Nous adaptons nos systèmes de production d’énergies pour faire face au réchauffement climatique. Mais ces changements technologiques ne sont pas neutres : ils ont eux aussi leurs conséquences environnementales et pourraient bien faire entrer les pays industrialisés dans une nouvelle forme de dépendance. La géopolitique des terres rares et du coltan est différente de celle du pétrole et du gaz mais pas moins problématique.

Intervenant(s) :

Laurent Griot, Enseignant-Chercheur – Grenoble Ecole de Management ;

Guillaume Pitron, Journaliste et réalisateur – Editions LLL

Laurent GRIOT :

Les matières critiques alimentent notre capacité d’adaptation notamment au numérique et au réchauffement climatique avec les technologies vertes. Ces matières premières sont à la fois indispensable et pas si évidentes d’accès que cela : elles sont probablement en train de nous (Occidentaux) faire passer d’une dépendance au pétrole (avant cela gaz, charbon…) à une autre dépendance à d’autres matières, à d’autres fournisseurs. Cela fait naître une géopolitique n’est pas moins complexe que celle que l’on avait à gérer dans le domaine des énergies fossiles.

Guillaume PITRON est journaliste, réalisateur, documentariste. Il a réalisé un documentaire l’an passé : « la face cachée des énergies vertes ». Il a publié en 2018 un ouvrage : la guerre des métaux rares, la face cachée de la transition énergétique et numérique.

Guillaume PITRON a consacré une grande partie de sa carrière aux matières premières. Comment en tant que journaliste, documentariste, on s’intéresse à ces sujets-là ?

Guillaume PITRON :

Il a toujours voulu être journaliste de terrain. Il a changé de métier, a été juriste en banque auparavant. Au bout d’un an et demi, il s’est tourné vers le journalisme de terrain, plutôt axé sur des questions géopolitiques. La Géopolitique sous-entend souvent contrées lointaines et enjeux lointains, et il est souvent difficile d’intéresser le grand public à ces enjeux-là. La façon de rendre les choses concernantes, c’est de passer par le biais de la matière première. Par exemple, on extrait au fin fond du Soudan la gomme arabique (d’acacia), cela ne semble a priori pas très intéressant, mais si l’on ajoute que sans cette gomme d’acacia il n’y a pas de Coca-Cola, cela devient très intéressant, puisque cela concerne notre quotidien de consommateur.

En fait, parler de choses qui sont lointaines et a priori pas concernantes, mais expliquer que là-bas se jouent des enjeux autour de matières premières qui finissent dans notre assiette, notre portefeuille, notre téléphone portable… cela fait de nous des acteurs de ce qui se passe au bout du monde et ce qui se passe hors du monde a des impacts sur nous. Il a donc travaillé la question des matières premières pour rendre le lointain plus proche, le lointain plus intéressant.

Laurent GRIOT :

Les matières premières critiques touchent notre quotidien de près. Aussi, l’investissement en tant que journaliste de terrain, va permettre aujourd’hui de donner de la vie du terrain à un phénomène vu comme un peu théorique et lointain.

Il y a une série de métaux qui sont en train de devenir totalement indispensable à nos vies quotidiennes et probablement encore plus dans l’avenir, notamment en ce qui concerne la transition énergétique. Que sont ces métaux, matières premières critiques ? Comment sont-ils devenus critiques, en quoi nous sont-ils indispensables ?

Guillaume PITRON :

Le terme « matières premières critiques » apparaît pour la première fois dans un rapport de 2011 de la Commission européenne. C’est une liste qui incluait une quinzaine de matières premières dites critiques : agricoles et surtout minerais et métaux. En effet, en 2010, avait eu lieu un embargo chinois sur les terres rares : la Chine a bloqué de manière informelle ses exportations de terres rares à destination du Japon et des États-Unis. Cela a duré 6 mois. Les pays européens se sont alors rendus compte de leur dépendance à la Chine et cherchent à faire le point sur les risques de rupture d’approvisionnement auquel ils se sont assujettis en ne dépendant que d’une poignée de pays producteurs.

