Cette table ronde se tient à l’Espace Leclerc, samedi de 16 à 17h. Animée par Farid Abdelouahad, elle réunit Laure Guilbert et Pascal Blanchard, avec le concours de la revue du palais de Chaillot L’Esplanade, dont le numéro 3 trône à côté de la tribune.

Laure Guilbert, docteur de l’Institut universitaire européen de Florence, est une historienne de la danse tombée toute petite -j’entends au début de ses études universitaires- dans l’histoire du nazisme lorsqu’une amie attira son attention sur une chorégraphe allemande emblématique de la danse moderne, Mary Wigman (1886-1973). S’ensuivit un livre, Danser avec le Troisième Reich, aux éditions Complexe, en 2000.

Wigman n’avait fait l’objet jusque là que de deux études biographiques, éloignées de l’histoire culturelle. L’idée prévalait, à la fin du XXème siècle, que la danse moderne avait été censurée par les nazis et ses praticiens vilipendés. J’ai commencé, explique Laure Guilbert, par de l’histoire orale et constaté chez beaucoup d’artistes la conviction, souvent peu élaborée, que leurs devanciers avaient été persécutés sous le Troisième Reich… et dans les archives je n’en ai trouvé aucune confirmation ! Un récit dominant tombait en poussière, qui présentait le nazisme, dans ce domaine aussi, comme un brusque déferlement de barbarie après l’époque innovante de Weimar, après quoi tout aurait été à reconstruire en l’an « zéro » 1945.

Les archives du ministère de Goebbels en matière chorégraphique montrent tout au contraire une foule de collaborateurs empressés.

Les innovations écloses dans les années 1910 en Europe centrale, symbolisées par le nom de Rudolf von Laban (1897-1958), n’avaient pas de connotation politique clairement identifiable. Prenant racine dans une réaction contre l’anonymat standardisé des villes, elles s’efforçaient de réhabiliter l’organique et de réconcilier le corps, l’esprit et l’âme. Le ballet classique était lui-même conçu comme un carcan dépersonnalisant. Il s’ensuit, sous Weimar, l’éclosion d’une quantité d’écoles et de styles. On distingue la danse en solo, la danse en groupe (dont la danse de chambre, en quatuors) et la danse chorale. Wigman ouvre une école à Dresde.

Pascal Blanchard précise alors que tous les modèles totalitaires, dont le colonialisme, utilisent le corps et le mettent en scène. Les artistes réfractaires n’ont plus qu’à s’exiler… et peu le font : une majorité s’aligne sur le totalitarisme. Dans les expositions coloniales, on produit des danseurs (comme les Dogons de l’Expo coloniale de Paris en 1931) pour construire le corps de l’indigène. Un totalitarisme soft, à 500 000 visiteurs par jour (NB : lapsus pour 50 000 ? chiffres officiels : 33 489 902 entrées, du 6 mai au 15 novembre). On peut parler d’un totalitarisme soft.

 

Laure Guilbert précise que Rodin, Picasso ou les dadaïstes découvrent l’indigène dans les expositions. Il s’agit à la fois de colonialisme et d’ouverture d’espaces neufs d’invention, dans un esprit humaniste.

La crise de 1929 fragilise financièrement les troupes, ce qui favorise, chez certains, la critique de Weimar.

Les nazis n’ont pas en matière de danse, des idées très arrêtées. Les danseurs peuvent prendre les devants et développer des stratégies d’intégration, prendre des responsabilités, produire des ouvrages. Sous ce régime polycratique, un Goebbels est plus ouvert à la modernité qu’un Rosenberg. En matière d’antisémitisme, on trouve toutes les attitudes : certaines troupes protègent au maximum les artistes juifs, d’autres font du zèle et devancent les ordres, d’autres encore appliquent la législation au fur et à mesure.

Sur une photo, Laban pose comme un gourou, au milieu d’un groupe.

Dans le cas de Leni Riefenstahl, le passé de danseuse de la réalisatrice influe beaucoup sur sa façon de filmer le mouvement, à l’occasion des Jeux olympiques de 1936.
Jutta Klamt, dont Riefenstahl avait été l’élève, et son mari deviennent les théoriciens nazis de la danse. Jutta accueille dans son école les enfants Goebbels.

En 1934, une présentation des écoles a lieu à Berlin.

Hitler est friand de certains artistes, et assidu à leurs créations.

Les courants folkloriques se marient avec la danse moderne.

L’Antiquité grecque est revisitée par Daisy Spies et Werner Stammer. Une vision apollinienne, aryenne, solaire est opposée au chaos dionysiaque.

L’organisation Kraft durch Freude (KdF) accueille des spectacles.

Dorothea Günther (1896-1975) travaille avec Carl Orff à une mise en scène des Carmina burana, à Leipzig, avec des danseurs modernes.

Mary Wigman accompagne ses chorégraphies de percussions. Cet accompagnement porte la vision d’un corps aryen, rompant avec une vision rationnelle.
La danseuse Gret Palucca (1902-1993) se produit en solo à l’occasion des Jeux olympiques, dont l’organisateur, Carl Diem, a commandé à Laban une grande oeuvre de masse, avec 10000 exécutants, pour la cérémonie d’ouverture, le 1er août 1936. Laquelle est reproduite le mois suivant au congrès de Nuremberg : il ne s’agit plus d’illustrer un événement, mais d’incarner la communauté du peuple (Volksgemeinschaft).
Les nazis s’assurent à Paris, pendant l’Occupation, la collaboration de Serge Lifar.
En URSS, les années 20 voient éclore la danse « constructiviste », après quoi le ballet traditionnel reprend le dessus. C’est aussi le cas dans la Chine maoïste, sous l’impulsion de Jiang Qing.

Pascal Blanchard déclare que la danse et la gymnastique vont ensemble dans les régimes totalitaires.

Laure Guilbert précise qu’en URSS et en Chine on vante un « corps dur » tandis que sous le Troisième Reich prévaut l’économie d’énergie, par opposition au corps dur prôné par le maître de la gymnastique au siècle précédent, Ludwig Jahn (1778-1852). Dans les années trente, on économise le geste pour le rendre fluide, organique et intérieur. Il s’agit de construire une belle image de l’Allemagne. La démarche est la même dans l’industrie, qui vante la beauté de ses usines.

Pascal Blanchard [sans doute sous l’influence du livre de Norman Ohler traduit en français sous le titre L’extase totale -FD] indique que le corps allemand est poussé à ses limites, d’où une ample consommation de drogue.
Laure Guilbert : les danseurs sont associés jusqu’au bout à l’effort de guerre.


Questions de la salle :

– sur quoi travaillez-vous actuellement ?
Laure Guilbert répond qu’elle travaille à une histoire culturelle du corps au XXème siècle, particulièrement dans deux domaines : l’exil, propice à des parcours passionnants, et la danse dans les camps et ghettos, moyen de survie pour les détenus et de coercition pour les SS.

– une polycratie, vraiment ? Hitler ne donnait-il pas le ton, dans un domaine où il avait quelque culture ? [question posée par l’auteur du présent compte rendu]
Laure Guilbert : le régime était profondément polycratique car profondément conflictuel.

 

Conférence suivie par François Delpla