L’invasion de la Pologne en septembre 1939 confronte les nazis à une question : que faire des Juifs qui vivent dans le nouveau Gouvernement général ? Les administrations nazies s’attachent alors à gouverner au destin de 2 millions de personnes.


Modérateur: Iannis Roder. Professeur agrégé d’histoire, spécialiste de l’histoire de la Shoah, membre de la mission dirigée par Vincent Duclert sur les génocides, Directeur de l’observatoire de l’Education de la Fondation Jean Jaurès. Auteur de : Allons z’enfants, la République vous appelle. Odile Jacob, 2018.

Intervenants:

  • Johann Chapoutot: historien, spécialiste du nazisme, professeur des universités. Auteur d’une dizaine d’ouvrages analysant l’idéologie nazie. Dernier titre paru : Libres d’obéir, le management, du nazisme à aujourd’hui, Gallimard 2020.

  • Christian Ingrao: directeur de recherche à l’EHESS, auteur de La Promesse de l’Est. Espérance nazie et génocide, 1939-1944 (Le Seuil).

  • Audrey Kichelewski: maitresse de conférences à l’Université de Strasbourg, historienne et spécialiste de l’histoire des Juifs en Pologne. Elle a notamment publié Les Survivants : les juifs de Pologne après la Shoah (Belin, 2018).


Ce compte-rendu prendra la forme d’un verbatim.

Voici la carte qui a servi de support à l’intervention:

Source: Wikipédia (Auteur: Xrysd)

IR (Iannis Roder) : Je voudrais commencer par vous parler de Jonas Turkow (1892-1988). C’était un homme de théâtre yiddish reconnu. Il oeuvra pour Oyneg Shabbos, une organisation qui chercha à constituer les archives de la catastrophe qui était en train de se dérouler dans le ghetto de Varsovie. Il occupa un poste important dans l’Union des juifs pour la résistance et l’entraide où il a pu constater l’immense détresse et l’étendue des souffrances des Juifs du ghetto de Varsovie. Il a survécu miraculeusement à l’insurrection du ghetto et il termina la guerre au sein d’un groupe de résistants polonais.

Dans le troisième tome de ses mémoires, qui s’appelle La Pologne après la libération, il raconte son quotidien à Lublin. Ce qui ressort de son témoignage, c’est l’immense détresse qui est la sienne dans cette Pologne pratiquement vide de Juifs. Il décrit les ruines physiques, culturelles, intellectuelles d’un monde à jamais englouti. Comme le dit Simcha Rotem, un des derniers combattants du ghetto de Varsovie,  à la fin du film Shoah: « Je suis le dernier juif vivant ». C’est le titre aussi du livre, témoignage poignant, de Chil Rajchman, un des 40 survivants du centre de mise à mort de Treblinka: Je suis le dernier juif.

Par là, ces hommes, survivants miraculeux, disent leur sentiment de désolation, leur angoisse et l’immensité du désastre. Ce désastre c’est le fait que des 3 millions 300 000 Polonais qui vivaient sur le territoire de l’ancienne Pologne en 1939, peut être 20 000 à 30 000 ont survécu sur le territoire polonais dans le Gouvernement général. Le Gouvernement général est la partie de la Pologne qui ne fut pas annexée au Reich et dont le statut dans l’imaginaire nazi évolua au fil du temps. 2 millions de Juifs vivaient dans le Gouvernement général. Ils vivaient principalement dans les grandes villes de Varsovie, Lublin, Cracovie… Quand les nazis s’emparèrent de la Pologne, qu’ils annexèrent la partie ouest et notamment la Silésie, mais aussi la région de Lodz. Très vite la question se pose de la manière dont il fallait gouverner les Juifs et les contrôler.

IR: Christian, peux-tu nous expliquer ce qu’est le gouvernement général ?