Cette liste est mise à jour tous les trois ans (2014 ; 2017 ; 2020). En septembre 2020, la Commission européenne annonce une liste de 30 matières premières critiques. On y retrouve des matières agricoles comme le caoutchouc naturel mais aussi des minéraux, du minerai comme le graphite, certains très abondants dans l’écorce terrestre comme le silicium (il en faut beaucoup pour les panneaux solaires) ainsi que des métaux stratégiques et rares (indium, bismuth, terres rares, lithium…).

Un métal critique est un métal qui peut être rare pour des raisons géologiques, et qui est stratégique pour nos économies modernes (panneaux solaires, éoliennes, moteurs des voitures électriques…). Compte tenu de la concentration de leur production dans certaines zones du monde, avec des pays qui tiennent la majorité de la production, il y a des risques de rupture d’approvisionnement car nous sommes dépendants d’un pays ou d’une poignée de pays qui peuvent décider du jour au lendemain de cesser leur exportation comme ce qu’a fait la Chine en 2010, alors qu’elle produit plus de 80 % des terres rares du monde.

À mesure que nous avançons vers un monde plus connecté, plus vert, nous nous retrouvons à devoir gérer et prendre conscience des nouveaux défis notamment d’approvisionnement.

Laurent GRIOT :

Ce sont des matières premières critiques car elles impactent notre mode de vie, notre technologie quotidienne … mais aussi l’industrie militaire : par exemple les aimants permanents produits avec les terres rares.

Guillaume PITRON :

Certaines terres rares sont utilisées dans l’électronique, l’optique, et une grande application des terres rares ce sont les aimants. Ce sont des aimants extrêmement puissants. Ils sont utilisés dans de nombreuses applications, notamment dans les moteurs de voitures électriques mais ils ont également une utilisation hautement stratégique pour les bombes intelligentes (américaines, de Boeing et pour le F 35 : il faut 417 kg de terres rares pour faire voler un F 35). Cela implique donc des enjeux de sécurité nationale. Les Américains sont très inquiets de cette dépendance aux terres rares chinoises pour faire voler leurs technologies militaires.

Laurent GRIOT :

Nous sommes en train de changer de dépendance (auparavant pétrole,…), vers qui va cette dépendance ? Seulement vers la Chine ? Aujourd’hui, quelle est la place de ces grands quasi-monopoles ?

Guillaume PITRON :

En schématisant, le XIXe siècle c’était le siècle de charbon, dominé par l’Angleterre. Les Anglais étaient capables d’extraire la matière première, et de développer la technologie qui utilise cette matière première (machine à vapeur). Au début du XXe siècle, il y a un basculement vers le pétrole. On découvre que le pétrole a une densité énergétique bien meilleure, qu’il peut permettre de faire décoller des avions. On voit alors un basculement des économies monde vers les États-Unis, qui sont non seulement capables de produire du pétrole pour eux-mêmes ou d’aller sécuriser les approvisionnements de pétrole au Moyen-Orient, mais aussi de développer les technologies qui utilisent le pétrole. Puis nous basculons dans une troisième révolution industrielle qui est une révolution énergétique, qui voudrait limiter notre consommation de charbon et de pétrole, en se tournant vers les technologies vertes qui utilisent toutes ces matières premières minérales et métalliques. Nous sommes dépendants d’autres pays que les pays du Moyen-Orient, notamment des pays tels que l’Indonésie, la Bolivie, le Brésil, le Chili, l’Afrique du Sud, … et la Chine qui produit environ 40 % des matières premières critiques dans le monde. Ces pays tiennent l’approvisionnement de ces matières premières qui sont en train de tenir les technologies qui utilisent des matières premières : les panneaux solaires, les éoliennes et les batteries de voitures électriques (la Chine produit plus de 60 % des batteries de voitures électriques !). C’est donc un basculement des économies monde où la Chine reproduit un schéma éculé où elle se place en leader de cette transition énergétique.

