Jeux vidéo et réchauffement climatique  : l’âge de raison ?

 

Alors que l’actualité a été monopolisée par la crise du Covid 19 depuis son émergence et sa diffusion à travers le monde puis, depuis février dernier, par la guerre en Ukraine, l’été 2022 semble avoir remis sur le devant de la scène la question des bouleversements climatiques en cours. Les déséquilibres en cours, à tous niveaux, semblent nous faire entrer dans une nouvelle ère, celle de la prise de conscience que plus rien ne sera comme avant. Après avoir intégré les problématiques d’activités humaines pouvant altérer jusqu’au climat, ces questions semblaient avoir été mises en retrait avec les Civilization IV et V. Avec la sortie de l’extension Gathering Storm, en 2019, Firaxis remet en pleine lumière des mécanismes intégrant les questions des bouleversements climatiques. La concurrence n’est pas en reste et le petit monde des 4X voit débarquer, avec à sa tête une équipe française, Humankind, du studio Amplitude, au sortir de l’été 2021. Benoît Humbert, Game Designer, m’a fait le plaisir d’un long échange et la dernière partie de cet article sera l’occasion de revenir sur les approches novatrices de ce jeu particulièrement stimulant.

Pollution, impact des activités humaines, gestion des catastrophes prennent une ampleur nouvelle  ; jeux vidéo et réchauffement climatique semblent pouvoir nourrir des réflexions fructueuses. Au point de bouleverser le genre et les habitudes des joueurs ?

 

Civilization VI, 30 ans de Civilization : climat et environnement au cœur de la matrice

 

Sorti en 2016 sur PC, le sixième volet s’inscrit dans la droite ligne des précédents : une première version, suivie de façon régulière par de juteuses extensions qui devront répondre aux attentes des fans. Très logiquement le jeu sort donc dans une version inaboutie, ce qui peut décevoir, mais créé aussi une attente quant aux suites.

Cette place centrale du joueur est rappelée en grande pompe par Sid Meier en personne, au moment des 30 ans de la franchise[1].

Après une première extension résolument tournée vers les aspects militaires et diplomatiques en 2018, Civilization VI : Rise and Fall, 2019 marque une étape décisive dans la franchise.

 

Cet opus se veut la synthèse de tout ce qui a été fait de bon depuis Civilization I, tout en essayant de coller au plus près de la réalité actuelle. Catastrophes naturelles imprévisibles, réchauffement climatique, nécessité de collaborer à l’échelle mondiale, quêtes de solutions technologiques, intellectuelles, politiques, sont au cœur du gameplay.

Fig.18 – Extraits du manuel de Civilization VI Gathering Storm

 

Effets environnementaux, température globale, montée des eaux : les indicateurs ne laissent aucune place au doute : la question du réchauffement climatique et l’impact des activités humaines sont au cœur de la réflexion du joueur. On retrouve donc ici la voie empruntée par les trois premiers jeux de la série, mais dans une version beaucoup plus aboutie. Tout d’abord ce réchauffement s’inscrit dans les mémoires, avec la mise en place d’une frise chronologique reprenant les moments marquants de la partie.

Fig.19 – Frise chronologique faisant apparaître le réchauffement climatique dans Civilization VI Gathering Storm

 

Figs.20 – Exemple d’évolution du climat au cours d’une partie

 

Les impacts sur une partie sont très concrets, comme l’illustrent ces captures d’écran. La fonte de la calotte glacière accompagne une élévation progressive du niveau des mers, obligeant le joueur à réagir par la mise en place d’aménagements spécifiques telles des digues.

