Samedi 12 octobre 2018 : Carte blanche au journal Le Monde

 

 

 

Elles se faisaient rares depuis la fin du monde bipolaire. Les tensions interétatiques réapparaissent depuis quelques temps un peu partout dans le monde. Y’aura-t-il une escalade annonçant le retour des guerres classiques ?

MODÉRATION: Gaïdz MINASSIAN, Journaliste au Monde.

INTERVENANTS : Delphine ALLÈS, Professeur des Universités, chercheuse à l’INALCO, Olivier ZAJEC, Maître de conférences à l’Université Jean-Moulin-Lyon III, chef du cours de géopolitique de l’École de Guerre, Jean-Vincent HOLEINDRE, Professeur à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas, directeur scientifique de l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire.

Gaïdz Minassian : Vous êtes invités à répondre à ce qui apparait comme un regain de tensions inter-étatiques. Pourquoi ce regain ?

Delphine Allès : le débat est récurrent depuis les années 90 sur la fin des guerres majeures. L’idée qui prévaut est celle d’un continuum de réengagement des Etats dans les affrontements civils avec la rhétorique d’affrontement martial (guerre contre le terrorisme) et paradoxalement des engagements de guerre civiles. L’annexion de la Crimée a été légitimée par la mobilisation de population russe locale favorable.

Jean-Vincent Holeindre : Un recul historique est nécessaire : la guerre n’est-elle pas toujours là ? Les années 90 et la fin de la Guerre froide devaient favoriser son extinction via l’économie, le droit international et la démocratie.

Objectivement, en 1998, 50% du PIB est produit par le G7 ; en 2018, on est à 35% avec de nouveaux acteurs qui bousculent la hiérarchie Occident + Japon.  On considérait les Etats  pris en étau entre les organisations internationales (Badie), les acteurs non-étatiques (ONG), modes de gouvernance surestimés par rapport à la montée en puissance de la Chine et les grands émergents et le refus de la Russie d’être humiliée et marginalisée.

Olivier Zajec : la guerre est un caméléon disait Clausewitz. Tout a été dit, or tous nous ressentons à nouveau le danger. Ernest Renan nous rappelle qu’il faut faire l’histoire de Braudel à Duroselle. À l’École de Guerre, les générations d’officiers issus de régions diverses du monde ne comprennent pas que l’on puisse parler de « retour de la guerre ». C’est notre sémantique qui change. A un colloque international à St-Cyr Coëtquidan le général Desportes parle de « guerre probable » avec les civils qu’il faut gagner (sur le modèle de la « contre-insurrection » du général US Petreus). Un officier japonais faisait alors remarquer qu’il attendait lui des réponses de haute intensité face à la Corée du Nord et de la Chine (le poids de l’industrie de l’armement mondial, c’est 2MM $ dont 300M pour la Chine, soit 12%).

GM : Ces affrontements ou tensions relèvent elles d’un retour de la puissance ?

JVH : C’est Pierre Hassner (« Le siècle de la puissance relative » aux éditions du Monde) contre Bertrand Badie : les États-Unis comprennent que les victoires militaires ne débouchent pas sur les objectifs voulus (démocratisation, sécurisation) selon l’idée clausewitzienne classique (« la guerre, c’est la continuation de la politique par d’autres moyens »), Trump en étant non pas à l’origine, mais le symptôme. 2e chose, la résistance aux idées libérales et démocratiques par les autres puissances régionales et même de l’intérieur avec Trump : c’est clairement le rejet de l’héritage des Lumières.

DA : on est dans la réaffirmation du monopole de l’autonomie de l’État notamment à une échelle régionale pour les grandes puissances comme la Russie ou l’Inde.

OZ : En 1990 on est revenu à 1919 et à Wilson quand Bill Clinton parle d’arrêt des power politics. La puissance c’est un ménage à 3, pour reprendre la métaphore de l’unité théâtrale : puissance, force et violence. La puissance régule et contrôle la force pour maintenir la violence à un niveau de basse intensité. Si c’est la violence qui contrôle la force dérégulée, la puissance devient impuissante. Par rapport à Badie, plus il y a de puissance moins il y a de violence.

JVH : On peut y rajouter 3 vecteurs des relations internationales : l’économie comme vecteur de puissance mais aussi de conflictualité ; la justice, arme de punition des puissants et en conséquence faiblesse de la justice internationale, et arme de punition des puissants ; la démocratie, qui se conçoit comme moyen  désirable de régulation des conflits  mais qui bute contre les puissances autoritaires.

DA : Le triptyque fonctionne en effet très mal : en Asie de l’Est et du Sud les armées sont conçues pour affronter des mouvements de guérillas internes qui tentent que l’Etat n’ait pas le monopole de la puissance et de la force légitime.

OZ : le Moyen-Orient est le lieu de la faiblesse des légitimités étatiques. L’arc islamique du Sahel à l’Afghanistan est le théâtre de vraies guerres. Ces États sont en déficit de légitimité et sont incapables de protéger ou de permettre les réalisations populaires souhaitables. Ils ne sont plus « sujets » (puissants pour protéger) mais « objets » (impuissants et donc devant être protégés par un protecteur qui servira ses intérêts). En émergent néanmoins quelques « môles » autonomes (Iran, Turquie).

GM : Quid des tensions en mer de Chine ?

DA : Un espace disputé entre 6 États voisins et pas seulement 5 contre 1 comme on le présente souvent un peu vite. La rhétorique nationaliste qui se manifeste à chaque litige empêche les États de revenir en arrière et de négocier. De plus, ce sont les opinions publiques et non les seuls États autoritaires qui instrumentalisent leurs populations.