Ce ne sont pas des matières premières que l’on trouve spécifiquement en Chine ou en Bolivie… mais ce sont des matières premières que l’on trouve partout sur terre. Certes, certains pays sont un peu plus dotés que d’autres comme la Chine (38 à 40% des ressources de terres rares), mais la Chine n’a pas de cobalt par exemple. On pourrait extraire des terres rares en Europe et aussi dans les océans. Mais depuis 30 à 40 ans, nous nous sommes organisés pour que la production de ces terres rares échoue à quelques pays spécialisés. Ce n’est pas un hasard géologique qui explique les choses, mais c’est donc davantage une organisation industrielle du monde entre des pays qui sont plus producteurs que d’autres qui achètent ces matières premières.

Laurent GRIOT :

Comment en est-on arrivé à cette organisation industrielle qui nous place en situation de dépendance face à des quasi-monopoles ? Nous avons des besoins identifiés, et pourtant on laisse ce marché un nombre d’acteurs restreints.

Guillaume PITRON :

Historiquement, l’Europe a été un grand producteur de minerai. Puis notre production minière a baissé. Les 30 à 40 dernières années consacrent pratiquement l’abandon des mines en France et en Europe. Aujourd’hui, l’Europe consomme le quart des matières premières minérales et métalliques de la planète alors qu’elle n’en produit que 3 % ! Pourquoi ? Parce que la mine c’est sale.

Il ne faut pas oublier que nos modes de vie dématérialisés, verts, propres, responsables… procèdent d’abord d’une entaille dans le sol. Ce coût environnemental de l’extraction et du raffinage (raffinage de ces matières premières critiques demande énormément de produits chimiques, d’eau…) est tel que l’Europe ne veut plus en assumer le coût. Nos opinions évoluent, nous voulons une planète plus propre avec une réglementation environnementale qui se durcit. Les conflits et les tensions sociales deviennent latents, il y a un mouvement général dans les pays de l’OCDE de fermeture des outils industriels (mine et usine de raffinage) pour ne pas avoir à assumer la pollution …

Nous débarrasser du raffinage de ces matières premières ne signifie pas nous passer de ces matières : d’autres pays qui pouvaient assumer cette production nous ont donc remplacé. Il n’y a rien eu de formel, pas de traité pour organiser le monde entre d’un côté ceux qui produiraient ces matières premières à notre place, quitte à en assumer un coût environnemental très lourd, et de l’autre ceux qui pourraient ensuite acheter ces matières premières raffinées, purifiées.

Si nous en sommes aujourd’hui dans une situation de dépendance à la Chine notamment, mais aussi au Congo Kinshasa pour le cobalt, à l’Afrique du sud pour les platinoïdes, à la Russie pour le palladium et le nickel … c’est que nous avons souhaité en délocaliser la production. Il y a une considération environnementale et technologique qui aboutit à une situation de dépendance telle que nous la connaissons aujourd’hui. Le fait de ne pas vouloir assumer le coût environnemental a un coût géopolitique.

Laurent GRIOT :

Avant de voir en quoi cette dépendance est aussi source de levier diplomatique et d’influence, est-ce que ces mines sont aussi néfastes à l’environnement que ce que l’on imagine et est-ce que ces pays-là continuent d’envisager les choses de cette façon-là : par exemple la Chine est aujourd’hui un des pays en pointe dans la lutte contre le réchauffement climatique. Est-ce que ses pratiques évoluent ? En Indonésie, le raffinage est-il toujours aussi nuisible à l’environnement aujourd’hui ? Y a-t-il une évolution vers l’extraction plus propre ? Est-elle possible ?