Sécheresses, accroissement des tempêtes et des phénomènes extrêmes sont aussi au programme, rendant l’expérience plus immersive que jamais dans un jeu de la franchise. La dimension ludique s’en trouve renouvelée car le joueur, non seulement doit gérer les relations avec les autres civilisations, mais doit aussi tenir compte des évolutions d’un climat pouvant ruiner, par exemple, ses puissantes villes côtières. Ceci dit, pour un espace plus terrestre, plus enclavé, sans fenêtre maritime, ce peut aussi être une stratégie à ne pas négliger. Un adversaire ayant bâti sa puissance sur la mise en valeur des littoraux, sera bien plus affecté que celui qui s’est concentré sur le développement continental …

Civilization reste un jeu et tous les moyens peuvent être utilisés pour gagner certaines parties selon les joueurs. Viser une victoire scientifique (aller dans l’espace) ou militaire peut vous inciter à ne pas vraiment tenir compte du climat. A contrario, dans le cas d’une victoire diplomatique, il faudra devenir un leader dans la lutte contre le réchauffement climatique afin de pouvoir profiter de bonus de fin de partie très conséquents.

Dans le cadre des congrès mondiaux il est en effet possible de faire ratifier des accords climatiques pour démanteler les sites les plus polluants. Les textes du jeu qui accompagnent ces phases sont sans équivoque : « Nous partageons tous cette planète. Pour nos enfants et leurs enfants après eux, nous devons la protéger. » ou encore « Nous devons tous faire notre part pour réduire l’empreinte carbone de l’humanité. Ceux qui font le mieux seront remerciés par les générations à venir. »

 

Fig.21 – Présentation du congrès mondial

Le moteur principal du bouleversement climatique se résume pour l’essentiel aux émissions de CO2, prises en compte de façon continue et cumulative tout au long de la partie. Ceci signifie que l’IA pollue l’atmosphère également, pas simplement le joueur. Dès que les différentes civilisations atteignent l’âge moderne, avec une réelle production industrielle, la machine climatique commence à s’emballer progressivement.

 

Fig.22 – Contribution globale aux émissions de CO2, par joueur et par catégories

 

Les sources de pollution sont classiques : usines et centrales (les centrales nucléaires sont une nouvelle fois plus vertueuse), certaines unités consommant du charbon ou du pétrole, ainsi que le développement des chemins de fer. Ce sont cependant les centrales et usines qui produisent le plus de CO2, comme le précise la Civilopédia, véritable encyclopédie incluse dans le jeu. Le niveau de déforestation est également pris en compte comme un facteur aggravant.

 

Fig.23 – Description des effets, positifs et négatifs d’une centrale à charbon

 

Outre le congrès mondial évoqué plus haut, le joueur peut également miser sur des solutions technologiques ou politiques, incarnées par des doctrines sociétales qu’il s’agit de découvrir. Deux nous intéressent plus particulièrement, « l’écologisme » et « la baisse du réchauffement ».

 

Fig.24 – Présentation de « l’écologisme »

 

Fig.25 – Présentation de « la baisse du réchauffement »

 

Une première remarque quant à l’écologisme : le texte permet de montrer, au détour d’une mise en contexte historique, la prise en compte des travaux de recherche. Ici, Rachel Carson est mise en avant, comme une précurseure des travaux relatifs à l’écologie. Le bonus accordé, lié au tourisme, souligne le rôle de modèle que vous pouvez incarner, ce qui vous mène sur les chemins d’une victoire culturelle ou diplomatique. La seconde doctrine appartient à une approche futuriste de la société, présente dans les derniers tours d’une partie. Dans la version originelle, en anglais donc, il est fait mention de « Global Warming Mitigation », ce qui pourrait se traduire plutôt par « atténuation », plutôt que baisse. Ceci n’est pas anodin car il n’est pas question d’un retour en arrière dans le jeu. Une fois un palier de réchauffement atteint, on ne peut plus faire marche arrière. Au mieux peut-on retarder le passage à un autre palier. Cette doctrine permet de fabriquer dans les espaces industriels des systèmes pour capturer le carbone et offre des bonus conséquent pour une victoire diplomatique.

Quels sont les impacts sur les joueurs ? Devient-on un écologiste acharné ? Civilization VI Gathering Storm est-il un Cheval de Troie servant de simple « support pour une idéologie socialisante en vue de culpabiliser le public des gamers» comme le signale l’article de Dern cité en introduction ?

