Modératrice : Yasmine Youssi, Rédactrice en chef Arts-Scènes-Livres-Musique à Télérama
Intervenant : Ivan Jablonka, Professeur à l’Université Paris Nord-Paris 13

La rencontre très attendue, certains ayant patienté jusqu’à 1h avant de pénétrer dans le café littéraire, commence par la remarque suivante d’Ivan Jablonka : les hommes ont mené tous les combats sauf celui de l’égalité des sexes. Ainsi l’auteur cerne-t-il son travail avec la volonté de s’intéresser à l’installation du patriarcat notamment en Occident mais pas seulement.
Lorsque la modératrice souhaite savoir si Ivan Jablonka a anticipé le mouvement Me too, il préfère s’inscrire dans un parcours de genre après une enfance dite traditionnelle et une adolescente malfaisante face à une virilité imposée. Il n’a ainsi pas attendu ce mouvement pour se révolter contre la masculinité de domination et sa virilité obligatoire puisqu’il s’est toujours senti mal à l’aise face au costume qu’on veut lui faire porter en tant qu’homme, costume trop large pour lui et pour beaucoup d’autres.
Même s’il défend l’idée que tous les hommes ne sont pas des agresseurs, il est frappé par le silence de ces derniers devant les violences de genre et les discriminations. Ivan Jablonka propose une typologie d’hommes pour expliquer cette absence de prise de parole : des hommes hostiles au féminisme, d’autres indifférents, certains maladroits ne maîtrisant pas les concepts et le vocabulaire, alors que d’autres qualifiés de « gentils » veulent « aider » sans comprendre ce que sous entend ce verbe.
Il s’agit donc selon l’auteur de poser la question de la justice de genre : comment remédier à l’injustice dans les sphères qui devraient être protégées ? Cela passe nécessairement par un questionnement sur la masculinité, question relevant de l’intime mais qui doit être débattue collectivement.
Ivan Jablonka explicite dans un second temps le cheminement intellectuel l’ayant poussé à la rédaction de cet ouvrage avec la mise en place de deux problématiques : « D’où vient mon pouvoir en tant qu’homme ? Pourquoi les hommes préfèrent-ils l’inégalité et l’injustice ? ». En découle un livre en deux parties, avec une première historique présentant une enquête sur les hommes tels qu’ils sont, laissant la place à un essai moral, à un traité politique sur ce que les hommes devraient être. L’historien crée donc une utopie, « les hommes justes », puisque selon lui les hommes n’ont pas combiné leur masculinité avec les valeurs modernes.
Son travail s’est avéré difficile pour remonter aux premières sociétés patriarcales devant le manque de sources pour le Paléolithique. C’est avec le Néolithique qu’Ivan Jablonka a pu commencer la réalisation de son étude. Cette période, correspondant à la sédentarisation des sociétés, voit s’installer la charge maternelle et domestique avec la création d’une sphère de l’intérieur et une sphère de l’extérieur. La partition de l’espace crée des tâches nouvelles qui vont aboutir à ce que l’historien nomme la « fonction femme » avec des domaines réservés comme ceux des services à autrui, au compagnon, aux enfants… Ainsi dès le III°millénaire avant notre ère, les femmes se voient proposer des services, des servitudes alors que les hommes s’accaparent des responsabilités.
L’installation des monothéismes interroge Ivan Jablonka qui note dans le discours de Jésus une promotion de l’égalité et une compassion envers les femmes. Il voit même une masculinité différente chez ce personnage qui propose de tendre l’autre joue à l’agresseur. L’historien en tire donc la conclusion que les monothéismes sont patriarcaux parce qu’ils s’insèrent dans des sociétés où le patriarcat était déjà installé. De fait dans les monothéismes les hommes ont le monopole du sacré en étant en contact direct avec Dieu alors que les femmes sont rejetées par différents biais (impureté…). Le patriarcat ne s’impose pas par la violence mais par la législation et les normes.
Ivan Jablonka revient sur ce qui est, selon lui, l’une des clefs du patriarcat : la dépendance maternelle, car le processus de « fabrication » d’un enfant pour une femme peut être évalué à 2 ans (en y incluant la grossesse et les premiers mois de maternité) contre quelques secondes de conception pour un homme. En découle une interprétation biaisée de notre biologie : la femme n’a pas un ventre, elle « est »un ventre ; la femme n’a pas un utérus, elle « est »un utérus. Les femmes sont donc cantonnées à la maternité et au plaisir sexuel des hommes ; ces derniers, n’ayant qu’un rôle mineur dans le processus de prise en charge des enfants, ont pour eux le domaine des libertés.