Guillaume PITRON :

Il a vu des mines en Amérique latine, aux États-Unis, en Afrique, en Asie, en Europe : il s’est rendu compte que le monde est « moins violent que ce que l’on dit » : on se fait moins la guerre, la violence collective a beaucoup diminué. Cependant, la violence est environnementale. La pollution plastique en Méditerranée, les forêts primaires indonésiennes remplacées par des palmiers à huile sont réelles ainsi que la pollution des matières premières critiques en Chine. Le désastre environnemental causé par l’extraction de ces matières premières critiques est très impressionnant.

Pour le documentaire « la face cachée des énergies vertes », Guillaume Pitron est allé en Chine en 2019, dans les mines de graphite et aux abords des zones de raffinage de terres rares. Il n’avait jamais rien vu de tel (par exemple un lac artificiel de rejet des eaux usées). Il y a un paradoxe total de ces métaux qui servent aux énergies vertes et qui génèrent des pollutions colossales. La situation est telle parce que la Chine s’est totalement moquée de l’environnement jusqu’à récemment. C’est paradoxal en Chine, il y a deux dynamiques : d’abord, la production de charbon (elle ouvre actuellement à tour de bras des centrales à charbon), et en même temps c’est le pays qui accélère le plus dans la lutte contre le réchauffement climatique avec l’énergie verte. La Chine est toujours le premier pollueur mondial en CO2, et en même temps c’est celui qui veut le plus vite basculer vers les mixs électriques décarbonés. Cela s’explique par une pression sociale énorme en Chine : en fait, le parti communiste chinois est paradoxalement un organe politique qui écoute énormément sa population ! Il y a beaucoup de mécontentement sur les réseaux sociaux sur le sujet environnemental. C’est une question majeure en Chine, c’est le premier sujet de troubles sociaux et de manifestations dans le pays. C’est un enjeu de légitimité pour le parti communiste chinois que de s’attaquer à la pollution sous toutes ses formes afin d’éviter l’augmentation des troubles sociaux. Il y a actuellement Chine un mouvement global de fermeture des usines polluantes, de basculement des industries lourdes vers des industries plus légères (informatique, …) qui polluent moins mais qui génèrent autant de valeur ajoutée. Il y a un mouvement d’assainissement des pollutions minières, pour répondre à la demande de qualité de vie de la classe moyenne chinoise.

La Chine évolue. Elle a préféré limiter sa croissance de 4 points ces dernières années. Pour que les classes moyennes chinoises vivent dans un contexte écologique meilleur. C’est une évolution réelle, et ce n’est pas l’Occident qui fait pression sur la Chine pour qu’elle change. Elle change toute seule dans l’intérêt de maintenir sa stabilité politique.

Laurent GRIOT :

C’est assez étonnant pour un Occidental d’entendre dire que le PCC écoute sa population.

Guillaume PITRON :

Le PCC la surveille, donc il écoute ! On ne leur donne pas la parole, mais on les écoute

Laurent GRIOT :

Les autorités chinoises arrivent-elles à lutter contre les productions clandestines ? Près d’un tiers des terres rares produites en Chine le sont clandestinement (ou leur exportation).

Guillaume PITRON :

C’est une question experte. C’est même 40 % de la production en terre rare en Chine qui est faite clandestinement. Notamment au sud de la Chine. On y trouve des mines illégales tenues par des mafias. Cela pose deux problèmes à la Chine : un problème environnemental (les conditions d’extraction ne sont pas encadrées) et cela empêche la Chine de conserver un monopole fort sur les terres rares pour s’en servir de monnaie d’échange dans ses relations diplomatiques. Depuis 5-6 ans, la Chine tente de mieux organiser et de mieux contrôler le secteur de production de terres rares. Mais les exportations illégales continuent actuellement.

Laurent GRIOT :

La Chine a un pouvoir considérable sur le marché des terres rares. Les exportations de terres rares sont devenues des leviers diplomatiques et donc géopolitiques. Aussi, sur le plan économique, ce n’est pas un marché qui représente des sommes considérables. Seulement 6 ou 7 milliards d’euros : le but n’était donc pas de gagner l’argent mais de monter en gamme, avec l’idée de statut d’usine du monde.