CI (Christian Ingrao) : c’est les résultats des choix qui sont opérés par les Nazis entre le 01/09 et le 15/10/1939, au moment de l’invasion de la Pologne et de ce basculement qui s’opère et qui fait que désormais des territoires extrêmement importants en surface et en population tombent sous l’administration des Allemands. Jusqu’ici, l’Autriche avait été incorporée car culturellement et ethniquement germanique, c’est la même chose pour les Sudètes. Pour le reste de la Tchécoslovaquie, les choses avaient été plus compliquées. Une partie est devenue la Slovaquie, un état satellite, et des formes de gouvernements individuels avaient été trouvées avec le protectorat de Bohême-Moravie. Avec la Pologne, on change d’échelle. Les institutions, qui vont devenir des institutions économiques et d’occupation, se trouvent face à un choix : que faut-il faire de la Pologne envahie par les Allemands ? Le choix est fait sur une base d’ethno-démographie. Des territoires sont destinés à être immédiatement germanisés et incorporés au Reich comme la région du Warthegau. Le reste de ces territoires où il n’y a pas de minorités allemandes significatives va devenir le Gouvernement général ou Pologne du Congrès.

Il faut s’apercevoir que ce nom de « Gouvernement général » vient de l’exemple français. Il y a quelque chose de l’ordre du colonial extra européen qui va se jouer dans ce que les nazis mettent en place. Une administration est mise en place, dirigée par un juriste, ancien avocat d’Hitler, Hans Frank. L’historien Raul Hilberg disait de Hans Franck qu’il était un adepte de l’autonomie des territoires. Ce qui l’intéressait c’était l’autorité horizontale. Hans Franck n’a eu de cesse que d’essayer d’autonomiser son territoire par rapport au Reich. Il a mis en place une administration essentiellement issue des réseaux de juristes qu’il avait réussi à bâtir ou des réseaux de la SA. On a ici un premier témoignage de ce qui va se passer. Le territoire va devenir assez rapidement un des lieux de l’affrontement entre les différents réseaux nazis pour essayer de gagner des prérogatives politiques pour imposer leur politique.

IR: Audrey, le Gouvernement général va être amené à « gérer » cette population juive, on pourra revenir sur ce terme « gérer ». Peux-tu nous dresser un tableau de ces Juifs de Pologne ?

AK (Audrey Kichelewski): les Juifs en Pologne ne représentent pas loin de 10% de la population. Sur 35 millions d’habitants, il y a plus de 3 millions de Juifs qui vivent en Pologne. Ils vivent surtout dans les petites villes, c’est une population plutôt urbanisée. Ce Gouvernement général est déjà une zone où vivent de nombreux Juifs car il y a beaucoup de petites villes.  Les Juifs sont, de par leurs activités (commerces, artisanats), davantage concentrés dans les villes où ils représentent 30% à 60% de la population. En 1939, vous allez avoir une partition et des mouvements de population. Au moment où la guerre éclate, va rapidement se poser la question de la survie et de la fuite. On estime à plusieurs centaines de milliers le nombre de Juifs qui vont fuir dès 1939 l’arrivée des Nazis vers l’Est dans la zone occupée à partir de 1939 par les Soviétiques. 20 000 personnes vont quitter la Pologne par le Sud du pays.

IR: on peut aussi parler de gestion de ces territoires ?

JC (Johan Chapoutot):  il faut revenir à ce qu’est l’imaginaire nazi, la conception nazie de ces territoires qui avant d’être une conception nazie est une conception allemande. Dans le long terme de l’histoire allemande depuis le XVIIe siècle, on considère les territoires qui sont à l’Est du Brandebourg et jusque vers l’Oural dans un axe Ouest-Est, et de la Baltique jusqu’à la mer Noire dans un axe Nord-Sud, comme des territoires de sauvagerie avec un gradient de dégradation civilisationnelle au fur et à mesure que l’on va vers l’Est. Ces territoires sont considérés par les Allemands comme des territoires à coloniser.

