« L’Europe de la sécurité est-elle une réalité ? »

Colloque IHEDN - « Assurer la sécurité de l’Europe : Pourquoi ? Comment ? »

Vendredi 22 octobre 2021 - Table ronde

« L’Europe de la sécurité est-elle une réalité ? »

Cette 1ère table ronde s’intitule :  « l’Europe de la sécurité est-elle une réalité ? »

Elle est modérée par le général de corps d’armée (2S) Philippe Guimbert qui rappelle d’entrée que les sujets de sécurité intérieure sont en règle générale peu abordés par les politiques, notamment les questions cyber et numériques. 

Pour y répondre, 4 experts ont accepté l’invitation de l’association Dauphiné-Savoie des auditeurs de l’IHEDN :

Le général de corps d’armée Jean-Philippe Lecouffe, 1er Français à occuper le poste de directeur exécutif chargé des opérations d’Europol à la Haye.

Pierre Berthelet, docteur en droit, chercheur associé à à l’université de Grenoble et auprès de la gendarmerie nationale.

Le général de division (2S) Philippe Rio, expert des questions de sécurité européenne, ayant entre autres contribué à former des officiers maliens.

Thomas Boccon – Gibod, maître de conférences en philosophie du droit, des normes et des institutions à l’université Grenoble-Alpes (UGA). Sa thèse a porté sur les principes démocratiques de l’autorité, fondements et exercices du pouvoir dans les sociétés contemporaines.

« Assurer la sécurité de l’Europe : Pourquoi ? Comment ? »Colloque de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) –
Vendredi 22 octobre 2021 – Auditorium du musée de Grenoble : Introduction au colloqueIntroduction au colloque par Delphine Deschaux-Dutard, MCF en Sciences politiques à l’Université de Grenoble (UGA)

 

Jean-Philippe Lecouffe :

Europol, une agence emblématique des coopérations communautaires

Europol, c’est l’agence européenne de police (policiers, gendarmes, douaniers, fonctionnaires ministériels). A ne pas confondre avec Interpolune des plus vieilles agences internationales comprenant 184 pays avec un voix. Son secrétariat est basé à Lyon et l’agence fonctionne sur le principe du volontariat des Etats.

Europol est financée par la Commission Européenne. L’agence met en application ce que la Commission propose et ce que le Parlement et le Conseil vote et décide. C’est ce « trilogue » qui doit statuer pendant la future présidence français d’un nouveau protocole, notamment sur l’harmonisation des législations nationales et le fait de disposer de  données personnelles privées dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. 

Créée en 1999, l’agence a de plus en plus de pouvoir, notamment depuis Schengen et la nécessité de la sécurité intérieure de l’espace européen.

Son personnel, c’est 1000 personnes, à comparer aux 1,5 M de douaniers, policiers européens. 250 officiers de liaison dont certains de pays tiers et notamment des Etats-Unis avec leurs agences de renseignement. connecting people…

Ses 3 champs principaux d’action sont : la criminalité organisée, le terrorisme, la cyber criminalité.

La sécurité de l’Europe ?

En matière de sécurité intérieure on progresse par rapport aux questions de sécurité globale. Car on touche aux questions de souveraineté qui sont d’abord nationales. Ce qui n’a pas empêché que les Etats aient choisi pour partie de mettre en commun :

  • L’Euro est la monnaie partagée par 19 pays-membres sur 27. 
  • La diplomatie, avec un Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell
  • La justice, nous avons maintenant un parquet fédéral européen dit Eurojust
  • La sécurité : on est là dans l’entre-deux, Europol coordonne au niveau européen, mais n’arrête personne et n’est pas un FBI européen. 
  • l’armée (question à laquelle le colloque devra répondre).

Il est intéressant de constater combien ces agences comme Frontex (qui contrairement à Europol, a des pouvoirs coercitifs) sont le résultat d’une volonté communautaire d’oeuvrer avec efficacité dans nombre de domaines sensibles dans lesquels la souveraineté nationale se révèle trop limitée.

En ce sens, l’UE demeure un vrai objet novateur, unique, et qui peut marcher !

Une sécurité collective sans les Etats-Unis ?

En la matière, difficile de faire l’impasse sur un acteur essentiel : l’Otan avec les Etats-Unis. La bouée qui fait qu’on n’apprend pas à nager ?