Guillaume PITRON :

Effectivement, le marché des terres rares qui est tout petit. On peut y ajouter les autres matières premières critiques (cobalt …). L’enjeu n’est pas de se faire de l’argent avec la mine, contrairement au pétrole : le gain financier de l’extraction de ces matières premières n’est pas du tout évident, on ne devient pas le roi des terres rares comment devient le roi du pétrole ! Le gain se fait sur la valeur ajoutée. Les Chinois sont très intelligents : ils ne vendent pas le minerai, mais le produit fini avec le minerai à l’intérieur. On ne vend plus de terres rares peu chères, mais on vend la voiture électrique qui comporte la terre rare et coûte beaucoup plus cher. C’est une stratégie géniale, une stratégie de long terme qui a nécessité de la part du PCC d’accepter qu’ils allaient perdre à tout point de vue au niveau de l’extraction (environnemental et financier : ils perdent de l’argent pour l’extraction). Il s’agit de se servir du leadership très fort sur ces matières premières pour attirer les entreprises européennes et occidentales sur leur territoire. Nous avons besoin des matières premières, donc nous venons avec nos technologies, laboratoires, nous formons les cerveaux chinois qui font ensuite de la co-innovation et de l’innovation indigène « made in China ». Les Chinois ont bien compris que s’ils perdent de l’argent sur tout l’amont, ils allaient en gagner sur l’aval. Même si les Chinois sont profondément capitalistes, ils sont capables de ne pas penser en capitalistes sur ces questions de matières premières critiques en sachant qu’ils gagneront de l’argent sur le long terme.

Il vaut mieux être perdant sur le court terme et gagnant sur le long terme. Les Occidentaux ont perdu cette vision de long terme et cette vision de long terme est profondément chinoise car le pays est organisé de façon pyramidale : car il n’y aura pas de gilet jaune en Chine, il y a une capacité en Chine d’avancer comme un seul homme, d’imposer une stratégie au plus haut niveau de l’État et de la répercuter dans les sphères industrielles. Et en plus, il peut y avoir du mécontentement dans l’immédiat puisque tout le monde sera content plus tard, dans 30 ans.

Laurent GRIOT :

On a donc une perception au temps, notamment au temps long, qui est différente et qui permet de mettre en œuvre ce genre de stratégie. Donc nous, comment on en sort ? Que doit-on faire aujourd’hui, faut-il accepter de renoncer à la main invisible du marché ? Qu’est-ce que les grands pays occidentaux doivent faire aujourd’hui pour quitter cette dépendance et quelles sont leurs chances d’y parvenir ? Vous êtes optimistes quant à notre capacité en France à s’en sortir de cette dépendance.

Guillaume PITRON :

Aujourd’hui on a tendance à critiquer la main invisible des marchés, mais on en a bien profité jusqu’à maintenant, c’est un système qui était parfait pour l’époque qui montre aujourd’hui des limites. Il y a aujourd’hui des logiques de puissance qui viennent s’immiscer dans ce jeu entre l’offre et la demande. Il faut adapter le capitalisme. Le Covid est un événement fondamental, un « game changer » : le Covid, c’est la prise de conscience que nous sommes dépendants des masques chinois, des molécules chinoises. Ces vaccins qui tardent à arriver, c’est la prise de conscience que d’autres pays produisent ces vaccins avant nous et mieux que nous, et qu’évidemment ils priorisent leur population plutôt que la population européenne. Vient donc s’immiscer dans cette vision ultralibérale de la main invisible des marchés un enjeu de souveraineté. La souveraineté était déjà dans l’air du temps depuis plusieurs décennies, mais le Covid accélère la prise de conscience que l’on ne peut pas simplement croire qu’on va pouvoir avoir ces matières premières parce que d’autres pays nous ont promis qu’ils nous les fourniraient (cf le bisbille avec les Britanniques concernant la fourniture de l’Astra Zeneca). Il faut remettre de la souveraineté, il faut une part de manière de penser qui soit non capitaliste pour s’assurer nos approvisionnements les plus stratégiques, les plus critiques. Cela passe par la souveraineté minérale, par la réouverture de mines en Europe et en France. En plus, concernant l’enjeu écologique, cela sera plus propre mais c’est surtout pour des enjeux de souveraineté. Le monde politique et les industriels vont devoir se réveiller pour sécuriser leur approvisionnement : il va falloir produire ces matières premières par nous-mêmes (on commence à ouvrir des mines de lithium à tout-va, parce que pour rouler propre, il faudra creuser plus profondément), il faudra aussi développer une diplomatie minérale (embryonnaire en France).

