Vendredi 4 octobre 2019 de 9 h 30 à 11 h 15 – Espace Georges-Sadoul, salle Yvan Goll

 Conférence introductive «Frontières et migrations» avec Michel Foucher, titulaire de la chaire de géopolitique appliquée, proposée par le Plan National de Formation et l’Inspection Générale de géographie, représentée par Catherine Biaggi et Laurent Carroué. 

On ne présente plus Michel Foucher, géographe, diplomate, géopoliticien spécialiste de la question des frontières bien avant que cette question évacuée par la construction européenne ne fasse un retour tonitruant à la lumière de la crise migratoire de 2014 à la fois consécutive à la guerre en Syrie et aux inégalités de développement combinées à la pression démographique de l’Afrique subsaharienne.

La géographie, science « politique » en danger ?

L’année 1871 – soit la défaite contre la Prusse avec la méconnaissance en géographie de nos militaires par rapport aux Prussiens – consacre l’entrée de la géographie dans l’enseignement, une décision éminemment politique.

Michel Foucher se dit convaincu de la fonction civique de la géographie, mais ne peut que constater une double fragilisation de nos repères : 10% des géographes deviennent professeurs et d’autre part le discours rationnel se délite chez les dirigeants comme chez les plus jeunes, prisonniers de l’hystérisation des réseaux sociaux – François Hartog parle de tyrannie du présent, de l’instantanéité – Ce lien entre ces délitements et le retour des frontières est à travailler.

Redéfinir l’idée de frontière :

Frontières : une ligne divisoire d’une monde structuré en Etats souverains, reconnue juridiquement par l’ONU et arbitrée par la Cour Internationale de Justice de La Haye depuis 1945. C’est aussi un marqueur symbolique du « dedans et du dehors » (« si je n’ai pas de porte je ne peux vous accueillir ») : pas de frontières, plus de dedans ; fiction symbolique au sens de Bourdieu, mais aux effets ô combien réels : dire que la frontière est construction sociale n’obère pas sa légitimité pour les Etats souverains. Ainsi, ce sont eux qui définissent les critères de nationalité, qui sont donc très divers.

Historiquement, le tracé des frontières vient des traités de Westphalie après que le Saint-Empire se soit déchiré avec les conflits religieux et détruit – Dans les Vosges, on parle toujours de « la guerre des Suédois » qui avaient ravagé la Lorraine – sur 3 critères qui fondent l’Etat moderne : reconnaissance mutuelle de l’indépendance de chacun ; pas d’ingérence respective ; « cujus régio cujus religio » : séparation entre Dieu et César et sécularisation progressive des institutions.

Face à la violence endémique, les Etats protègent : le passage de la ligne de front à la frontière a donc été plutôt réussi en Europe, ce qui n’a pas été le cas en Afrique et en Asie : cf. quelques exemples de contestations non résolues : la frontière Inde / Pakistan au Cachemire (la plus éclairée du monde quand on l’observe de nuit par satellite), la ligne de démarcation entre les 2 Corées (DMZ, qui n’est d’ailleurs pas une ligne), les multiples conflits iliens en mer de Chine entre voisins…

Dressons une typologie : Il y a tellement de mots pour dire frontière. Dès l’Antiquité, les Egyptiens ont 4 mots… Nous avons actuellement 261 570 km de frontières, 311 dyades (frontières d’un pays communes avec un ou plusieurs Etats voisins) pour 193 entités étatiques reconnues par l’ONU ; en particulier avec l’accentuation du puzzle européen, les frontières ont gagné 11 500 km entre 1990 et 2019.

L’idée d’un « bordeless world », cet idéal, est contredit par la question du symbolique. « Le présent renseigne sur le passé » avait prévenu Lucien Fèvre : exemple parmi d’autres, la carte électorale des élections allemandes avec l’AFD. Si le Mur a physiquement disparu en 1989, l’unification a été vécue comme une annexion par les Allemands de l’Est – « vécue » ne voulant pas dire que cela en fut une…

Petite chronique frontalière de l’été 2019 : 4 millions de camions vers le Royaume-Uni par Calais, 100 000 firmes travaillent avec le RU ; que va-t-il se passer avec le blocage des frontières par les contrôles douaniers entre les deux Irlande ?

Attachement et dépassement :

Persistances des tensions géopolitiques : Comment peut-on penser que l’Ukraine actuelle pourrait échapper à l’orbite russe ? « Ukraina » signifie frontière en russe, le Donbass a été volontairement peuplé de prolétaires russes par le pouvoir stalinien pour punir les koulaks ukrainiens qui refusaient de voir leur blé réquisitionné. Sébastopol, base navale russe vers les mers chaudes, comment a-t-on pu penser que Poutine la laisserait à une Ukraine indépendante, tournée vers l’UE ?

Persistance des contentieux devant la Cour Internationale de Justice ou le Tribunal International des Droits de la Mer (TIDM) pour ceux concernant les îles ou les délimitations des ZEE : avec la territorialisation des océans, à qui appartient le gaz découvert au large de Chypre et de la frontière libano-israélienne ?