Il n’y a pas de tradition coloniale ultramarine en Allemagne. En 1683, il y a une première expédition en Afrique qui donne lieu à la naissance d’un comptoir de la part du Brandebourg, mais cette tradition n’est pas poursuivie ni encouragée. Cet imaginaire de la colonisation c’est une projection sur l’Europe continentale et notamment sur l’Est de l’Europe. C’est quelque chose que l’on invente au XIXe siècle quand les historiens prussiens parlent de la construction du territoire par la Prusse, inventent la poussée vers l’Est des chevaliers teutoniques qui, de fait, ont poussé vers l’Est, se sont établis au nord de la Pologne jusqu’en Baltique voire en Courlande avec l’établissement de Riga par exemple. Il y a cette idée que tout ce qui est civilisationnel à l’Est est l’oeuvre de la colonisation germanique. Colonisation au sens latin du terme de « mise en culture ». Le premier imaginaire qui se projette sur ces territoires est un imaginaire colonial qui prend forme de manière concrète avec la grande victoire allemande de la Première Guerre mondiale à l’Est avec le traité de Brest-Litovsk du 03/03/1918. Il établit une gouvernance allemande directe ou indirecte jusqu’à la Moscovie avec des annexions directes de territoires ou des satellisations de vastes territoires. La Pologne est complètement annexée. Ce traité réalise les fantasmes les plus fous du pangermanisme. La paix de Brest-Litovsk ne survit pas à la paix de Versailles. C’est important à considérer pour mesurer le traumatisme du traité de Versailles qui annule la très grande victoire des Allemands à l’Est contre l’Empire russe. Ils perdent une partie de la Silésie ce qui est un véritable traumatisme. Tout cela nourrit un fort irrédentisme dans les années 1920 en Allemagne. Cela touche singulièrement la Silésie qui pense à cette reconquête des victoires de la Première Guerre mondiale, mais aussi toute l’Allemagne qui pense à la reconquête des territoires des chevaliers teutoniques, et au-delà dans l’histoire, à la reconquête des territoires gothique, ostrogothique et wisigothique. Cet imaginaire colonial est du point de vue nazi, dans une continuité totale avec le référent colonial occidental.

« General Gouvernement » ou « Reich protectorat » sont des termes français. C’est d’autant plus intéressant que les nazis sont très attentifs à germaniser tous les grades et termes. Là on reprend le vocabulaire colonial français pour asseoir la légitimité du projet. Les Français ont le deuxième empire colonial, les Britanniques le premier et les États-Unis ont un empire colonial à domicile fondé sur l’esclavage et/ou la ségrégation. L’imaginaire colonial est parfaitement légitime pour les nazis.

Le deuxième élément qui s’ajoute à leur conception des territoires de l’Est c’est l’arriération sanitaire. C’est une obsession allemande, mais aussi occidentale depuis la fin du XIXe siècle avec la révolution pasteurienne et la révolution de Koch. Cette idée selon laquelle il y a contamination interindividuelle et interpopulationnelle. On retrouve partout en Occident des sas de filtration des migrants: Ellis Island aux États-Unis, le port de Marseille, le port de Hambourg etc… Ce qui est intéressant, c’est qu’après la Première Guerre mondiale au moment où l’Allemagne recule malgré ses victoires, la République de Weimar, met en place des sas de filtration sanitaire à la frontière entre la Pologne et l’Allemagne pour ne pas laisser rentrer des Polonais qui sont considérés comme arriérés. Tout ce que le racisme colonial français a nourri à l’égard des Arabes s’applique aux Polonais dans le cas allemand. Paul Weindling a montré dans Epidemics and Genocide in Eastern Europe en 2000, que sur un temps long, 1890-1945, la prégnance et la rémanence de cet imaginaire de la virulence, de la fièvre, de la contamination préexiste très largement aux Nazis et qu’il est solidaire d’un bain culturel occidental pastorien aseptique et aseptisant en Europe.

De fait, les nazis à partir de 1939, préparent intellectuellement et psychologiquement à la virulence des territoires de l’Est leurs troupes militaire, policière et civile, les trois ordres de colons. Cela touche la Pologne d’entrée de jeu avec de petits films d’enseignement pour la Wehrmacht où on dit aux gens qui partent à l’Est, « attention là-bas c’est contaminé ». Ces films montrent que quand on pénètre dans un ghetto, il faut y aller très protégé car ces zones sont des foyers de virulence et de contamination extrême. Christian Ingrao a écrit que l’on a une armée allemande en état « psychotique ». C’est le cas ici car on produit la psychose et cette psychose est d’abord sanitaire. Au-delà, cela prédispose à la violence extrême. Lorsque vous avez un cafard en face de vous ou un germe, pas un être humain, vous avez peur et vous utiliser des moyens de destruction aseptisant. Le lance-flamme est beaucoup utilisé et est solidaire de cet imaginaire de la contamination. Cela prédispose à d’autres traitements spéciaux qui vont être ensuite totalement arraisonnés sur le modèle médical.