Il faudra bien des analyses poussées et approfondies pour disserter avec sérieux sur ces questions. Ce travail a commencé et je ne manquerai pas de citer ici les travaux, excellents, de Vincent Boutonnet et Marco Barroca-Paccard parus dans la revue électronique Vertigo, en avril dernier[2]. De mon côté, mes différentes parties, en attendant les prochaines, me permettent d’ores et déjà de tirer quelques enseignements.

Tout d’abord le plaisir des événements aléatoires, des soudaines tempêtes de blizzard par exemple, des éruptions volcaniques, sont autant de facteurs ajoutant du sel aux parties. C’est rageant, parfois, de voir une superbe ville rasée par une catastrophe mais le mécanisme ludique fonctionne. Ensuite j’ai gagné plusieurs parties sans forcément faire les efforts nécessaires pour réduire le réchauffement climatique. Stratégie pour provoquer l’effondrement d’une adversaire dont les littoraux constituaient le cœur de leur pouvoir, quête scientifique effrénée pour aller dans l’espace, victoire militaire ou religieuse, autant de parties au cours desquels les bouleversements climatiques n’ont pas été au cœur de mes réflexions, même si la menace m’a obligé à certains ajustements. Contrairement à ce qui est suggéré par Dern, la liberté reste totale et tous les joueurs peuvent s’y retrouver.

 

Assurément Civilization VI Gathering Storm est une réussite quant à sa capacité à représenter les liens entre activités humaines et bouleversement environnementaux. Tout aussi évident reste qu’il s’agit d’un jeu et non d’une simple entreprise de propagande d’écologistes faisant passer Alan Jonah pour un gentil hippie[3].

De prochaines analyses permettront assurément de mieux exploiter les arcanes de ce jeu. Mais, afin de nuancer aussi l’enthousiasme qui pourrait se lire dans mes propos, Civilization VI Gathering Storm n’est pas exempt de défauts, loin de là même.

 

Par exemple, concernant la gestion de la pollution, on reste engoncé dans une lecture simpliste, et fausse, d’une Révolution Industrielle qui serait la cause de tous les maux. Il est aisé de montrer, avec des élèves, en s’appuyant simplement sur quelques séquences de jeu et analyses de règles, de mécanismes, que ce jeu ne prend pas véritablement en compte la pollution ancienne. La destruction de l’Île de Pâques, les effets des activités humaines en Mésopotamie ou, pour coller au programme de HGGSP de Terminale, au Néolithique, sont autant d’éléments qui ne sont pas intégrés. Tout est simplifié dans une pollution qui serait quasi exclusivement liée à la simple production industrielle, faisant du charbon et des usines les cardo et le decumanus initiaux de tous nos maux.

 

Humankind, un autre regard sur les 4X et l’environnement ?

 

J’ai entamé en septembre 2021 une exploration des possibilités pédagogiques offertes par les jeux vidéo sous un nouveau jour, en consacrant, avec des élèves, toute une année au jeu Humankind. Avec le soutien amical des équipes d’Amplitude Studio, et tout particulièrement de Benoît Humbert qui me fait le plaisir de suivre mon expérience et d’échanger avec moi, j’ai donc pu mettre en place un protocole pour non seulement exploiter le jeu, mais surtout nourrir une réflexion quant à ses possibilités, avec des élèves. L’expérience a très bien fonctionné et fut riche en enseignements. Je vais pouvoir, à présent que je dispose de données concrètes, communiquer plus avant sur ces travaux, tout au long de l’année à venir. Un prochain article détaillera le protocole mis en place.

Nous fêtons en ce moment le premier anniversaire de Humankind.

Le jeu est encore très loin d’être achevé et nombreuses sont les évolutions qui l’affecteront à l’avenir. Les développeurs travaillent sur de nouveaux concepts, approches de gameplay, ajustements et les futures extensions, à l’image de ce qui se pratique avec les Civilization (pour rappel Gathering Storm est une extension) permettront de creuser davantage l’expérience vidéoludique. D’ailleurs une prochaine extension va bientôt voir le jour.