Cependant l’auteur, loin de glorifier la situation des hommes, relève que les responsabilités qui pèsent sur eux sont extrêmes dans ce système puisqu’ils assument en grande partie les conflits guerriers.
Les sociétés patriarcales reposent donc sur le deal d’une répartition des rôles, hiérarchisée et acceptée, dans la grande majorité des cas, par les deux parties. Si les hommes ont des privilèges, les femmes obtiennent des rémunérations sociales en tant que « gardiennes des traditions » (exemple stéréotypé de la mamma italienne). Ceux qui refusent ce contrat et qui sortent du système patriarcal le payent cher et notamment au XIX°siècle, comme les prostituées, les filles-mères, les vieilles-filles ou les lesbiennes.
Tous les siècles ne sont d’ailleurs pas égaux et Ivan Jablonka rappelle que le XVII°siècle en Europe occidentale est une époque connaissant une forme d’émancipation. Cette forme de féminisme serait apparue avec la réforme protestante qui demande un contact direct avec Dieu, d’où la création d’écoles à destination des filles. Descartes écrit le Discours De la Méthode en français pour être lu par les femmes ne maîtrisant pas le latin. A contrario Molière se moque du mouvement des « précieuses » et de cette époque qui permet aux femmes de tenir des salons et d’en fréquenter à égalité avec les hommes. Comme déjà évoqué, le XIX°siècle est une période de régression alors que la Révolution avait promis l’égalité, les femmes s’élevant pour dénoncer une autre forme de tyrannie, celle des hommes. Ainsi le Code civil napoléonien inscrit dans le marbre l’obéissance de la femme envers son mari. Si les femmes féministes au XIX°siècle sont une minorité (Jeanne Deroin, Hubertine Auclert), les hommes féministes sont une ultra-minorité comme Condorcet réclamant le droit de votre pour les femmes, un an avant Olympe de Gouges. Le XIX°siècle voit le début du féminisme de plein pied (femmes pionnières dans certains domaines d’activités), le XX°siècle fait entrer le féminisme dans les mœurs et surtout dans la loi. Les femmes acquièrent des droits dans toutes les sphères même si ces victoires ne doivent pas faire oublier les inégalités qui demeurent.
Ivan Jabonka revient ensuite sur l’hypogamie, caractéristique d’une société patriarcale. Des millions de foyers sont marqués par la prépondérance financière de l’homme qui incarne de fait le pouvoir économique, pouvoir accru lorsque l’essayiste rappelle le décrochage financier dont sont victimes les femmes entre 30 et 35 ans avec l’arrivée des enfants.
Ainsi l’ouvrage repose sur une utopie, celle des « hommes justes » et l’auteur a conscience du fossé entre cet idéal et la réalité. Loin de se mettre en avant, il pointe du doigt ses propres contradictions, lorsque fier de lui, il annonce « faire des progrès » à sa compagne dans la gestion des tâches quotidiennes, ce langage maladroit rappelant qui est le véritable détenteur de la charge mentale du foyer. Il ressent également comme une « prime à la masculinité » le fait que son discours soit largement repris et diffusé alors que les féministes tiennent les mêmes propos depuis des décennies.
Ivan Jablonka présente donc son essai comme une boussole féministe à l’usage des hommes, qui, dans leurs actes quotidiens, doivent se poser la question : « Est-ce que j’agis en homme juste ou en homme archaïque ? ». C’est un appel à la redéfinition des modèles masculins, qui doivent promouvoir l’égalité mais surtout la vivre jusqu’à en tirer les conséquences dans son intimité, une prise de position envers soi-même. Cela passera, selon Ivan Jablonka, par le fait de briser la « connivence masculine » par les hommes eux-mêmes (blagues sexistes, prise de parole intempestive en réunion…). Les hommes justes sont un projet de société fondé sur la justice de genre.
Une conférence salutaire dans notre société et qui ouvre des portes vers de nombreux questionnements à développer dans l’ensemble des sphères de notre vie.