IR : comment cette vision des territoires, de la population, préside-t-elle à la mise en place dans le Gouvernement général de la politique anti-juive ?

CI : il y a un imaginaire aseptique et sanitaire très fort qui va se décliner dans les questions d’aménagement et de colonisation à l’Est dans un discours assez ambigüe, composite. Il y a un discours de retour à la terre et de mise en place d’une civilisation agraire avec un côté sanitaire et modernisateur très important. C’est un retour à la terre, mais mécanisé. Le Gouvernement général va avoir aussi ce type de discours composite. Il est considéré par Hitler comme une terre de réservoir de main-d’oeuvre et dans le même temps considéré comme un dépotoir racial. C’est à la fois un endroit mal considéré et en même temps le Gouvernement général devient un des laboratoires de l’extrême, du paroxysme des politiques nazis. C’est cet endroit qui, dès octobre 1939, devient le territoire de destination de tous les Juifs expulsés des territoires incorporés au Reich immédiatement (Poznań, Tichenau par exemple). Au sein de ce Gouvernement général, les choses s’y passent très mal car le territoire vient de subir une guerre éclair. C’est un territoire très atteint par la guerre (entre 50 et 70% de destructions localement), qui reçoit entre 50 000 et 70 000 personnes en plus entre 1940 et 1941. Enfin, c’est un territoire qui fait l’objet de politiques de prélèvements extrêmement importantes. Un territoire considéré comme un « truc à pressurer et un dépotoir ».

C’est dans ce contexte que les politiques nazies se mettent en place en trois axes:

-Rendre visible les Juifs en les obligeant à porter l’étoile jaune dès le 23 septembre 1939;

-un arrêté de Hans Franck portant obligation du travail pour les Juifs à partir du 26 septembre 1939;

-une limitation des lieux de résidence des Juifs et donc le début de la mise en ghetto des Juifs à partir du 1er janvier 1940.

IR : du point de vue des Juifs: comment vivent-ils cette situation inédite ?

AK: il faut d’emblée préciser ce que l’on entend par cet isolement et ces ghettos. Il y a en plus de 400 dans le Gouvernement général, soit la moitié de l’ensemble des ghettos constitués au total. Cependant, ils sont tous différents. Il y a une chronologie très différenciée. Une géographie différenciée aussi. Dans certaines villes le ghetto est l’ensemble de la ville. Les ghettos ne sont pas tous fermés. Cela ne veut pas dire les grands murs comme on peut voire à Varsovie. Cela reste plutôt une exception au moins pendant un long moment. C’est plus souvent un ensemble de rues, plusieurs quartiers où sont assignés à résidence les Juifs qui ont été marqués de l’étoile jaune et où l’assignation à résidence est de plus en plus limitée. Les situations sont très différentes.

De plus, en termes de densité de population, les choses sont différentes entre un ghetto de 5000 habitants et celui de Varsovie avec un demi million de personnes soit plus du 1/3 de Varsovie. Il y a aussi la manière dont les Juifs vont être parqués dans les ghettos qui est différente. À Varsovie, vont être déplacés de force tous les Juifs des villages environnants et villes. En plus d’une population juive importante dans la capitale ces déplacements vont renforcer la densité de ce ghetto. Inversement à Cracovie, au contraire, il va y avoir des expulsions. Le périmètre où vont se concentrer les Juifs, dans une toute petite partie de la ville, est un périmètre très restreint. Cela fait que beaucoup de Juifs vont être expulsés de Cracovie. La configuration est donc totalement différente selon où on se trouve et selon la population qui y est.

IR : pour les nazis ces quartiers sont vus comme des zones de contamination, peux-tu nous éclairer là-dessus Johann.

JC : on parle de ghettos, mais la dénomination administrative est très descriptive et très neutre. On parle de jüdishes wohngebiet (« zones de résidence juive »). C’est inscrit à l’entrée des ghettos fermés. En dessous de cette dénomination très neutre dont les nazis sont coutumiers, il y a toujours cette spécification « Attention ! Danger de contamination » avec la représentation graphique d’un crâne et les os qui montrent que si vous pénétrez dans cette zone vous allez vous contaminer mortellement. Généralement on a aussi en allemand et polonais les mots « Attention typhus ».