Le recyclage sera clé, mais ce n’est pas une solution miracle. Il y a vraie géopolitique du recyclage, le recyclage a un impact sur notre souveraineté en matière d’approvisionnement des matières premières critiques. L’économie circulaire joue un rôle important.

Question du public :

Le recyclage des matières premières critiques est techniquement assez compliqué ? Défaire des alliages, c’est moins simple que de les faire ?

Guillaume PITRON :

C’est très compliqué. Ça demande du temps, de l’énergie, de l’argent : cela coûte moins cher de retourner à la mine. Nous sommes dans un paradoxe en ce qui concerne les terres rares et les matières premières critiques : l’occasion est plus chère que le neuf. Il sera possible, par l’intervention de la puissance publique (fiscalité), de remettre de la valeur à la matière première et de rendre la matière secondaire plus compétitive. Il est possible de rendre artificiellement le secteur de recyclage intéressant (taxe carbone, fiscalité…).

Aujourd’hui, on dit il faudrait recycler 100 % des terres rares, du cobalt, du nickel… déjà il faut investir beaucoup, et ensuite il faut développer toute la chaîne industrielle. Qui nous dit que dans 15 ans, quand tout cela sera mature, on aura besoin de ces terres rares ? Nous sommes dans un paradoxe où les innovations de rupture sont un frein au progrès du recyclage. Il est très difficile de faire des pronostics à long terme sur les métaux qui seront stratégiques demain, et pour lesquelles cela vaut la peine d’investir.

Question du public :

Puisque ces matières critiques sont disponibles un peu partout, pourquoi on ne les exploite pas nous-mêmes chez nous ? Y a-t-il une hypocrisie, on peut exploiter ces matières premières, va-t-on le faire ? On veut bien les énergies vertes, mais ce qu’on a envie d’avoir les conséquences environnementales chez nous ?

Guillaume PITRON :

Nous sommes dans un total paradoxe, nous voulons un monde plus vert mais nous ne sommes pas prêts à en assumer le coût (environnemental, économique, social). Si on fait des trous partout en France, il va y avoir des tensions sociales. À l’échelle européenne, cela avance plus vite. Les Américains sont en train de se réveiller pour des raisons stratégiques. Joe Biden accepte sur le principe d’ouvrir des mines de métaux critiques pour pouvoir soutenir le développement des technologies vertes aux États-Unis. Mais en France on est à des années-lumière de cela. Nous n’avons aucune envie de voir des mines dans nos parcs naturels. Il y a presque une question morale : comment se partager le fardeau ? La transition écologique sera-t-elle solidaire ? Nous sommes pétris de paradoxes. Guillaume PITRON est plutôt pessimiste sur la capacité française à relever ce défi moral, éthique.

Question du public :

La France est-elle confrontée à des problèmes similaires en ce qui concerne l’uranium et l’industrie nucléaire ?

Guillaume PITRON :

L’uranium est éminemment stratégique. Mais il n’est pas critique car la France a sécurisé ses approvisionnements qui sont garantis (avec le Niger par exemple), et la France a développé tout le cycle de l’uranium jusqu’au traitement du déchet. La France a donc une conception globale de l’uranium, de son extraction jusqu’à son traitement en fin de vie, avec une vision d’économie circulaire. Il n’y a pas de risque de rupture d’approvisionnement. Il serait bon d’imiter la stratégie française de l’uranium pour les métaux critiques.