 

Après une première année d’exploitation et fort de l’expérience lancée avec des élèves entre novembre 2021 et juin 2022, la question de l’environnement et des modifications climatiques, soulèvent d’ores et déjà quelques remarques.

 

De façon très simple Humankind reprend les bases de jeu installées par les Civilization, tout en explorant d’autres approches. La plus significative différence est que le joueur peut changer de culture plusieurs fois dans le jeu, ce qui est extrêmement intéressant.

 

Contrairement à Gathering Storm, il n’y a pas, pour le moment, de mécanisme de réchauffement climatique comparable, avec par exemple l’élévation du niveau des mers. Est-ce à dire que le jeu revient en arrière à l’époque de Civilization IV, pour se concentrer sur les aspects de conquête, militaires ou culturels ? Non, très loin de là même. La pollution est au cœur d’un mécanisme complexe qui peut mettre fin à la partie … si tant est que le joueur l’accepte en début de cette dernière.

 

Lors  du Colloque ScienceXGames « Jeu Vidéo et Environnement » du 27 juin dernier[4], Émilien Gorisse, producteur chez Amplitude Studio, est revenu sur la place de la pollution dans Humakind. Cette dernière existe bel et bien dans le jeu mais il faut cocher, lors du lancement d’une partie, cette option. De nombreux joueurs se sont plaints du poids pris par la pollution d’autant que, à haut niveau, si le climat ne semble pas changer d’un point de vue graphique, l’atmosphère devenue trop polluée rend toute vie impossible et met fin à la partie. Ceci a pu nuire à la jouabilité, on retrouve ici des éléments explicatifs de l’abandon du système de pollution dans Civilization IV, et est confirmé par les nombreux échanges que l’on peut trouver sur la page Steam consacrée au jeu, comme le montrent les exemples suivants.

 

 

 

Figs.26 – Captures d’écran sur la page d’échange entre joueur sur Steam, espace où l’on peut acquérir et télécharger le jeu

Les habitudes prises sur d’autres 4X, les Civilization essentiellement ici, les discours plus politiques, qui existent de la part de joueurs climato-sceptiques, le côté trop punitif d’une pollution qui, de façon brutale, met fin à la partie sont autant d’aspects avec lesquels les équipes du Studio Amplitude ont dû composer. Au-delà de la plateforme Steam, c’est aussi grâce à la plateforme Games2gether que les équipes peuvent, de façon quotidienne, rester en contact avec la communauté.

Le réchauffement climatique n’en reste pas moins clairement abordé. Il est ainsi directement abordé avec une référence explicite au documentaire Al Gore, An Inconvenient Truth (2006), dans le cadre d’un arc narratif. Ce dernier est une mission qui s’affiche en cours de partie et offre des possibilités pour le joueur de choisir entre plusieurs options. Ces dernières comportent des risques, mais permettent aussi de gagner des bonus bienvenus.

 

Fig.27 – Captures d’écran du jeu : arc narratif « une vérité qui dérange »

 

Dans le cas présent, choisir « ignorer » permet de produire beaucoup plus pendant un temps limité (utile si on est engagé dans une guerre qui pose des difficultés par exemple) et ouvre la voie à un second arc. Ce dernier propose une nouvelle fois de tenir compte des avertissements, de glisser vers plus de collectivisme (comprendre intérêt de la majorité de la planète) ou de poursuivre l’enrichissement et la production. Si cette option est prise, alors le dernier acte n’offre plus de choix : un texte nous apprend que le climat est hors de contrôle et la panique devient générale dans toutes les villes, pour une durée infinie. C’est aussi la fin de la partie.

J’avoue que pour le moment je ne suis pas allé jusqu’à cette extrémité, pas plus moi que les élèves d’ailleurs. Nous avons exploré bien d’autres chemins. Ceci étant, le réchauffement climatique et la gestion de la pollution ont bel et bien été pris en compte par les équipes de Humankind. Le poids des retours des joueurs est un élément décisif (rappelons à toutes fins utiles qu’il s’agit aussi pour Amplitude Studio, tout comme pour Firaxis d’ailleurs, de vendre des jeux et qu’il s’agit, pour Humankind, de s’imposer dans un univers très concurrentiel, dominé par les mastodontes des 4X, Firaxis et Paradox) afin de trouver un juste équilibre entre simulation et plaisir de jouer.

 

Les sources de pollutions sont classiquement liées à la production et la population, en prenant appui des infrastructures de ville et des aménagements de districts.

 

Fig.28 –  Mécanismes de pollution dans Humankind

 

Il est bien entendu possible de réduire la pollution par des aménagements dédiés, en créant des espaces préservés, en replantant des forêts.

 

Fig.29 –  Réduire la pollution dans Humankind (même adresse internet)

Course technologique et protection active de l’environnement par la sanctuarisation d’espaces sont ici autant de voies possibles pour le joueur.

 

Bien entendu la pollution est globale et joueur comme IA peuvent avoir intérêt à coopérer pour y faire face (sauf à compter sur les désordres générés et compter sur sa propre résilience pour vaincre ses adversaires). Avoir – 100 en stabilité rend la gestion des territoires extrêmement difficile.

 

Fig.30 –  Les différents contributeurs à la pollution lors d’une partie

 

Avec une approche différente Humankind offre donc une possibilité aux joueurs les plus exigeants de pratiquer un jeu de stratégie 4X en tenant compte d’impératifs environnementaux majeurs. Le réchauffement climatique est donc bien présent, sous forme de texte et non de visuels spectaculaires, mais il est bien là. Les joueurs ont la liberté de choisir et il semble que peu d’entre eux, parmi celles et ceux qui s’expriment sur les forums et espaces d’échange, cochent cette option. Ainsi, si vous comptez finir la partie en choisissant les Japonais ou les Australiens, il faut savoir que leur quartier exclusif, respectivement le laboratoire de robotique ou la mine à ciel ouvert offrent des malus de pollution (+5 et +15).

L’avenir nous dira comment les développeurs pourront aller plus loin dans les mécanismes liés à une prise en compte encore plus fine des bouleversements climatiques, et particulièrement leur intégration dans un temps plus long. Il ne fait pas de doute qu’ils y travaillent.

 

Conclusion

 

Au moment de conclure ce dossier une première remarque s’impose à mes yeux. En tant qu’enseignant, l’exploitation des jeux vidéo fait totalement partie de mes usages, au même titre que d’autres supports, plus classiques. Considérés comme des témoignages de leur époque, leur exploitation permet de mettre en perspective des représentations de phénomènes, de crises, de questionnements, de faits, et leurs diverses évolutions.

Essentiellement les jeux sont utilisés comme des supports aux démonstrations. Mais, dans certains cas, les élèves peuvent être amenés à explorer les aspects ludiques, tout en nourrissant un véritable travail de fond, d’apprentissage. Ce dernier concerne bien entendu la capacité à appréhender le jeu et ses mécanismes ; pour faire simple, en jouant les élèves apprennent à jouer. Mais, derrière cette lapalissade, il est aussi possible de mettre en place une véritable réflexion autour des parties. Le jeu permet alors d’apprendre, de réfléchir, au même titre qu’un film peut largement servir de support pédagogique. Demeurent les questions essentielles, du matériel, des équipements nécessaires. Dans ce cas de figure, les réalités du terrain imposent leurs propres logiques. Je reviendrai sur le cadre de mes propres expériences. Assurément elles ne sont pas simplement reconductibles dans tous les établissements. Mais cette expérience permet à des élèves en difficulté sociale de pouvoir profiter de ce jeu. Tout aussi stimulant, autant de jeunes filles que de jeunes garçons participent, ce qui casse certains clichés renvoyant la pratique des 4X aux seuls garçons.

Pour en revenir aux jeux vidéo et à la question du réchauffement climatique, les quelques exemples présentés ici donnent quelques pistes de réflexion qui me semblent stimulantes.

