Rares sont les historiens-géographes qui ne l’ont pas croisée dans un colloque ou lu tout simplement les travaux de Bénédicte TRATNJEK qui a la particularité d’être universitaire reconnue, farouchement attachée à l’enseignement de la géographie dans le second degré, un choix parfaitement assumé, tant est vivace son intérêt pour la promotion de sa discipline de spécialité.
C’est au détour d’une conversation virtuelle, qui a parfois ses bons côtés, que l’idée nous est venue de frapper un grand coup sur cette tendance à laisser remettre en cause, pour d’obscures raisons idéologiques,– à moins qu’elles ne soient très claires –, nos pratiques enseignantes.
Nous avions déjà, au niveau des Clionautes, dont Bénédicte fait partie, eu maille à partir contre l’instrumentalisation de l’histoire, déjà avec un ouvrage de cette « fondation ».
Nul mieux que Bénédicte ne pouvait apporter une contribution aussi éclairée, et aussi documentée sur cet ouvrage qu’elle a dû lire intégralement au cœur de l’été. Mais pour la géographe de « la ville en guerre », il n’est pas de défi qui ne se relève. 

Bruno Modica

Pour le programme de troisième, l’ouvrage multiplie les « trombinoscopes » : un portrait associé à un mini-fait pour un savoir-catalogue qui n’explique pas et qui ne relève nullement du raisonnement spatial… Géographie, où es-tu ?

  • le programme n’est que très partiellement suivi : là encore, on peut débattre sur les programmes, leur faisabilité, leurs contenus, etc. Mais face à la classe, l’enseignant n’est pas militant, il ne choisit pas ce qui politiquement lui convient… Par exemple, en 4e, les territoires transformés par la mondialisation ne suivent ainsi pas le programme : les États-Unis (sous-thème obligatoire) sont totalement absents ; l’Afrique est présentée sous la forme de doubles-pages-fiches sur le continent alors que le programme demande à ce qu’une région au choix soit étudiée (et non par l’approche continentale) parmi l’Afrique du Sud, l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique de l’Est, faisant de cette partie des pages inutilisables pour faire le programme ; enfin, les auteurs du manuel accolent à ce sous-thème sur l’Afrique tout un tas de pages sur l’Asie du Sud, dont on ne sait la place, la problématisation, mais qui semblent mettre moins mal à l’aise que de n’avoir dans un même sous-thème « que » l’Afrique. De même, en classe de 3e, le sous-thème sur les espaces de faible densité (dans le thème 1 sur les dynamiques territoriales de la France contemporaine) a totalement disparu, pour laisser place à un chapitre agencé en 4 leçons-catalogues : 1/ le relief, 2/ l’hydrographie, 3/ les climats, 4/ la population.

En définitive, pour les auteurs de cet ouvrage qu’ils pensent être un manuel scolaire, le collégien est un bon petit soldat qui écoute le cours magistral, en silence. L’enseignant lit la « leçon » toute faite (parce qu’il ne saurait faire sans ça ?), l’élève peut la relire s’il n’a pas compris à la maison (jusqu’à ce qu’ils comprenne miraculeusement à force de relectures ?). Le savoir proposé est encyclopédique. Parfait pour Questions pour un champion ou pour jouer au Trivial Pursuit, mais est-ce là le rôle de l’enseignant ? Il y a une grande confusion autour de ce que doivent être les connaissances transmises à des collégiens, qui sont entendues par les auteurs de ce « manuel » comme une érudition encyclopédique dans laquelle l’élève n’a pas pour rôle de réfléchir ou d’analyser, mais seulement d’apprendre, d’accumuler des idées qu’il en saisisse ou non le sens… Quant à l’éveil à l’esprit, il ne semble absolument pas être une préoccupation des auteurs de ce « manuel »…

Si cet ouvrage n’avait pas l’ambition de s’appeler manuel scolaire et surtout un si grand mépris pour le travail des auteurs et éditeurs de tous les autres manuels scolaires (qui sont ici qualifiés de personnes qui « véhiculent une approche biaisée de la géographie »1), il pourrait remplir un autre rôle, utile mais qui n’est pas celui du manuel scolaire : celui de venir compléter l’offre des ouvrages parascolaires, qui sont des compléments de cours dont certains élèves sont friands pour approfondir telle ou telle discipline. Le marché est évidemment bien moins étendu que celui, très lucratif, du manuel scolaire, mais il n’est pas inexistant. De plus, l’offre de ce type d’ouvrages, sous forme de fiches ou de leçons, est très restreinte pour le collège en histoire et plus encore en géographie. Un renouveau ne serait que souhaitable, la place sur le marché éditorial existe donc. En 2004, Yves Lacoste avait ainsi proposé un ouvrage de leçons complémentaires pour le collège en géographie2, auquel ressemble très fortement cet ouvrage dans sa forme (des leçons, des points sur la géographie physique, des compléments sur un vocabulaire qui permet un approfondissement pour l’élève passionné), et une version pour le lycée, aux Éditions de la Cité (éditeur qui joue aussi du nom « manuel », mais le format choisi l’a clairement fait identifier par les élèves et leurs familles comme un ouvrage parascolaire qui n’est pas identifiable à un manuel) : ce type d’ouvrage trouve son rôle, mais il ne s’agit nullement de manuel scolaire, cela relève de l’édition parascolaire. Si les ambitions de l’éditeur échappe souvent aux auteurs (dans tout type d’édition), l’aspect gênant de cet ouvrage est qu’il est clairement et très nettement identifié comme un « manuel » là où il n’en est pas un, et il est regrettable que des orientations et des partis pris sur les programmes en cours, les pédagogies en vogue, etc. aient pris le pas sur la conception d’un outil réellement destiné à enseigner.

