtemps sous Louis XIV que sous Saint Louis. La guerre de Trente ans a laissé des plaies terribles. L’Europe est dans un état effroyable. La taille des hommes et des femmes diminue.

La Mort en couleurs quand elle est personnifiée.

Difficile de traiter ce dossier car le corpus n’est pas très riche. Le thème n’est pas aussi fréquent. La mort est le plus souvent nue et réduite à un squelette, ensemble d’ossements avec un crâne. Avec le macabre du maniérisme et du baroque, cela prend encore d’autres proportions. Ces squelettes ne sont pas vraiment blancs mais blanchâtres ou grisâtres. Quand la mort est habillée, la tête reste un crâne et ses vêtements peuvent être de toutes les couleurs. On peut trouver une grande cape grise, brune, noire. Le contraste avec les couleurs est important entre vie et mort. On évoque la pâleur, la couleur qui s’est retirée.    On peut trouver les termes latins Sub Albus pour la couleur blanchâtre, Sub Veridis pour la couleur verdâtre ou encore Sub Niger pour la couleur noirâtre bien qu’elle renvoie souvent au violet. On utilise souvent le suffixe âtre pour désigner la mort, les défunts, les revenants… Ce suffixe âtre dérive du mot ater qui signifie noir. Il fait écho au mat. Il peut être pris comme un sous figuré, comme une couleur délavée, pas toujours elle-même. Dans des textes d’alors, on évoque des morts personnifiés incolores. Cela peut être vrai au moment de l’invention de l’imprimerie car le blanc du papier est supposé être avec peu de couleur. Avant cette invention,  quand on laisse la couleur du support à nu, on peut aussi évoquer l’incolore. Dans un dictionnaire, incolore renvoie à ce qui est peu coloré. Dans l’idée d’incolore, il reste une idée de couleur. L’incolore n’est pas le contraire de la couleur mais le premier degré de la couleur. On trouve cette idée d’incolore au Moyen-Âge avec le procédé de désaturation, façon dont la couleur n’est pas vraiment elle même. Cela permet ainsi de représenter la mort. Cela peut être du vert pâle, du gris pâle qui sert à mettre en image la mort, les morts.

A la fin du Moyen-Âge, on trouve une opposition de plus fréquente entre vivants et morts avec le thème des trois morts et des trois vifs. Il s’agit d’un contraste entre des couleurs très colorées et d’autres désaturées, décolorées. La mort est reliée de plus en plus au monde souterrain, aux ténèbres, avec l’enfer.

Les défunts, hommes et femmes, et les liens qu’ils entretiennent avec le monde des couleurs.

On trouve d’abord la représentation du cadavre, du corps nu du défunt. On retrouve l’idée de peau, de chair. On tombe dans le décoloré, dans le âtre, le grisâtre, plutôt le verdâtre qui signifie la personne déjà morte.

Pour les morts vêtus, on peut s’intéresser aux rituels funéraires. Les défunts sont recouverts dans un linceul souvent blanc. Ils peuvent avoir des vêtements d’humilité ou alors porter leurs plus beaux atours, leurs plus belles parures. Dans le christianisme, le vêtement renvoie toujours au péché originel. Le vêtement doit être humble pour les valeurs chrétiennes, encore plus pour les valeurs protestantes. Les couleurs utilisées dans ce cas sont du côté de la densité : on veut du pâle, du peu saturé. Certains défunts laissent des instructions pour être enterrés dans une peau de cerf car cet animal est christologique, le cervus étant un des noms du sauveur, du Christ. Depuis l’Antiquité grecque, l’animal favorise aussi le voyage du défunt d’un monde vers l’autre. A contrario, des personnes sont enterrées avec des vêtements précieux. C’est le cas de l’époque mérovingienne, carolingienne ou scandinave médiévale. A partir du XIIIe siècle,  les défunts ont laissé de leur vivant des textes pour être enterrés dans un vêtement monastique par exemple bénédictin ou cistercien. Etre enterré en habit franciscain, c’est plus humble. L’habit des Franciscains n’est pas teint mais avec l’usure, il prend des teneurs souvent brunes, grises, à tel point qu’on appellent les Franciscains, les « frères gris ». Saint François est même appelé « Saint gris ». Il faut préciser que pour teindre en blanc ou en noir, c’est très difficile jusqu’au XVIIIe siècle.

L’histoire des couleurs liturgiques en rapport avec la mort peut aussi être évoquée. Leur usage se stabilise au XIIe siècle. Quatre couleurs sont utilisées : le blanc pour les fêtes du Christ, le rouge pour l’esprit saint, le noir pour les messes des défunts et pour les jours ordinaires plutôt le vert. Pour les martyrs, la couleur reste le rouge. Il y a donc un conflit entre le noir et le rouge dans ce cas. Les traités de liturgie quelquefois tranchent. Le noir est souvent renvoyé au vendredi saint. Le noir est souvent remplacé par du violet mais ce n’est pas le violet que l’on connaît : c’est un bleu foncé. Cela changera avec le spectre de Newton et avec le nouvel ordre des couleurs.

Le domaine des revenants a un autre traitement. Ceux qui n’ont pas eu le sacrement sont le plus souvent en blanc, blanchâtres. Cela donnera le fantôme. Pour les morts qui ont été condamnés à mort, ils sont souvent associés au rouge, couleur du bourreau, de la charrette. Au XVIIe siècle, les condamnés ont désormais des habits rayés. Souvent cela est associé au rouge, à la couleur de la justice.

Les pratiques de deuil. Comment les vivants honorent et commémorent les morts par la couleur. 

Beaucoup de travaux existent sur les pratiques mais sur les couleurs du deuil, cela reste plus limité. On porte des vêtements spécifiques, des vêtements limités, déchirés. On évoque assez peu des couleurs. Le sombre est omniprésent. Pour les magistrats romains, la toge blanche doit être recouverte de cendres. Avec les romans de chevalerie, au XIIe siècle, les couleurs de deuil sont particulières c’est souvent le pers. C’est un gris-bleu, un bleu terne, pâle et désaturé.

Un changement se situe en 1419. Quand Jean sans Peur est assassiné. Son fils Philippe le Bon va désormais porter le noir du deuil, un noir luxueux. Il lance la mode du noir et le transmet à la cour d’Espagne jusqu’au milieu du XVIIIe siècle. Le noir curial alors s’efface mais le noir du deuil reste. Cette mode du noir résiste jusqu’à aujourd’hui. Elle s’étend à des groupes sociaux de plus en plus importants. D’abord les cours, l’aristocratie, des groupes moins fortunés.

Pour ce qui concerne les reines, une différence est notable du XIVe au XVIe siècle. Elles portent le deuil en blanc. Beaucoup de reines portent le nom de blanche comme Blanche de Navarre. Elle sera veuve à 18 ans et porte son veuvage pendant un demi-siècle à la cour de France. Au XVIe siècle, Anne de Bretagne et Catherine de Médicis porte le noir. Les incertitudes demeurent quant aux fait que les rois de France ont porté le deuil en violet ou les papes en rouge.

Fin XVIIe siècle, début XVIIIe siècle, la diffusion sociale est plus importante quant à cette utilisation du noir. Vers 1830, en France les classes moyennes et en dessous adoptent le noir. Au XXe siècle, c’est le business du deuil où le noir est important. Aujourd’hui, c’est un noir moins brutal qui est utilisé, plus un gris foncé ou gris claire. Le gris a souvent été pensé comme couleur d’espérance. Est-ce l’espérance d’une vie après la mort?