Tout d’abord cette question est ancienne, contrairement à ce qu’on pourrait croire de prime abord. D’autres exemples de jeux auraient démontré que, dès les années 80, ces aspects ont été pris en comptes, sous des formes diverses. Pour ce qui concerne la série de Sid Meier, dès 1991 cette dimension est au cœur de certains mécanismes de gameplay.

Soucieux de plus de justesse dans la simulation, ou de mieux coller aux évolutions géopolitiques du temps, les questions climatiques ont été diversement simulées, disparaissant un temps, pour mieux revenir. D’évidentes contraintes techniques pèsent, software tout aussi bien que hardware : trop de complexité dans la simulation peut nécessiter des machines trop puissances. Ceci est par exemple perceptible pour la question des cartes graphiques ou des processeurs. Une modélisation trop riche risque de se couper de joueurs disposants de machines moins élaborées. C’est une approche qui concerne l’essentiel de l’industrie vidéoludique passant par PCs.

La place des joueurs a donc été essentielle. Leurs retours, surtout avec le développement de l’internet 2.0 au début du nouveau millénaire, ont guidé certains choix, comme l’a montré l’abandon de la gestion de la pollution avec Civilization IV. Même si les Mods ont pu permettre aux plus exigeants de construire leurs propres mécanismes de simulation des impacts des activités humaines sur le climat, le choix des équipes de Humankind de laisser ces questions en option, répond à une logique tout à fait compréhensible.

Il n’est pas envisageable d’espérer révolutionner de fond en comble le petit monde des 4X en allant contre les attentes ou représentations des joueurs. L’un des écueils les plus importants est de ne pas générer de tensions négatives chez les joueurs par manque d’explication. Les règles doivent être précisées, en amont, perçues comme logiques, accessibles pour éviter de basculer dans un rejet pur et simple du jeu.

Pour des entreprises qui désirent vendre leur produit, il n’est pas très opportun d’aller contre la volonté de la majorité, au risque de perdre une part importante de sa communauté. De nombreux joueurs de Humankind sont passés par la série des Civilization ; des habitudes ont été prises, des repères existent. Nombre de retours négatifs sur Humankind par exemple, comme me le rappelait dernièrement Benoît Humbert, viennent de joueurs qui, nourris par leurs habitudes, avancent l’idée qu’il faudrait faire comme dans Civilization et que ce qui s’en éloigne n’est pas bon. Une meilleure explication permet de résoudre ce problème et cette dernière peut prendre appui sur les retours des premiers joueurs, lors des betas.

Dans ce cas, aborder la question de la pollution et du réchauffement climatique nécessite, dans le cadre d’un jeu grand public, de penser joueurs avant peut-être d’explorer des mécaniques plus réalistes certes, mais qui perdraient ces derniers. C’est ici qu’intervient la dialectique classique entre la « simulation » et le « jeu ». Ces deux approches reposent sur des mécaniques différentes. D’un côté une volonté de coller à une réalité, au plus près de ce qui est possible, de l’autre la nécessité, pour un cadre ludique, de travailler les nécessaires équilibrages. Ainsi, il est nécessaire de ne pas oublier que la communauté des joueurs est par définition plurielle : les niveaux d’exigence entre des fans hardcores, mus par la recherche de réalisme ou de performance et pour qui il n’y a pas contradiction entre simulation et jeu, et des joueurs simplement désireux de se distraire, complexifient le nécessaire travail de consensus.

Cependant ces jeux, reflets de leur temps, permettent de montrer une ligne directrice assez claire : oui, le réchauffement climatique a et continue à faire partie des réflexions dans certains 4X. Le lien avec les activités humaines reprend les acquis de la science, à l’image des travaux du GIEC. La franchise des Civilization, par son immense succès, a ainsi touché des millions de joueurs de part le monde et a pu réveiller certaines consciences. Gageons que Humankind, du studio français Amplitude, connaisse le même succès et explore à son tour ces questions avec son propre regard.

