Rencontre avec Didier Daeninckx Le Roman noir de l’Histoire, édition Babelio, préfacé par Patrick Boucheron.

Animée par Philippe Bertrand.

La rencontre commence par la remise du prix du «Noir historique». Ce prix est tout jeune puisqu’il n’en est qu’à sa deuxième année. Le point de départ consistait à poser le crime comme rouage de l’histoire. La dimension romanesque semblait indispensable, la fiction offrant une autre forme de connaissance et d’appréhension historique. Il s’agit de mettre en tension les notions d’histoire et d’imaginaire.

Cette année, le premier prix est attribué à Frédéric Paulin pour son roman La Guerre est une ruse, aux éditions Agullo, consacré aux années noires de l’Algérie.  L’histoire se situe en effet au début des années 90, au moment de la guerre civile entre les généraux et le GIA, et met en jeu le rôle des services secrets français au sein de l’armée algérienne.

 

Le prix est suivi d’un débat avec Didier Daeninckx, auquel est invité à participer F Paulin. Patrick Boucheron, souffrant, est absent.

On peut regretter que, comme pour le Grand Entretien avec Andrea Marcolongo, l’œuvre ne soit pas présentée. Le débat s’adresse donc principalement à un public averti. Il s’agit de s’interroger sur le travail de Daeninckx et son rapport à l’Histoire, par un parcours à travers le livre, sans que l’on entre jamais dans le détail des nouvelles évoquées.

 

La motivation du livre est liée à la biographie familiale et notamment aux secrets de famille, aux silences présents dans une famille. L’écriture a consisté pour l’auteur à interroger ces silences, pour ce qui le concerne, ceux de son grand-père paternel sur la guerre 14-18. Le mystère n’a été levé il n’ y a qu’un an, lorsque Didier Daeninckx a appris que son grand-père avait déserté. Après avoir vécu à Saint-Denis grâce à de faux papiers, il a été repris en septembre 1918 et envoyé au bagne. Du côté maternel, l’histoire renvoie au mouvement communiste, avec un grand-père analphabète, cheminot devenu maire puis conseiller général de la Seine. Ces découvertes sont le fruit d’années de recherches.

La conception de l’histoire chez Didier Daeninckx vient de la manifestation de Charonne. Suzanne Martorell, tuée lors de l’événement, était en effet une grande amie de sa mère et le romancier fut aussi frappé par le traumatisme d’une autre femme, piétinée lors de la manifestation, restée vingt ans muette et clouée sur un lit.

Philippe Bertrand fait le lien avec F. Paulin. Celui-ci indique en effet que son grand-père qui avait «fait Verdun» n’en a jamais parlé, excepté lors de la dernière année avant sa mort alors qu’il était atteint de sénilité. F. Paulin nourrit ainsi lui aussi le désir d’écrire sur ces zones grises de l’histoire.

P. Bertrand interroge sur la manière de restaurer des vérités puisque F. Paulin met en cause dans son roman l’implication des services secrets dans l’armée algérienne. P. Bertrand lui demande s’il redoute les conséquences de ses révélations. Le romancier indique que les sources sur lesquelles il s’est appuyé sont sûres. C’est l’occasion pour D. Daeninckx de rappeler que celles sur Maurice Papon sont ouvertes et que l’on peut aussi mesurer la censure qui régnait sous de Gaulle en consultant les microfilms archivés à Beaubourg. Ceux-ci comportent en effet les versions originelles des journaux que l’on peut comparer avec leurs versions censurées, et repérer ainsi les passages supprimés.

Didier Daeninckx explique ensuite sa façon de travailler. Ce sont le plus souvent le fruit de rencontres de hasard qui le poussent à des recherches plus approfondies. Ainsi, Cannibale est né d’un séjour en Nouvelle Calédonie où il entend parler de l’exposition coloniale de 1931. Daeninckx se livre alors à deux heures de recherches à la bibliothèque de Nouméa, étonné que personne avant lui n’y ait jamais procédé et découvre la présence parmi les Kanaks exposés d’un certain Karembeu. Christian Karembeu reconnaîtra ainsi son grand-père, échangé contre un crocodile.

P. Bertrand soulève alors une question :  Daeninckx, enquêteur, journaliste, se trouve « immergé » dans les histoires personnelles dont il entreprend le récit. Comment ne pas être victime de cela? Daeninckx reconnaît être envahi de documents et de livres. Il compare son travail avec celui de Hugo pour les Travailleurs de la mer ou Les Châtiments.

Mais le roman met en jeu la fiction. Pour Daeninckx, la nouvelle est une forme plus adéquate au fait divers. Contre le flux continu des informations, elle permet le temps long de la réflexion, contre l’ensevelissement des colères.

La suite de l’entretien est donc l’occasion pour l’auteur de revenir sur la genèse du livre à travers quelques exemples. Certaines histoires n’ont aucune incidence sur l’Histoire mais le roman noir est avant tout politique. Une nouvelle évoque la disparition de l’entreprise Usinor. Daeninckx va au contact des sidérurgistes licenciés et découvre qu’ils sont tous devenus sculpteurs, installant des créations sauvages sur les ronds-points. Cette « reconversion » montre à quel point ces ouvriers, bien que lucides et conscients du danger de leur métier, nourrissent pour lui un véritable amour.

D. Daeninckx affirme que le roman noir est un roman qui ne «tire pas à blanc». 1986 marque l’anniversaire du massacre de Charonne. Aucun travail n’avait été fait sur l’événement. À l’occasion d’un article qu’il prépare, Daeninck retrouve la trace de cinq noms, dont celui de Fatima Bédard. Il enquête. La jeune fille a été tuée par la police mais le PV, falsifié, mentionne un suicide, que le père signe sans le comprendre. Le nom de la jeune fille restera tabou dans la famille jusqu’au moment où la vérité est rétablie. Daeninckx est devenu depuis un ami du frère de la victime, déclarée «martyr de la révolution algérienne». Pour lui, faire ressortir les victimes de l’oubli, c’est la force de la littérature.

Certaines nouvelles sont réellement le fruit du hasard, comme celle racontant la rencontre entre Billy Wilder (Certains l’aiment chaud) et Willy Wyler (Ben Hur). C’est à l’occasion de recherches sur le tramway de Mulhouse pour l’écriture d’une nouvelle que Daeninckx a découvert l’origine mulhousienne de Wyler.  Il en fait le témoin, marqué à jamais à l’âge de onze ans, par la répression sanglante d’une grève ouvrière en 1913, qui l’inspirera pour la célèbre course de chars de Ben Hur. Précisons que ce lien avec l’Histoire n’est pas mentionné – et c’est dommage – lors de l’entretien.

Dans la nécessité de mettre au jour, avec le recul qui s’impose, les mensonges politiques de l’histoire, Daeninckx évoque ensuite la lettre aux Français de François Mitterrand de 1986, qu’il qualifie de «catéchisme obscène».

L’entretien se conclut par le récit de l’engagement de Jean Moulin dans la Résistance, que l’on peut lire dans Premier Combat. C’est le refus de l’ignominie et du mensonge des Nazis contre les tirailleurs sénégalais, accusés à tort de massacres dans la ville de Chartres désertée, qui provoque la vocation du préfet.

Il semble donc que, pour Didier Daeninckx, témoigner, rétablir la vérité et combler les silences des oubliés de l’Histoire semble un des buts de la littérature.