De nouvelles réalités géopolitiques qui changent la donne

Le fait que les EU soit accaparés par la Chine doit pousser les Européens à mieux concrétiser ce qu’ils entendent par défense européenne. 

La présidence française du Conseil Européen n’arrive pas à un moment idéal avec les élections présidentielles. Son champ d’action reste de toute façon institutionnellement limité. 

Les axes possibles de la présidence française au Conseil européen

  • La volonté de faire avancer le pacte migratoire, danger numéro 1 pour la cohésion européenne notamment des pays centre-européens, mais aussi des opinions politiques nationales à l’ouest. 
  • Le concept d’ « autonomie stratégique » est le cheval de bataille, mais il faudra beaucoup de pédagogie pour le faire accepter par nos partenaires, surtout si ce concept est présenté comme alternatif à l’OTAN.
  • Le nouveau mandat d’Europol devrait y être approuvé (interopérabilité des documents d’information sur les mouvements migratoires).

Pierre Berthelet :

Va-ton vers un Polexit ? 

Je conteste l’opposition frontale entre Europe et les Etats. En fait il y a hybridation à la fois de l’UE et des Etats. C’est le clivage liberté / sécurité pour lequel tout dépend où l’on met le curseur. Par exemple, les dispositifs de surveillance des populations qui sont demandés par des municipalités du sud de la France, et que la Cnil refuse.

La remise en cause du vivre-ensemble est liée à la sécurité intérieure

4 temps de sécurité collective

On peut l’expliciter suivant 4 temps : 

  • Le temps de la fondation :
    • la sécurité intérieure de l’Europe se construit sur un plan intergouvernemental. C’est Schengen qui dit : pas de liberté sans sécurité.
  • Le temps de l’éclosion :
    • 2015 et les attentats terroristes. Depuis 2004, l’intégration européenne s’est enrayée après la difficile intégration du bloc des anciens pays communistes. L’élargissement des compétences communautaires n’en continue pas moins par la création d’agences, donc une forme d’intégration transversale par les projets de fonds européens qui permettent la solidarité au jour le jour. Si pour les citoyens, c’est flou, pour les policiers et les militaires, ça a du sens.
    • L’intégration par la technologie ? Le confinement a développé le télétravail. Une manne pour les cybercriminels, notamment pour le cyber-rançonnage… or quid de la police européenne ? C’est d’abord une police technologique. Exemple : ETIAS
  • 4e temps : celui de l’hybridation.
    • Transformation du rôle de l’Etat, transformation du rapport aux libertés publiques. Accepte-t-on ces changements ? Les veut-on ou les craint-on tout à la fois ?

Conclusion : L’Europe ne se construit-elle pas par des crises ?

 

Philippe Rio :

La sécurité collective n’est pas une option

La réponse, c’est qu’on a pas le choix.

Nécessité fait loi même si on avance lentement pour conserver un équilibre entre liberté et sécurité.

L’approche intégrée 

La nouvelle «stratégie globale de l’Union européenne pour la politique étrangère et de sécurité » présenté par Federica Mogherini, la 1ère « ministre des affaires étrangères européennes » aux chefs d’Etat et de gouvernement réunis à Bruxelles en 2016, renouvelle la pensée géopolitique de l’UE.

Clairement, elle sort de l’illusion d’un monde qui se serait plié peu à peu à la stratégie normative et au soft power européen. Elle prend à la place acte des nouveaux rapports de force internationaux.

Adopté à l’unanimité, y compris des Britanniques en transition post-Brexit, comment est-il compris par les Etats-membres ?

Ses ambiguïtés

Si le texte pose un diagnostic complet et détaillé, ces recommandations se limitent à réclamer aux Européens « de prendre une plus grande responsabilité dans leur défense » et que « l’UE doit pouvoir agir de façon autonome ».

Or, il est clair que pour la plupart voire la totalité des pays-membres, l’OTAN reste le cadre premier de la défense collective.

Quid de l’opérationnel ?

Le missions exécutives, type Kosovo, n’ont pas démontré leur efficacité. Il est donc préférable de les négocier avec le pays-hôte.

La Politique de sécurité et de défense commune (PSDC)

Politique de sécurité et de défense civile

L’armée française est de fait impliquée dans la plupart des missions de la PSDC, qu’elles soient civiles ou militaires.

