RVH de Blois 2018, , Université salle 006, samedi 13 octobre 2018

Diplômée de Sciences Po, agrégée et docteure en histoire, Marjolaine Boutet est maîtresse de conférences en Histoire contemporaine à l’Université de Picardie-Jules Verne. Depuis une quinzaine d’années, elle s’est spécialisée dans l’étude de la représentation de l’Histoire et des conflits dans les médias, et en particulier dans les séries télévisées. Elle s’intéresse aux séries TV et à la manière dont elles présentent le pouvoir. Dans le cadre des Rendez-vous de l’histoire de Blois, Marjolaine Boutet nous propose de revenir sur le premier très grand événement retransmis en direct le 2 juin 1953 : le couronnement d’Elizabeth II mais aussi sur la manière dont les archives télés sont mises en scène dans l’épisode 5 de la saison 1 de la série The Crown, diffusée par Netflix pour la première fois, le 4 novembre 2016. Netflix n’est pas de la télévision mais une plateforme, ce qui permet de réfléchir aussi sur la manière dont elle rend hommage à la télévision traditionnelle.

Le couronnement d’Elizabeth II : une retransmission inédite mondialisée

Afin d’assurer la couverture de l’événement, 50 caméras sont mobilisées pour filmer auxquelles s’ajoutent 20 autres installées dans Westminster. Cette présence à l’intérieur de l’abbaye est une réelle nouveauté et une première qui a fait débat car un couronnement royal est avant tout une cérémonie religieuse qui n’avait jamais été filmée auparavant. Il s’agit donc certainement de la première messe télévisée. En plus de ces 70 caméras, 2000 journalistes et 500 photographes de 92 nationalités couvrent l’événement, ce qui donne une idée de sa résonance mondiale. Parmi eux, nous retrouvons Jacqueline Bouvier, future Madame Kennedy  qui fait alors connaissance de la reine Elizabeth II qu’elle rencontrera à nouveau dix ans plus tard. Enfin, ce couronnement est aussi  le premier événement  à être diffusé en Eurovision, c’est-à-dire retransmis en direct à la télévision dans plusieurs pays européens, le 2 juin 1953. Il est alors filmé en couleur par la Gaumont pour être diffusé dans les salles de cinéma dès le lendemain (en France il fait 1 million d’entrées !). Un film en noir et blanc  a traversé les océans, par avion, pour pouvoir être diffusé  dans le monde en Australie, au Canada et en Nouvelle-Zélande, par exemple. Cette cérémonie a passionné les Etats-Unis car elle fut suivie par 85 millions de spectateurs mais ce nombre doit être remis en perspective puisque la télévision y est alors plus développée que dans le reste du monde.

Cet événement majeur a et a été marqué par la télévision britannique. A ce moment, la télévision est à l’époque en Europe, et notamment en Grande-Bretagne, une pratique collective. A l’époque, on ne compte dans le pays que 2,7 millions de postes de télévisions. Or, 20 millions d’adultes ont regardé la cérémonie. Sur ces 20 millions, 8 millions l’ont regardé chez eux, 10 millions chez des amis, et 1,5 million dans les lieux publics tels que les pubs ou les stations balnéaire via des écrans géants, les cinémas ou les salles des fêtes … C’est aussi la première fois que la BBC diffusait aussi longtemps car d’ordinaire, elle diffusait en général à partir de midi. Le 2 juin 1953, elle démarre à 9h15 en projetant sa mire. Puis, une fois les antennes réglées, la  retransmission débute à 10h15 pour s’achever à 23h30. Elle débute alors avec les images de la procession, de la cérémonie, puis Elizabeth rentre au Palais vers 17H30. Les programmes habituels prennent le relais. Puis à 20 heures, la Reine apparaît au balcon du Palais de Buckingham avec sa famille ; enfin à 21h45, elle procède à l’allumage symbolique des lumières des Londres. La retransmission de cette longue cérémonie se termine à 23h30.

Cette cérémonie est très lente car la liturgie des couronnements est restée inchangée depuis 1066. Pour la procession, le Chef du protocole a interdit tout engin motorisé, donc les 30 000 soldats et 8500 invités étaient soit à cheval, soit à pied ou en carrosse. Ils sont arrivés à Westminster, tard, à 11H30, le couronnement durant quant à lui, jusqu’à 14h30. Puis une nouvelle procession, très longue, a lieu dans les rues de Londres.

Les enjeux liés au couronnement d’Elizabeth II

Pourquoi un tel bruit autour du couronnement ?  En 1953, le prestige de la monarchie britannique est en jeu.

Le premier enjeu est lié la continuité et au lignage. Elizabeth est alors la 39ème souveraine à être couronnée à l’abbaye de Westminster, et la sixième femme.  Elle est très jeune (27 ans), son père est mort 16 mois plus tôt, le 6 février 1952. Il avait été couronné le 12 mai 1937 alors qu’elle avait 11 ans. Or, cette date avait été prévue au départ pour le couronnement de son frère, le sulfureux Edouard VIII.

Le second enjeu est lié au contexte. La Seconde Guerre mondiale a profondément bouleversé et détruit une bonne partie du territoire britannique, dont Londres. En plus, elle est également Reine du Commonwealth et de ses colonies. Or, au moment de son mariage en 1947, la Grande-Bretagne perd son joyau : l’Inde. Donc il faut montrer au monde à travers ce couronnement que la Monarchie est encore belle et forte. Les communicants misent alors sur le glamour.

La cérémonie

Pour cela, il a fallu donc 16 mois de préparatifs avec, comme le veut la tradition, le Duc de Nortfolk en maître de cérémonie depuis 1066. Qui avait déjà organisé le couronnement de 1937. Les chantiers sont lourds : il faut construire des estrades sur les 27 milles de la procession à travers Londres, il faut acheminer, héberger et garder calmes 30000 soldats venus du Commonwealth, tandis qu’une tribune pour 8000 invités doit être installée dans Westminster ainsi qu’un orchestre,  400 choristes, vingt caméras et une régie TV. Des rails sont installés précautionneusement à l’intérieur de l’abbaye afin de faciliter le transport du matériel nécessaire.

La cérémonie, très longue, se découpe en 6 parties :

  • La reconnaissance : le moment où elle se présente devant les Nobles du Royaume qui attestent qu’elle est bien l’héritière légitime du Couronnement
  • Le serment : elle s’engage à défendre sur son honneur et au péril de sa vie le territoire et l’Eglise anglicane,
  • L’onction : on lui dépose l’huile consacrée sur le front. Elle devient à ce moment Monarque de droit divin. Il s’agit du seul moment qui n’a pas été filmé, puisque c’est un sacrement religieux,
  • L’investiture et le couronnement : moment très long où la reine reçoit tous les attributs du pouvoir : sceptre, gants, une bague et la Couronne. Elle change également de robe car elle est transfigurée par l’onction puisqu’elle devient Reine,
  • L’intronisation : elle s’assoit sur le trône, parée de tous les attributs de la puissance,
  • L’hommage rendu par l’ensemble de l’assemblée présente par les pairs de Grande-Bretagne qui viennent la saluer chacun leur tour                                                  Enfin, le God save the Queen est entonné par l’assemblée.

Le couronnement est alors une démonstration de la force du direct. Elizabeth s’était opposée aux gros plans. La qualité de l’image est certes mauvaise rétrospectivement, mais elle montre la force de la TV, capable de rassembler autant de monde pour assister à l’histoire en train de se faire alors que, jusqu’à présent, elle  était cachée et inaccessible. C’est aussi un moment de démocratisation : la monarchie britannique choisit de se laisser voir et de se mettre en scène par le média démocratique par excellence. Certes, il y a la presse mais elle est différente en fonction des classes sociales.  La télévision elle, se résume à une seule chaîne, la même pour tous. La BBC  devient donc un organe de transmission des images du pouvoir mais aussi de légitimation et de modernisation de la monarchie. Ce dernier aspect a fait débat au sein de la famille royale mais aussi au sein du cabinet royal et du cabinet de Churchill : fallait-il rendre la reine aussi accessible ? La peur du ridicule est présente, car tous les précédents couronnements avaient été marqués par des fautes dans le protocole, des blancs et de l’improvisation. Là, les fautes ont été évitées grâce à des mois de répétitions pour une cérémonie mettant en jeu des milliers de personnes dont la Reine elle-même qui a répété en secret pour ce moment.

Cet ensemble montre une image de la puissance de la télévision et la puissance que les médias, en particulier télévisuel sont en train de prendre sur la famille royale britannique. A posteriori, n’a-t-on pas assisté à l’ouverture de la boîte de Pandore ?

 

Comment une série historique s’empare-t-elle de cet événement et quel sens lui donne t-elle ?

The Crown est une série de 2016 en 10 épisodes pour la première saison, mais 60 épisodes ont été commandés pour couvrir l’intégralité du Règne d’Elizabeth II. La saison 1 la suit de son mariage en 1947 à la fin du cabinet Churchill en 1956. Elle est marquée par l’apprentissage du pouvoir, les jeunes années d’une reine et la façon dont la Grande-Bretagne s’est adaptée à la modernité et aux mutations d’après -guerre incarnées par ce couple mal assorti : une jeune reine (Elizabeth) représentante de la tradition qui s’apprête à assumer le pouvoir et un vieux héros de guerre fatigué et malade (Churchill) qui lui apprend ce qu’est la politique. Cette série dispose d’un très gros budget de  10 millions de livre sterling par épisode. Le but pour Netflix avec The Crown est de conquérir un marché européen, britannique surtout, et plus âgé, amateur de films historiques à grands budgets

Marjolaine Boutet revient sur plusieurs extraits significatifs de l’épisode 5 de la saison 1 dont le pré-générique. D’une durée d’environ cinq minutes, il est constitué d’un flashback sur l’enfance d’Elizabeth qui annonce le thème de l’épisode à venir. Ici, la scène se situe le 11 mai 1937, la veille du couronnement de George VI. Elizabeth et son père répètent ensemble le serment et l’onction, le moment non retransmis. Mais cette scène a été inventée pour permettre d’être dans un moment de complicité père-fille et  nous rendre Elizabeth sympathique et qui en même temps explique au spectateur ce qu’est le moment de l’onction et nous figure déjà ce que nous n’avons jamais vu. Puis, nous passons au vrai thème  de la série et de l’épisode : la signification de la Couronne, qui passe de corps en corps.