Cet ouvrage n’est pas… une « innovation pédagogique ».

  • des pages hors-de-propos présentées comme des « innovations pédagogiques » : que vient faire le thème 11 de la classe de 3ème (année à examen national – le DNB – pour lesquels les enseignants ont, parmi leurs obligations professionnelles, l’obligation morale de terminer le programme et de s’y tenir afin de préparer leurs élèves de manière juste et équitable à cet examen…) sur la « géographie de Mars » ? Déjà, les géographes sont-ils bien placés pour un tel enseignement ? (la pratique de terrain sur Mars reste tout de même limitée…) Les auteurs de cet ouvrage savent-ils qu’au collège, les professeurs d’histoire et géographie ont des collègues en sciences qui sont formés et qui savent enseigner ce qui relèvent de leurs disciplines ? Passons l’anecdote de ces 4 pages, les pages hors-propos sont nombreuses, et tout particulièrement pour le programme de 3e où l’ouvrage prend clairement un tournant idéologique (j’y reviens plus loin) et ne suit absolument plus les recommandations officielles. Proposer aux acquéreurs de cet ouvrage de former les élèves de 3e à des propos hors-programme sans aucun lien avec l’examen qu’ils passeront en fin d’année ne semble pas être ce qu’on appelle une « innovation pédagogique »…

Sur la page Facebook de la Fondation Aristote, la double page sur « La planète Mars », dans le programme de 3e, est présentée comme un « modèle » de ce qui fait l’innovation pédagogique de ce manuel…

  • l’étude de cas fait place dans le manuel à des « fiches » encyclopédiques sur les territoires : les élèves doivent apprendre des faits, des données, par cœur, mais ne sont pas amenés à réfléchir à LA question de la géographie : « pourquoi ici, et pas ailleurs ? ». On retourne à une géographie descriptive, très loin de toute innovation pédagogique, mais aussi très loin de ce qu’est aujourd’hui la géographie…

Les doubles-pages qui sont annoncées comme laissant «  un espace conséquent aux études de cas » dans l’ouvrage sont en réalité des fiches encyclopédiques sur les territoires, qui ne laissent aucune place à la réflexion de l’élève et sont très loin de lui permettre d’acquérir le raisonnement géographique

La notice biographique de Xavier Le Pichon, un « incontournable » pour enseigner les mers et océans en 4e ? Un exemple de « leçon » qui, derrière le prétexte de rétablir la place de la géographie physique (ce qui serait en soi un noble objectif s’il était pensé en cohérence avec les programmes mais aussi les besoins de l’élève), réduit la géographie à une science de l’érudition où l’élève ne réfléchit pas, mais apprend par cœur.

  • une géographie très souvent réduite à un exercice de localisation : prenons l’exemple de la double page sur la « géographie » de la planète Mars, mise en avant volontairement sur la page Facebook de la Fondation Aristote (donc sélectionnée pour être mise en avant comme « modèle » de ce que propose cet ouvrage) pour faire la promotion de l’ouvrage : la géographie présentée ici ne fait que localiser les choses, mais elle n’est pas ici une science qui permet d’expliquer pourquoi les objets spatiaux sont ici et pas ailleurs… Et c’est dramatiquement le cas de tout cet ouvrage : le géographe localise, la géographie c’est dire « c’est là »… Retour à une géographie qui localise, qui situe, mais qui n’explique pas… Des collégiens sont tout à fait à mêmes de comprendre ce qu’est réellement la géographie : dire pourquoi c’est là et pas ailleurs ? Localiser et situer n’est qu’une étape, expliquer est l’enjeu. La géographie explique, permet de comprendre, permet de faire des diagnostiques sur les territoires, permet de penser l’avenir avec plus de justice et d’équité spatiales. Elle n’est pas qu’un exercice de localisation, laissons-ça aux GPS, mais montrons à nos élèves tous les savoir-faire des géographes tels qu’ils aident dans la construction de l’esprit critique et de l’esprit citoyen.

1 Argument avancé pour le financement participatif de ce manuel sur la plateforme Kiss Kiss Bank Bank : https://www.kisskissbankbank.com/fr/projects/publier-et-diffuser-le-meilleur-nouveau-manuel-de-geographie/tabs/description

2 Lacoste, Yves, 2004, Géographie, éducation civique, Éditions de la cité, collection Collège.

En route pour l’épisode 3