Développés par des équipes qui ont été marquées, dans leur jeunesse, par ces réflexions autour du climat, de la couche d’ozone, et de Tchernobyl, ces jeux constituent un terrain d’étude particulièrement fécond. Cette matrice, alimentée par la Pop Culture a nécessairement eut un impact. Une personne qui a vu dans sa jeunesse Mad Max de George Miller, ou plus tard Le Jour d’Après de Rolland Emmerich, qui a grandi avec ces débats, avec cette Pop Culture fascinée par les thématiques de fin du monde, va l’intégrer dans sa réflexion au moment de créer. Très clairement, ces jeux me semblent marquer un tournant quant à la prise de conscience des bouleversements en cours. Rappelons au passage que certains jeux vidéo l’avaient intégré depuis plus de 30 ans, bien avant nos étés caniculaires qui seraient les moteurs d’une prise de conscience collective.

Pour en revenir à Humankind, il existe une véritable réflexion de fond pour coller à une certaine réalité historique. Pollution, réchauffement climatique, pandémies font partie des sujets que les équipes aimeraient à l’avenir aborder plus en profondeur. L’une des bases de réflexion serait de prendre en compte, de façon beaucoup plus fine, l’impact des sociétés sur leur environnement, depuis le Néolithique. L’installation humaine, par exemple, sa sédentarisation, pourrait amener à des bouleversements d’abord locaux qui toucheraient à la fois les paysages, mais aussi les stocks de certaines ressources. Le changement d’écosystème pourrait même, pourquoi pas, pour coller à une réalité étayée par la recherche, être le point de départ de pandémies. Nous serions alors bien loin de l’approche des Civilization et de la seule Révolution industrielle comme point de départ véritable des bouleversements de la planète. La pollution locale serait ici le point de départ d’une pollution plus globale, avec tous ses déséquilibres catastrophiques. L’histoire de l’humanité face à la nature, sa capacité à s’adapter, à se développer, à la protéger, ou pas, dans toute sa diversité culturelle, voilà un chemin qui serait la marque de Humankind.

Mais il faut aussi savoir raison garder. Ces jeux vidéo sont, par définition, des jeux. S’ils peuvent représenter des débats d’actualité, ils n’ont généralement pas vocation à servir spécifiquement des causes politiques, en dehors de jeux créés strictement dans cette perspective. Ils sont là pour satisfaire le plaisir de joueurs, avant tout. Ils ne sont pas là pour répondre spécifiquement au diktat d’une émotion, par définition passagère, qui risquerait de se perdre dans le tumulte d’un nouvel effet de mode, d’une nouvelle émotion, contradictoire. Qu’ils puissent, dans un second temps, parce que le joueur a aussi décidé librement de les acheter sous la forme d’extensions par exemple, nourrir des réflexions, être des points de départ didactiques (lorsque je fais telle action, ceci a un impact potentiellement négatif sur mon environnement dans le jeu, et s’il en était de même dans la réalité ?) et donc, pourquoi pas, servir de supports pédagogiques, ce sont là des questions extrêmement stimulantes. Ces dernières trouvent petit à petit une place dans la recherche et les pratiques, mais il reste encore beaucoup à faire. C’est ce que, à ma modeste place, je vais continuer à explorer et partager.

 

En attendant un prochain article, je tiens à remercier Benoît Humbert pour sa disponibilité, son éclairage toujours stimulant. Un immense merci aussi aux équipes de Amplitude Studio sans qui Humankind ne pourrait ambitionner de renouveler les 4X.

 

 

Épisode 1/3 – Sid Meier, Civilization et le réchauffement climatique, 1991-2001

Épisode 2/3 – Jeux vidéo et réchauffement climatique face aux enjeux du début du XXIè siècle

 

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Notes

[1] https://civilization.com/fr-FR/news/entries/it-s-civilization-s-big-30-year-celebration/

[2] https://journals.openedition.org/vertigo/35043

[3] Dans Godzilla 2, roi des monstres, ce personnage est à la tête d’écologistes terroristes qui décident de livrer la Terre aux monstres

[4] https://enjmin.cnam.fr/cnam-enjmin/agenda/colloque-sciencexgames-jeu-video-et-environnement–1342382.kjsp