Durcissement des barrières érigées (Israël / Palestine, EU / Mexique, Mexique / Guatemala…)

La frontière comme ressource : les échanges interfrontaliers mais traversant une même ethnie en Afrique de l’Ouest ; l’essence moins chère au Luxembourg ; les dizaines de milliers de frontaliers français des frontières de l’est (Luxembourg, Kiel, Bâle, Genève) qui en vivent.

Obsession et rejet :

La Chine est en train d’expérimenter un nouvel ordre mondial avec ses propres outils et institutions ; L’Amérique panique face à sa perte d’hégémonie ; Et l’UE ? Il nous faudra choisir. Collectivement ? La France et l’Allemagne affichent leurs réticences vis à vis du projet chinois, mais l’Italie s’est déjà engagée et elle ne sera pas seule.

L’histoire des frontières, c’est celle de leur contournement ! La rhétorique du mur de Trump EU est absurde, puisque elle est ressource. Les deux sénateurs républicains de l’Arizona le savent…

Les enjeux migratoires (dont on aura compris que la question est dissociée de celle des frontières) :

Les régimes d’ouverture sont régis par les Etats qui déterminent le sens des mobilités qu’ils considèrent comme acceptables et qui varient considérablement d’un espace à l’autre : 6% seulement des frontières inter-étatiques ont une ouverture complète.

689 MM de $ remis en 2018 aux pays de départ. C’est plus que les IDE et l’Aide Publique au Développement.

Les migrations ne sont qu’une des formes de la mobilité :

    • dans l’espace Schengen (petite ville située aux 3 frontières…) 273 millions de résidents européens de plus de 15 ans sont sortis plus d’un jour de leur pays dont 118 millions pour affaires l’année dernière. Il y a clairement dissymétrie entre ceux qui obtiennent un visa pour y rentrer (affaires, tourisme) et ceux qui sont refoulés. Or 14 millions de visas Schengen ont été délivrés pour principalement Russes, Chinois, Turcs, Indiens, Marocains et Algériens.
    • L’index d’ouverture aux pays (échelle 1 à 100) : 61% de la population mondiale a besoin d’un visa, pour l’ensemble de l’Asie c’est 42%, pour l’Amérique latine, 37%, mais seulement 17% pour le Moyen-Orient et 15% pour les Etats-Unis…
    • Organiser la mobilité transnationale est nécessaire en sachant ce qui se passe dans les pays de départ. Or ce sont les pays dits « à revenus intermédiaires » qui fournissent les migrants et ce depuis souvent un siècle. Ce sont des filières issues des réalités coloniales (langue et besoin de main-d’oeuvre des métropoles) : la 2e ville du Mali, c’est Montreuil.  Parler de chaos migratoire en France n’a pas de sens : 250 000 titres de séjour ont été accordés l’an passé dont 90 000 au titre du regroupement familial, 33 000 pour des activités professionnelles, 34 000 pour des motifs humanitaires et 84 000 pour des étudiants. Les chiffres des quotas en Europe : 5% en Finlande, 15% en Allemagne, 11% en France.

Pas d’invasion mais il faut organiser les choses… Pourquoi ne pas s’inspirer  d’Erasmus pour apprentis ? Identifier les besoins, payer les séjours…

Quel avenir pour les frontières ?

Il y a demande de « rhétorique murale » : une aire de certitude, de l’ordre dans un monde jugé plein de dangers car évoluant trop vite, le marquage comme repère. Un monde borné est-il souhaitable, vivable ? 

Nous avons besoin de limites au sens psychanalytique et poétique…

Questions du public :

Q1- Comment s’organisent les migrations internationales ?

On oublie que l’on migre d’abord dans un cadre régional proche. Les géographes font des cartes là-dessus qui ne se focalisent pas seulement sur les pays de destination européens, les chiffres aussi : 35 migrants sur 1000.

Les quelques flux internationaux viennent des anciens empires et la connaissance (c’est mieux de l’autre côté). On migre dans des espaces réperes (soit la langue, soit des proches).

La question des coûts écologiques va aussi réorganiser les chaînes de valeur logistiques de l’échelle mondiale à l’échelle régionale.

Q2 – La frontière, glacis ou ligne ?

Deux écoles à ce sujet : Catherine Withold de Wendel : se déplacer pour mieux vivre est un droit humain fondamental ; Marcel Gaucher, contre « l’humanisme radical » parce que pas politiquement tenable face aux populismes.

La réponse à la question est dans le curseur : quelle ouverture raisonnable et politiquement acceptable ?

L’espace Schengen n’a pas été conçu pour résoudre le problème des migrations mais pour résoudre des questions de déplacement logistique et de libre-circulation intérieure à l’exemple du Benelux, qui est le modèle fondateur de la Cee.

Ne pas oublier que l’UE n’est pas un État au sens régalien du terme (pas de pouvoir au sens de « violence légitime » sur la fiscalité ou la défense). Elle n’a donc pas de frontières mais des limites dont les portions sont gérées par les États concernés qui d’ailleurs font leur propre politique migratoire, celle-ci échappant à la Commission après la crise de 2015. Sans compter la Turquie, l’Italie ou la Grèce de Tsipras qui négocient blocage des migrants contre participation financière ou allègement de la dette…