De fait, ce qui est intéressant et incroyable dans la politique nazie, c’est le fait que les nazis arrivent avec cette idée que les populations juives sont des populations contaminantes, qu’elles ont développés des attitudes de porteurs sains. Elles sont porteuses saines, mais vectrices de contamination de toutes les maladies éradiquées par la politique sanitaire, hygiénique, médicale, à l’Ouest en Allemagne. Par leur politique de ghettoïsation, singulièrement dans les lieux qui sont fermés, la concentration de population, la densité démographique, les problèmes de ravitaillement aboutissent à une situation sanitaire désastreuse. Des maladies se développent comme typhus, le choléra, la gale etc. De fait, cette situation produit ce que les nazis redoutaient dans un phénomène de performativité meurtrière avérée.

Dans mon livre la Révolution culturelle nazie, j’ai écrit un chapitre sur un rapport de 1944 d’un médecin du Gouvernement général. Un médecin de l’Institut de médecine tropicale de Hambourg. On dépêche ces médecins à l’Est dans le Gouvernement Général, en Pologne annexée et puis plus à l’Est parce que ce sont des terres de colonisation. D’ailleurs, les troupes que l’on envoie et que l’on constitue sur place avec des volontaires locaux sont des troupes revêtues de l’uniforme des troupes coloniales allemandes. Dans le rapport de ce médecin de Hambourg qui faisait le point sur le typhus en Pologne, il est écrit qu’à l’été 1941, il y a eu un pic de contamination qui toucha les Juifs, mais aussi les fonctionnaires, les policiers et les militaires allemands. C’est quelque chose qui les préoccupe. La courbe s’inverse à partir du moment où entre décembre 1941 et printemps 1942, on décide de mettre en oeuvre des politiques d’éradications sanitaires et justifier ainsi des ferments de contamination.

Iannis parlait tout à l’heure des termes utilisés par les Allemands comme « Gérer ». Quels étaient les termes allemands utilisés pour la gestion des populations ? Le terme regieren (« Gouverner », « diriger »). Ce mot vient du latin regis. Cela renvoie en la croyance qu’ont développé les conseils juifs que les Allemands, dans une politique tout à fait coloniale de délégation de responsabilité, vont dire aux Juifs de se gouverner eux-mêmes.

Les membres des conseils juifs  (judenräte) fonctionnent sur ce référent sémantique du regieren. Cela renvoie à l’alliance royale traditionnelle entre les populations juives d’Europe centrale et d’Europe de l’Est qui, de tradition immémoriale, ont une alliance avec les rois et avec les souverains d’Autriche et de Prusse qui les protègent contre l’Église catholique, les masses populaires et les pogroms. De fait, les choses ne se sont pas si mal passées quand les Allemands sont arrivés en 1918 et les communautés juives locales ont ce souvenir que quand les Allemands viennent ils sont protégés.

En fait, ce qui se passe en Pologne annexée et dans le Gouvernement général est une répétition de ce qui va se passer dans le Grand Est, mais aussi ce qui va se passer à l’Ouest. Vichy vit dans l’idée que la France va regagner son rang en Europe sauf que la France va disparaître. Les nazis vont faire comme en Pologne: une partie annexée incorporée pour des raisons raciales commencée avec l’Alsace-Moselle; une partie centrale qui sera un État SS, un laboratoire de reproduction biologique. Au-delà du Rhône, cette région sera une sorte de protectorat. Il y a aura un gouvernement local avec pour capitale peut-être Toulouse. Cela servira de dépotoir racial et de grenier à blé pour l’Allemagne.

IR : la première des catastrophes c’est la situation sanitaire et la famine. Comment les autorités juives parviennent-elles à gérer cette pénurie dans le gouvernement général?

