« Je suis Charlie », jamais un slogan ne s’est propagé aussi rapidement, aussi massivement. Il a été inventé par un technicien de la communication numérique qui a su lui donner une forme garante de succès. Cette formule a été pensée comme une réplique à la déclaration des tueurs du mercredi : « on a tué Charlie ». Qu’un journal défende ainsi la liberté d’expression en s’identifiant à un journal dont on a cherché la mort se comprend aisément. Qu’un individu s’identifie à « Charlie » en jouant sur le titre-prénom (dont la référence historique a été oubliée du grand nombre) se comprend plus difficilement. Car ces premiers tueurs n’ont pas tué une organisation, une entreprise de presse, ils ont massacré des hommes. En imposant de fait le cadre de l’événement, ils ont atteint un premier objectif : la déshumanisation de la représentation, et cette déshumanisation est aujourd’hui inconsciemment reproduite par les porteurs de pancartes.

La relation des faits par la presse a, de son côté, obéi aux habitudes propres à la société de communication. Les informations ont d’abord suivi un ordre de notoriété et privilégié les acteurs qui pouvaient correspondre à un rôle : d’abord les caricaturistes (incarnation du combat pour la liberté d’expression), puis les policiers (au service de la sécurité des personnes). Les individus tués en dehors de ces deux groupes ne sont apparus que bien après. Bref certains assassinats (pensons à l’employé de maintenance), ont été traités comme s’il s’agissait de « dommages collatéraux ». Or, le terrorisme suppose justement de semer aussi la mort au hasard. Là, nous nous éloignons vraiment du seul cadre de « Charlie ». Et pourtant le slogan-vedette n’en tient pas compte. L’identification de référence culturelle (une lecture partagée ou revendiquée) a bloqué l’identification humaine. Tout focalisé sur sa propre liberté symbolisée par l’existence d’un journal, l’individu se proclamant « Charlie » oublie de fait d’exprimer sa solidarité avec une partie des victimes.

Mais il y a bien plus ahurissant et bien plus grave : le massacre d’inspiration génocidaire qui, deux jours plus tard, a eu pour cadre l’hyper cacher ne semble pas avoir eu lieu aux yeux de certains puisqu’ils n’ont pas changé d’un iota leur slogan marqueur d’identité. Or ce massacre ne pose pas du tout la question du droit à l’expression, mais celle du droit à l’existence d’ individus supposés juifs. Par un effet de communication bien connu, le premier événement a empêché de percevoir le second, alors que les auteurs les ont pensés dans leur globalité. « Nous sommes tous des juifs allemands » a-t-on crié dans les rue de Paris pour soutenir Dany Cohn-Bendit. « Nous sommes tous des clients de l’hyper casher » aurait pu éventuellement compléter le premier slogan, mais la place était déjà prise … Et c’est sans doute dans cet espace rétréci et déshumanisé par les premiers tueurs eux-mêmes que va malheureusement se fixer la mémoire. Alors, vive l’histoire !

Je vais participer au rassemblement cet après-midi, comme je l’ai fait mercredi. Les pancartes « je suis Charlie » ne me semblaient pas très malignes. Cet après-midi, elles vont me paraître odieuses au regard des diverses exclusions (je devrais dire des discriminations) dont elles sont implicitement porteuses. Heureusement, le cadre politique existe. Les responsables n’ont, dans leurs déclarations, jamais oublié qui que ce soit. A Paris, les familles de toutes les victimes seront en tête du cortège, dans leur commune humanité. Face à la pseudo-spontanéité de la foule numérique (celle qui s’auto-produit dans le mouvement brownien du buzz), des listes de diffusion telles que la nôtre offrant une pause réflexive nourrie par la pratique des sciences humaines, se révèlent indispensables à la vie démocratique. La foule n’est pas le peuple.

J. Desquesnes