GM : La Turquie et les Kurdes ?

JVH : Le problème kurde, c’est l’agenda interne turc antérieur à Erdogan comme pour la bombe pour les Iraniens et avec des conséquences internationales.  Revenons à la Syrie : au départ, le conflit est lié à des aspirations démocratiques, ce qu’on a appelé « les printemps arabes », puis qui se transforme en conflit régional Iran / Arabie Saoudite, enfin 3e échelle, internationale ou mondiale avec le retour des tensions USA / Russie – et ce n’est pas un hasard, également concomitant avec l’Ukraine. Impossible de déconnecter les agendas internes et externes.

GM : Est-ce la fin des alliances militaires anciennes ?

OZ : les alliances existent-elles vraiment ? Rappelons la teneur de l’article 5 dut traité de l’Atlantique Nord : toute attaque contre 1 membre est considéré comme une attaque contre tous, donc riposte automatique et parapluie US. Or les EU n’ont jamais compris l’article 5 dans cette forme et c’est cohérent avec leur histoire : en 1917, ils sont associative power de l’Entente. On ne veut pas hier comme aujourd’hui se lier les mains. On va plutôt passer à des coalitions, des ententes de défense collective sur des intérêts circonstanciés.

DA : En Asie de l’Est la notion d’alliance est même anticonstitutionnelle on parle de partenariats, d’interopérabilité. Pas de contrainte forte pour des États souverains souvent en conflit les uns avec les autres.

JVH : L’alliance est remise en cause par le président US lui même par défiance. Or la confiance manque.

GM : « le piège de Thucydide » ? Accalmie actuelle ou temps long inévitable ? Un monde sans réassurance US est il souhaitable ?

JVH : Trump est facteur de conflictualité mais aussi symptôme d’une tendance lourde commencée sous Obama et qui clôt l’interventionnisme militaire en liaison avec l’extension libérale des échanges. Le Pentagone s’est manifesté contre les dernières décisions de retrait militaire, afghan et syrien, mais sans succès tant la volonté de l’opinion publique et de l’électorat de Trump est de se désengager de guerres lointaines dans lesquelles les intérêts du pays ne sont pas directement menacés. La Russie a donc repris la main parce que les États-Unis l’ont perdue ou abandonnée. Quant à la Chine, elle se prévaut d’un temps millénaire et s’adapte plutôt mieux à un temps interconnecté, pendant que les EU se vivent dans un temps chaotique. 

GM : Le cyberespace ?

OZ : il y a actuellement 2 milieux stratégiques : l’espace conquiert sa dignité de 4e milieu autonome et n’est plus seulement au service des 3 armes classiques (Terre, Air, Mer).

L’autre est le domaine du nucléaire qui est entré dans son « 3e âge » (après le temps de l’emploi en 45 puis celui de la dissuasion) selon l’amiral Landier. Les États-Unis mènent une vraie réflexion sur comment utiliser le nucléaire dans des guerres conventionnelles avec des armes miniaturisées tactiques.

GM : Vers quels types de guerres ? Limitées ou majeures ?

DA :  Thucydide n’habitait pas en Asie de l’Est. Les transitions de puissance ne sont pas facteurs de guerre. L’instabilité est plutôt venu des vides de pouvoirs… Plutôt des conflits limités avec affrontement de puissances et des conflits aux dimensions sociales.

JVH : De près, Thucydide précise bien la diversité des stratégies de guerres irrégulières, inter-étatiques dès l’Antiquité, les Étoliens utilisant leur connaissance de la montagne pour contenir les Athéniens comme les Afghans l’ont fait pour les Américains.

 

Questions du public :

Q1 – Va-t-on assister à une guerre – y compris contre leur volonté des États-Unis et de la Chine ?

DA : Difficile à dire. Les tensions sont pour l’instant rhétoriques. La guerre via les alliés est aussi pour l’instant contrôlée.

Q2 – Une guerre est-elle possible en Europe ?

JVH : Il y a rupture de la confiance ayant accompagné le projet libéral et démocratique. Beaucoup d’aspects échappent aux grandes puissances y compris l’Ukraine par rapport à l’époque de la Guerre froide : le système bipolarisé était plus stable. L’instabilité actuelle est là pour longtemps.

Q3- Peut-on penser à un retour d’une nouvelle CED (Communauté Européenne de Défense, refusée en 1950 par la France) ?

OZ : Il y a un retour à la nécessité de communauté de destin militaire. Trump est la chance de l’UE, puisque la garantie de l’Otan saute. Merkel l’a bien compris. L’Europe se pensait post-historique et nous sommes dans un moment tragique.

Q4- Quelle pression suivante de la Russie après l’Ukraine ? Les Baltes ?

JVH : Comment faire avec la Russie ? Il y a pour les Baltes le parapluie US qui se déchire et la méfiance vis à vis de Bruxelles. Ils ont renoué depuis peu avec le service militaire, les Russes étant à 70 km de la frontière de l’UE… 

Q5- Va-t-on vers la fin des accord nucléaires ?

OZ : Oui, les cadres multi-latéraux disparaissent les uns après les autres. Les États recherchent la liberté d’action pas l’encadrement. 2 choses pourraient rester : le TNP de 1968 et et le traité  sur l’espace de 1967.

Q5- Alors vers de nouvelles escalades ?

OZ : On n’a pas oublié les leçons de Schelling !  La dissuasion existentielle a tenu. Dans le bas du spectre, des pays sont tentés, comme le Pakistan face à la profondeur stratégique de l’Inde. Mais quid entre les deux ? Les Russes mettent un pied au delà de la ligne et attendent ; les Chinois aussi, en mer de Chine.