L’approche française 

On comprendra au vu de ses missions que sa priorité, c’est l’Europe de la défense, et non la sécurité intérieure. Ce qui n’empêche pas l’investissement français en experts dans Europol comme vu précédemment. Mais la France, avec la 1ère armée européenne, seule capable de se projeter avec hommes et matériel sur les théâtres extérieurs doit assumer son rôle et son ambition d’autonomie stratégique. 

Thomas Boccon-Gibod : 

Je ne suis pas spécialiste des questions du colloque, mais en tant que philosophe je m’intéresse à la souveraineté.

Un faux dilemme

Fédéralisme ou repli sur les frontières nationales et désintégration des instances européennes ?

Si la question de la souveraineté se résume à cela, c’est assez désespérant ! 

Que nous en disent nos prédécesseurs ?

Hobbes contre Kant

Reprenons cette fable philosophique en 1651 de Thomas Hobbes dans le Leviathan. Afin d’éviter la défiance fondamentale, les individus doivent déléguer leur liberté à un seul. Le souverain en est l’opérateur et le garant.

Bodin et la souveraineté

Jean Bodin écrit « Les six livres de la République », considéré comme l’ouvrage fondateur du pouvoir absolu en 1576, soit 4 ans après le massacre de la Saint-Barthélémy. Or la souveraineté est à la fois une idée abstraite et un concept politique variable puisque aujourd’hui pour la France c’est l’Etat-Nation. 

Marc Bloch a rappelé dans les heures sombres de l’Occupation « L’étrange défaite », témoignage écrit en 1940 par Marc Bloch, historien et engagé volontaire.  qu’un Français vibre à la fois au souvenir du sacre de Reims et au récit de la fête de la Fédération… La nation est cet être complexe qui ne peut être partagé. Si l’on définit au contraire ce qu’est la nation par l’Autre, ça marche certes sur le plan extérieur, mais sur le plan intérieur, ça mène au racisme et à l’exclusion. 

Liberté et sécurité, tout dépend du curseur

En fait, c’est la liberté collective, qui fonde la sécurité. Les mesures sécuritaires le montrent que ce soit pour la protection intérieure contre le terrorisme, la cybercriminalité ou les pandémies. 

Et la perspective que ces technologies puissent se muer en moyens de contrôle social, avec le prisme grossissant que lui donnent les dictatures, cela doit nous faire réfléchir et nous alerter. 

Questions du public :

Q1 : Est-on devant une crise de la défense avec un système mal adapté, qui remettrait en cause tout l’édifice construit depuis 70 ans ?

JPL : Le consensus, difficile à obtenir, avance avec les crises (2001, 2015).

PB : La crise des migrants de 2015 nous montre que faire sans un mécanisme de gestion de crise qui en a tenu compte est se condamner à revivre les mêmes erreurs. Mais ce n’est pas le cas pour l’évolution de la vision de la défense commune qu’ont les Européens. Car ils ont compris que l’espoir de paix mondiale après la chute du Mur s’est mué en chaos, même s’ils diffèrent sur le modalités à mettre en oeuvre pour y faire face. 

Q2 Face à la contestation de la puissance française et de son désir d’autonomie stratégique, est-il pensable d’intégrer le Royaume-Uni comme puissance militaire, alors même qu’il est sorti de l’Union ?

PB : en tant que juriste, je dirais que le RU détricote tout. La question centrale, c’est la solidarité entre les Etats-membres. Or s’il y a des tensions avec les pays de Visograd, il y en a aussi avec le RU à Calais. Résultat, pass de confiance mutuelle entre la France et le Royaume-Uni…

JPL : si les Etats-Unis sont nos grands alliés, le RU cherche actuellement la confrontation avec l’UE et en particulier avec son voisin français…

Incise personnelle : La France et le Royaume-Uni peuvent-ils vraiment se passer l’un de l’autre en Europe ? Pas si simple, si l’on en croit ce numéro de Courrier International : 

https://www.courrierinternational.com/article/la-une-de-lhebdo-france-royaume-uni-freres-ennemis

 

A propos de l'auteur

Jean-Michel Crosnier

Professeur (retraité), Porte-parole des Clionautes Membre du Comité  éditorial des Clionautes pour les questions climatiques, géopolitiques et numériques Auditeur IHEDN AR8 Dauphiné-Savoie et co-référent des Clionautes pour les partenariats avec les festivals de géopolitique en France. Chargé de cours en MEEF2 à l’université de Tours pour les questions numériques dans l’école.    

Laisser une réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *