Matthieu Jeanne, professeur en lycée, se livre ici à une étude de cas sur Europa City. Il a réalisé sa thèse avec Béatrice GIBLIN.

 Des conflits d’aménagement de plus en plus nombreux.

Dans la Forêt de Kolbsheim en Alsace on constate actuellement le début d’une ZAD pour lutter contre le grand contournement Ouest de Strasbourg. Le 10 septembre 2018 a eu lieu son évacuation par une centaine de gendarmes 

Les conflits d’aménagement occupent une place centrale en France, dans le débat politique ainsi que dans la compétition électorale. Les conflits locaux d’aménagement sont soit redoutés soit instrumentalisés par les politiques locaux.

Si tous les aménagements ne donnent pas lieu à des conflits, la plupart des aménagements locaux donnent lieu à des appropriations locales comme en 1995 à Paris quand Jean Tiberi succède à Jacques Chirac. L’opposition socialiste incarne le renouveau et remporte 6 mairies, c’est la première fois un échec relatif pour la droite, lié à la mobilisation de la population contre les aménagements dans les XIIIe et XXe arrondissements. C’est une évolution socio-politique majeure.

C’est un nouveau type de conflit. Historien des mouvements sociaux : Stéphane CIREAUX. On peut citer les Bonnets rouges en 2013 et Notre Dame Des Landes en 2018  qui entrainent des conflits d’aménagement qui déstabilisent le pouvoir exécutif, par des manifestations de rue.

La conflictualité se déplace du champ social au champ territorial.

Il ne faut pas réduire la conflictualité au phénomène NIMBY (Not In My Backyard).

Ces conflits d’aménagement sont devenus le lieu d’une politisation locale intense, avec l’idée de la défense d’une cause universelle. Le développement des ZAD, qui semble s’essouffler, a cependant déstabilisé les politiques. On assiste à une nouvelle logique de l’aménagement du territoire.

Les conflits traduisent un renforcement de luttes pour l’appropriation de l’espace. Selon Michel LUSSAULT, on passe « de la lutte des classes à la lutte d’espace ». C’est l’enjeu de pouvoirs importants, qui donnent à de nouvelles conflictualités. Les principaux mouvements d’opposition s’accaparent des mouvements d’aménagement.

C’est un mouvement sur le long terme de critique de l’aménagement du territoire qui semble impuissant à réduire les crises et trop peu démocratique. Les principaux mouvements d’opposition dénoncent autant les modalités que l’aménagement lui-même.

Au lycée, les programmes en 2010 soulèvent la dimension citoyenne de la Géographie. Il s’agit d’étudier les débats auxquels conduisent les conflits d’aménagement. Il ne faut pas réduire cette question à un conflit entre acteurs, mais penser à la dimension politique, à l’impossibilité à mettre en place le consensus. Il s’agit d’une démarche géopolitique. Il s’agit de faire des élèves des acteurs attentifs de leur territoire.

Choisir la démarche géopolitique

Il faut faire comprendre aux élèves l’opposition complexe entre les acteurs, le rôle central de l’Etat et les rivalités de pouvoir pour prendre ou garder le contrôle des territoires. La démarche géopolitique permet de porter un regard politique sur l’espace et offrir aux élèves de s’approprier les acteurs du conflit, avec une vocation citoyenne pour les élèves.

Matthieu Jeanne a donc choisi d’axer son étude de cas sur le Projet Europa City, parc prévu au Nord de Paris, proche de Roissy. Il représente l’équation entre un projet, un moment et des acteurs.

Ici, le contexte spatial est le triangle de  Gonesse, avec un espace fertile. Il est très bien desservi par les axes de transport, mais qui est très peu urbanisé en raison des nuisances sonores (de l’aéroport.)

Cet espace redevient l’objet de grandes convoitises dans le cadre du Grand Paris, car il a un fort potentiel économique : en 2027, le métro mettra le triangle à 7 min de Roissy et à 20 minutes de Paris intramuros.

1/ Des acteurs en rivalité…

Il faut placer les acteurs au centre de la démarche géographique. La géographie est une science sociale qui s’occupe des acteurs et de leurs relations. Ce n’est pas qu’une science des lieux. Le rôle des acteurs est important. Il y a une multiplicité des acteurs, des points de vue, des interactions, des trajectoires, des rapports à l’espaces. Cela permet de faire émerger les stratégies et les structures sociales des territoires. En quoi les acteurs font-ils le territoire ?

La démarche du professeur est de partir d’un article du « Monde » datant de mars 2018 sur le projet Europa City pour faire remplir  aux élèves un tableau sur les acteurs, leur échelle d’action, et leur discours.

Il y a des acteurs publics et privés. L’État contrôle à part égale avec la région la partie aménagement. Les acteurs publics ne sont pas un bloc monolithique. Il y a des coopérations entre différentes collectivités mais aussi des rivalités, et ce, même à l’intérieur de l’appareil d’État : l’ex ministre de la transition écologique, Nicolas Hulot, s’est exprimé contre ce projet car il participe à l’artificialisation des sols. Le chef de la région fait partie des Républicains alors que le maire est de gauche. Ce n’est pas qu’une ligne de fracture politique : on retrouve aussi la même diversité chez les opposants : agriculteurs, militants écologistes, habitants, association de commerçants.

Le but est d’aboutir à un débat oral avec les élèves avec une analyse sous le prisme du genre : pour présenter les acteurs qui portent une expertise ou représentent le collectif : faire le décompte des hommes et des femme, ce qui montre qu’il y a une grande majorité d’hommes (Yves Rémeaux parle d’ »un entre soi masculin dans la production et l’aménagement de la ville »). Comment les hommes et les femmes s’incarnent-ils dans ces débats ?

Ce travail d’analyse est propice au travail de groupe, selon les différents acteurs : promoteurs privés, élus locaux, État, opposants, … avec différents documents pour chaque groupe.

Les promoteurs insistent sur la modernité du projet et sa conformité aux exigences environnementales.

Les élus locaux insistent sur la création d’emplois escomptés (+ de 10 000), dans un terrain où il y a beaucoup de chômage.

L’État insiste sur la connexion des territoires.

Les opposants insistent sur les dégradations des milieux naturels, sur les destructions des terres cultivables, la fragilisation des ressources en eau. Les opposants défendent les agriculteurs (céréaliculture) mais en même temps des objectifs de biodiversité.

2/ … qui portent des représentations différentes

La rivalité des acteurs traduit une représentation divergente, prisme des enjeux sur le rôle et l’impact des projets d’aménagement qui ne se résument pas à un conflit d’usage. C’est aussi un débat idéologique.  L’analyse critique des argumentaires permet de soulever ce qui relève des mots d’ordres des attentes locales, la contradiction de chaque acteur …

Il y a deux représentations contradictoires qui s’opposent :

·         La priorité est d’améliorer la compétitivité des territoires

·         La priorité est de préserver la qualité environnementale des territoires et leur qualité de vie

Il y a deux rapports au territoire opposés qui impliquent des choix d’aménagement très différents  :

·         Le territoire comme espace approprié par les hommes, pourvoyeur de ressources : il faut l’aménager pour l’intégrer dans la mondialisation et créer richesses et emplois, avec des équipements touristiques et commerciaux. Et alors le débat ne porte que sur les modalités de réalisation de l’aménagement.

·          Le territoire comme bien commun menacé, réservoir de biodiversité : son exploitation économique ne doit pas le bouleverser. Le débat porte alors sur les dangers de l’aménagement. La question est celle du revenu de quelques uns face au naturel. Quelle est l’opportunité de son aménagement ?

 

La métropole est engagée dans une compétitivité très forte dans la logique de la ville mondiale. Pour les aménageurs, mieux vaut aménager à Paris qu’ailleurs. L’idée est que seul l’aménagement massif peut permettre de diminuer les déséquilibres, et construire dans le triangle de Gonesse permettrait de limiter l’étalement urbain.

Les détracteurs, les oppositions, disent que c’est un projet inutile et imposé.

Les 2 camps cherchent à s’inscrire dans le Développement Durable. Au-delà de l’Agenda 21, qui va incarner le mieux cet intérêt général ? Le promoteur privé va se poser en bras armé de la puissance publique, ancien collaborateur d’Arnaud Montebourg. Il se veut le défenseur de l’intérêt général. Les détracteurs défendent eux aussi un intérêt général, mais divergent.

En conclusion : le débat porte sur le contenu de l’intérêt général. Cela révèle la pluralité de la conception de l’intérêt général et permet aux élèves de faire l’apprentissage du dissensus au cœur du processus démocratique.