Question du public :

Comment être proactif et anticiper des stratégies alors même que la liste des métaux rares évolue en permanence ? Y a-t-il une vraie prise de conscience communautaire aujourd’hui ? L’Union européenne n’est-elle pas un peu handicapée par sa nature même : il faut obtenir l’assentiment des 27, et c’est une institution basée sur des principes fondamentalement libéraux, est-on capable d’y remettre un peu de souveraineté ?

Guillaume PITRON :

Le sujet des matières premières critiques est très bien connu par la Commission européenne. La Commission européenne est une entité qui a poussé à la prise de conscience de ces sujets, pour la diplomatie minérale, pour les questions de recyclage. Elle a été un moteur. Ce n’est qu’au niveau des 27 que l’on est capable de penser des stratégies et des boucles d’économie circulaire étendues au territoire européen pour faire des économies sur les volumes de matières premières collectées ; pour penser des stratégies d’investissement à long terme ; pour peser dans les négociations commerciales futures.

Cela ne peut pas avancer sans la commission européenne. Elle a été bien moins naïve que les pays européens sur ces enjeux-là. Mais cela n’a pas forcement été bien politisé ces dernières années. Cela commence à changer, les politiques commencent à s’en emparer.

Oui c’est très difficile de faire le point sur ce dont on aura besoin dans 10 ou 15 ans. Mais par exemple le cobalt était stratégique il y a 50 – 60 ans car il est utilisé pour les blindages des tanks ; aujourd’hui, il est stratégique car il est nécessaire pour les batteries des voitures électriques. Certes, la destination du métal a changé, mais cela reste stratégique. Il y a des métaux qui sont utilisés à des fins différentes à travers les âges, mais qui restent pour autant stratégiques. Donc si l’on investit aujourd’hui dans le recyclage de métal, on ne peut pas savoir quel usage en sera fait, mais on peut avoir bon espoir qu’il sera stratégique. Le sens de l’Histoire est que l’on utilise de plus en plus de métaux de la table de Mendeleïev. Pendant des siècles, on a utilisé seulement 7 métaux ; aujourd’hui on utilise 80, on les utilise tous !

Laurent GRIOT :

Quel autre acteur, quel autre pays voyez-vous émerger comme un acteur important de ce marché dans les années à venir ? Certains pays comme la Bolivie ont un poids diplomatique mesuré, est-ce que nous risquons de voir sur ce paysage politique émerger des acteurs puissants et forts parce qu’ils auront la main sur une part importante de ses ressources ?

Guillaume PITRON :

L’Indonésie, car c’est un producteur de nickel, mais également d’étain. Les ressources minérales indonésiennes sont énormes. Guillaume PITRON pense que les pays qui pèseront demain dans cette nouvelle géopolitique des matières premières ne sont pas ceux qui extrairont les matières premières simplement, mais ceux qui les auront extraits et qui auront été capables de conserver la valeur ajoutée de ces matières premières sur leur territoire. Tout le monde a compris qu’il fallait faire comme la Chine. L’Indonésie et la Bolivie l’ont compris, ils ne veulent pas seulement développer l’extraction, mais vendre des métaux raffinés, purifiés en Indonésie et même des batteries de voitures électriques en Bolivie. Ce n’est pas sûr que cela fonctionne, il faut avoir les capacités et compétences de le faire. En tout cas il y a une véritable prise de conscience de ces pays que s’ils veulent tirer le meilleur parti de la transition énergétique, il le feront en développant l’aval de la chaîne de valeur.

Le véritable enjeu sera donc : qui a la matière première, qui est capable d’en assumer le coût environnemental et économique et qui saura en tirer le meilleur parti financier en proposant des produits à haute valeur ajoutée dans un monde Green qui redistribue les cartes.