Dans ce court plan silencieux, on accède à la signification de ce qu’est la Monarchie. En effet, avec cette couronne,elle voit son père qui lui a transmis et devant le miroir, où elle voit son père, le spectateur voit son successeur Charles, appelé à la porter un jour, et Anne. Ainsi, l’idée du lignage et de la transmission de corps en corps illustre la continuité du pouvoir. Cette scène, qui relève de la fiction, reste vraisemblable car elle repose sur des sources et des récits. Certes, elle n’a pas fait répéter son père, mais Elizabeth a bien assisté au couronnement de son père qui lui avait demandé de faire un rapport écrit, conservé, sur ce qu’elle avait vu ce jour-là. Ici, la série s’inspire du réel et en fait un enjeu intime du rapport père-fille et de ce que signifie de prendre le pouvoir et de succéder à son père ainsi que la signification du poids de cette couronne. Le fait qu’elle demande à l’emprunter vient du témoignage de Charles : sa mère se serait  entraînée à la porter en lui donnant le bain ! Bien entendu, interrogée sur ce souvenir à l’occasion d’un documentaire réalisé pour les 65 ans de son couronnement, Elizabeth II prétendit ne pas s’en souvenir mais en revanche qu’elle se souvenait parfaitement du poids de la couronne.

L’épisode se divise par la suite en deux intrigues. La première revient sur les tensions qui se développent entre Philip et Elizabeth, sur le thème « qui porte la culotte dans le couple ? » Philippe se sent émasculé et cherche à affirmer sa virilité. Pour essayer de la contenter, elle le nomme président du comité d’organisation de son couronnement. Là, il essaie de prendre le pouvoir en modernisant la cérémonie. Une seconde intrigue se développe autour d’Edouard VIII et son  désir contrarié de vouloir assister au couronnement de sa nièce, le tout sur fond de ses regrets d’avoir renoncé au trône. La question de sa présence fut effectivement posée : peut-il assister au couronnement ? Finalement, sa présence étant impossible, il la regardera à la télévision depuis Paris.

Ces deux intrigues nous emmènent à la fin de l’épisode. Philip a fait un discours devant le Comité d’organisation qui a choqué mais le spectateur ne sait pas ce qu’il a dit. Finalement, c’est Churchill qui vient expliquer à la Reine ce qui s’est passé. S’ensuit une scène d’explications entre Philip et Elizabeth. La scène a été tournée non pas dans l’abbaye de Westminster mais dans la chapelle Saint Paul. Les plans choisis sont hérités des duels de cow-boy tandis que la musique imite les battements de cœur. Ce qui se joue ici correspond à un débat réel qui a eu lieu au sein du Comité. Mais ici, il se double de tensions intimes auxquelles le spectateur peut se référer facilement.

 

La scène du couronnement utilise des images d’archives et du commentaire de l’ORTF de l’époque.

                                                                                                       

La série s’autorise à ce moment une reconstitution ce que l’on a pas pu voir à l’époque : l’onction, ce qui permet au spectateur d’être avec la Reine. Dans le même temps, il entend le point de vue d’Edouard VIII, celui qui aurait dû être Roi, qui explique la force symbolique de ce qui n’est pas montré, tout en mettant en contrepoint l’amour entre Edouard et Wallis Simpson et la tension régnante entre Philip et Elizabeth, y compris durant la cérémonie. Une fausse archive est utilisée au moment où Philip s’agenouille (difficilement) devant Elizabeth.

Conclusion

Finalement, The Crown permet de répondre à cette question : comment une série historique, en faisant incarner des problématiques politiques et philosophiques, en  les faisant incarner par des personnages et en doublant les enjeux politiques d’enjeux intimes et personnels, parvient à nous les rendre accessibles et compréhensibles ? Comme il s’agit de force et de puissance des images, il ne faut pas perdre de vue que The Crown reste aussi une série monarchiste qui rend Elizabeth II sympathique et accessible, alors qu’elle ne l’est pas. Il s’agit en réalité du dernier avatar de cette médiatisation à outrance de la famille royale britannique mais une médiatisation, qui, en la rendant accessible, leur permet justement de durer et de continuer à fasciner au-delà de la Grande-Bretagne.

Le prince Harry et l’actrice Meghan Markle, notamment entourés de la reine Elizabeth II, du prince Philip,

du prince Charles et Camilla Parker-Bowles,

du prince William et de son épouse Kate. (KENSINGTON PALACE / photograhe : ALEXI LUBOMIRSKI)