 3/ Des stratégies qui se déploient à des échelles différentes

Selon leur culture, les acteurs de l’opposition adoptent des démarches différentes : ZAD… Ce sont des actions qui s’inscrivent dans le temps et dans l’espace.

Le professeur par la suite peu se lancer dans la création avec les élèves d’une frise chronologique pour montrer les différentes phases du conflit (la bataille judiciaire).

Cette étude de cas permet d’aborder la procédure complexe de débat public et de décision. Elle permet de porter un regard critique sur cette procédure et ses ressentiments. Les rapports des commissaires publiques montrent une participation très inégale de la population : moins de 30 visites dans les permanences du projet et les aménageurs ne suivent pas forcément les propositions et les avis du public… Les gens sont majoritairement contre. En juin 2017 : l’avis est négatif pour la modification du PLU qui veut un permis de construite et la mairie s’affranchit de cet avis défavorable : l’enquête publique reste consultative. Cela génère de la frustration et des contestations de fait. Les opposants peuvent avoir le sentiment de ne pas être écoutés. Cela conduit à la remise en cause de la verticalité de la démocratie participative. Il faut interroger la perception de cette procédure et voir qu’il y a une perception de déficit démocratique chez les opposants.

Mais ce conflit a aussi une dimension spatiale, géographique. Des actions de lobbying, des actions judiciaires. Le conflit est actuellement confiné à l’échelle locale, mais il peut atteindre l’échelle nationale avec l’enjeu environnemental. Cette question de l’échelle de la gouvernance et de la conflictualité est au cœur de la réflexion géographique (faire un schéma avec les élèves).

 

Conclusion

La démarche diatopique et diachronique des aménagements peut permettre de construire des repères spatiaux chez les élèves et développer leur esprit critique de nouveaux citoyens en dénaturalisant la fabrique des territoires, qui découle de choix politiques et de rivalités entre acteurs. Cette approche a sa place dans un lycée ouvert sur le monde, qui donne aux élèves les moyens de réfléchir et de débattre pour devenir des citoyens capables de penser par eux-mêmes, de résister aux manipulations, et qui ouvre les voies de leur émancipation avec la confrontation des opinions.

Questions :

1) Exposé trop calme ? Comment garder son calme quand on détruit ces terres ? → semer la révolte et l’indignation dans l’esprit des étudiants. Pas de zonage, de friche commerciale !!

Capacité à rester dans une neutralité scientifique indispensable. En revanche cela s’inscrit dans un débat en EMC. On peut imaginer un jeu de rôle, ou on peut faire venir des acteurs. C’est mieux de montrer une vidéo pour l’analyser critique. L’intervenant a fait cet étude de cas dans le chapitre de 1ère « Étudier un aménagement de proximité » plutôt que dans « Valoriser et ménager les milieux ». Il faut choisir une étude de cas bien traitée dans la presse.

2) Comment intervient le géographe dans ces débats ?

→L’Université de Cergy Pontoise a pu intervenir sur le triangle de Gonesse : montrer que les représentations s’opposent, que chacun essaye d’incarner la légitimité publique.

3) Enquête publique non suivie d’effets ? Comment expliquer le non-respect de la démocratie ? 

→ En fait c’est juste la démocratie représentative et ce sont les élus qui sont décideurs. Les citoyens peuvent faire un recours juridique cependant. Est-ce suffisamment démocratique ? Jusqu’en 1995, il n’y avait pas de débat démocratique, c’est déjà une avancée….

4) Y a-t-il des jeux d’influence ? Comme à New York, la finance peut-elle influencer des territoires ?

→ La commune estime qu’elle a intérêt à accueillir ce genre d’équipement, sinon ce sont des dépenses sociales qui pourraient augmenter. Il ne faut pas alimenter une sorte de complotisme. Même si les élus peuvent faire pression. Comme les acteurs de l’environnement qui ont fait pression sur Nicolas Hulot pour qu’il intervienne. Les communes tirent des revenus, comme dans la Manche avec la centrale nucléaire de la Hague. Géopolitique du clientélisme. Commune voisine assez pauvre de Gonesse, pas Roissy mais Aulnay qui a perdu Renault par exemple et donc elle cherche des communes privées par exemple…mais est-ce de la malversation ?

5) L’échelle de conflictualité est importante

→ Il suffit d’une diffusion dans les médias et ça peut mobiliser dans toute la France.

 

© Pauline ELIOT et Adeline ABRIOUX, pour les Clionautes