AK : on peut revenir sur la formation de ces conseils juifs. Cela a été possible car dans l’imaginaire et l’expérience des Juifs polonais, les Allemands n’étaient pas si terribles que cela. Les mouvements de Juifs vont aller vers l’Est mais il y a aussi des mouvements de Juifs sous domination des Soviétiques qui vont aller vers l’Ouest pensant que leur vie y sera meilleure. Ces conseils se constituent parce que les Allemands obligent ces formations. Ces conseils sont formés des notables, des élites de la ville. Des personnes en qui les gens ont confiance (avocat, médecin…). Les Allemands leur confient les tâches administratives de faire appliquer toutes les mesures qu’ils vont édicter. Autre institution importante, pour maintenir l’ordre dans les ghettos, il va falloir déléguer l’autorité à une police juive. Cette police juive va être chargée du respect de toutes les mesures prises. Très rapidement, ces institutions vont être contestées notamment par des mouvements de la jeunesse juive. On peut également rappeler que ces institutions ne fonctionnent pas en vase clôt. Les conseils juifs sont en contact quotidien avec les Polonais à Varsovie par exemple pour des questions financières, budgétaires ou logistiques comme l’évacuation des ordures du ghetto. Deuxième élément d’interaction, la police polonaise supervise la police juive.

IR : La population souffre énormément. Entre novembre 1940 et juillet 1941, il y a 3000 morts par mois dans le ghetto de Varsovie. Cette situation est terrible. Le dirigeant du conseil juif du ghetto de Varsovie, Adam Tcherniakov va se suicider. Dans une lettre posthume, il écrit qu’il ne veut pas participer à la mise à mort de son peuple car on lui demande de livrer 6000 personnes le 22 juillet 1942. Il comprend alors que c’est le début d’une mise à mort systématique et refuse de participer à cela. Christian, comment les nazis gèrent-ils cette politique génocidaire ?

CI : il faut rappeler quelques dates. De septembre 1939 au début de l’année 1941, on est dans une politique d’occupation et d’administration extrêmement brutale. Des politiques qui mènent à des crises sanitaire et de subsistance fortes dans les ghettos. Quand on concentre des personnes, qu’on leur ôte tous moyens de subsistance et que vous mettez en place des politiques de prélèvements sur le pays dans lequel vous êtes en train de faire cela, vous avez de crises de subsistance, les gens commencent à mourir de fin et de maladie.

À partir de l’été 1940, les nazis pensent que le Salut va venir d’un projet de déportation des Juifs vers Madagascar. Ce projet concerne les Juifs de toute l’Europe sous domination allemande, soit 3,4 millions de Juifs. Penser que l’on pouvait envoyer autant de Juifs sur un territoire qui avait du mal à nourrir sa population, où la peste était et est toujours endémique, c’était accepter par avance une crise démographique. On était ici dans quelque chose de l’ordre de l’imaginaire, d’élimination indirecte des juifs. Cela ne fonctionne pas à cause des pilotes de la R.A.F. qui empêchent l’invasion de l’Angleterre. Les Anglais dominant les mers, le projet devient impossible.

En novembre 1941, c’est la fermeture définitive du ghetto de Varsovie parce que les Allemands s’aperçoivent que la question juive devra être traitée ici et maintenant. Le Gouvernement Général redevient le réservoir à Juifs qu’il avait été de 1939 jusqu’au printemps 1940. En 1941, la situation change. Avec les projets d’invasion de l’URSS, le Gouvernement Général n’est plus un territoire marginal, mais devient le coeur de cet Empire qui doit s’étendre jusqu’à l’Oural. Ce territoire devient un territoire à germaniser immédiatement et non plus un dépotoir. À l’été 1941, au moment où les nazis avancent sur le front de l’Est, les responsables du Gouvernement Général disent qu’il y a des problèmes d’approvisionnement et des problèmes sanitaires qui vont créer une surmortalité. Ils réfléchissent à d’autres moyens pour accélérer le processus d’extinction  direct des juifs par famine dans le Gouvernement General.

En novembre 1941, une décision est prise d’extermination directe des Juifs. À partir de ce moment-là, des hommes de l’aktion T4 arrivent et mettent au point les différents installations d’extermination. Cette installation dure de novembre 1941 jusqu’à avril 1942, date à laquelle l’extermination systématique des Juifs commence. L’administration qui s’en occupe est un patchwork. L’administration a été confiée au chef de la police et des SS du district de Lublin, Odilo Globocnik. C’est un des caciques de la SS du Gouvernement Général. Il fait appel à des gens de la chancellerie, l’aktion T4, pour opérer les installations d’extermination. Cependant, sur place, ce sont les agences pour emploi qui font les listes des gens qui doivent aller dans les camps. Les institutions se font concurrence, mais sur le terrain, elles collaborent pour mettre en place la politique d’extermination.

En février 1942: 80% des victimes du génocide sont encore en vie. En avril-mai 1943: 80% sont des victimes du génocide sont décédées. Le Gouvernement Général est donc un point culminant de ces pratiques génocidaires  et un point qui cumule l’ensemble des moyens utilisés pour exterminer les Juifs: la famine, les fusillades et enfin les installations d’extermination notamment de Sobibor et Treblinka.

IR : concernant la question du travail. Il y a l’élimination des Juifs du Gouvernement Général, mais pour Lublin ou Varsovie par exemple, la liquidation n’est jamais systématique. On va garder de la main d’oeuvre utilisée par différentes administrations: le Gouvernement Général, la Wehrmacht, la SS. Ils ont des intérêts économiques. À partir du début de l’année 1943, ces travailleurs forcés Juifs, 350 000 en janvier 1943 dans le Gouvernement Général, sont peu à peu liquidés. Christian, comment tu analyses cette concurrence entre les différentes administrations sur la main-d’oeuvre et en même ce basculement dans la liquidation d’une population qui avait une utilité pour les nazis ?

CI : la question est compliquée car elle dépend des configurations locales. La première chose que l’on peut observer c’est que la SS et notamment les institutions locales du district de Lublin, ont été précurseurs dans la mise en place de ces camps de travail. 70 000 Juifs étaient dans 76 camps de travail dans le district de Lublin dont 43 étaient au service de l’inspection des services de l’eau. On a un acteur qui capte de la main-d’oeuvre, qui la rend servile et qui délègue l’exploitation de cette main-d’oeuvre à une institution civile. Les agences pour l’emploi gardent cette main-d’oeuvre à la disposition des entrepreneurs et des administrations civiles.

Il faudrait arriver à articuler le kaléidoscope des situations locales avec les basculements macroéconomiques qui se passent à ce moment-là. À l’été 1942, l’office principal d’administration et d’économie du Reich qui est à la fois l’administration des camps de concentration  et en même temps l’uns des plénipotentiaires pour la guerre totale, est en train de mettre en place une nouvelle alliance avec Goering d’un côté et de l’autre le ministre de l’agriculture et du ravitaillement. L’idée est de mettre en place une mobilisation supplémentaire. On a un basculement vers beaucoup plus de rationalité qui intervient à partir de l’été 1942 et plus encore à l’été 1943. En même temps, des impulsions radicalisatrices vont venir balayer tout cela. À partir de juin 1942, Himmler donne l’ordre d’un génocide opéré en une année. C’est cet ensemble de choses contradictoires qui reflète ces politiques locales avec toutes les contradictions que l’on peut y trouver.

IR : novembre 1943 c’est la liquidation des derniers 50 000 travailleurs forcés du Gouvernement Général. Audrey, on peut considérer qu’à la fin de l’année 1943, il n’y plus de Juifs dans le Gouvernement Général à part quelques îlots ?

AK : en tout cas il n’y a plus de Juifs identifiés comme tels. On estime à plusieurs dizaines voire plusieurs centaines de milliers les Juifs qui ont pu s’échapper avant la liquidation des ghettos malgré les forces concentrées contre eux, malgré les cordons de la police polonaise et malgré la chasse active menée contre eux au moment de la déportation et ensuite entre 1943 et 1945. Une chasse aux juifs menée très activement par les nazis sur place, mais aussi par des Polonais récompensés quand ils ramènent un juif; menacés s’ils fournissent de l’aide. On estime que plus 100 000 juifs sont morts entre 1943 et 1945 lors de cette chasse aux Juifs, directement ou indirectement. La responsabilité d’une partie de la société polonaise est ici engagée. C’est une réalité historique de le dire. Au terme de ces deux années tragiques, si on compte les quelques survivants Juifs qui avaient pu s’extraire des ghettos et des camps et de l’extermination, on a quelques dizaines de milliers de juifs tout au plus. Il faut y ajouter les survivants qui avaient fui en URSS et qui ont réussi à survivre. Au total, on a à peu près 200 000 rescapés sur les 3 millions de Juifs polonais en 1945.


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