Lors d’un café littéraire à la Halle aux Grains, Alya Aglan, professeur à l’université Paris 1 et Robert Frank, professeur émérite à l’université Paris 1 présentaient l’ouvrage La Guerre-monde 1937-1947 dont ils sont les directeurs et qui est paru cette année chez Gallimard, dans la collection Folio histoire (n° 244 et 245).

Un ouvrage collectif

Une cinquantaine d’historiens, philosophes et spécialistes des sciences politiques, de génération et nationalité variées sont les rédacteurs de cet ouvrage qui a nécessité cinq années de travail. Il est paru directement en poche et c’est un ouvrage colossal, 1424 pages pour le tome 1 et 1072 pages pour le tome 2.

Une triple ambition

1. Montrer que la guerre s’est étendue au monde entier, notamment à l’Afrique et à l’Asie et couvrir une séquence chronologique inhabituelle : bien avant les événements européens de l’invasion nazie de la Pologne le 1er septembre 1939, la guerre fut enclenchée dès 1931 en Mandchourie, en 1935 en Éthiopie, et surtout, plus massivement, en Chine à partir de 1937. 1937, la guerre sino-japonaise, est pour les concepteurs de cette histoire-monde le véritable début du conflit planétaire, avant l’Anschluss ou l’invasion de la Pologne. Pour l’historien Hugues Tertrais, la guerre commence en effet en Asie en 1937. Pendant les six semaines que dure le massacre de Nankin, des centaines de milliers de civils et de soldats désarmés sont assassinés et entre 20 000 et 80 000 femmes et enfants sont violés par les soldats de l’armée japonaise. Avec pour objectif de de « restituer de l’intérieur, au niveau où ils sont vécus, les événements qui «embarquent» individualités et collectivités sur tous les fronts, sur tous les lieux de souffrance, de collaboration et de résistance« . L’ouvrage se prolonge au-delà du terme officiel de la guerre, le 2 septembre 1945, jusqu’aux traités de paix de février 1947 conclus avec quelques-uns seulement des vaincus – car alors s’impose l’évidence de la guerre froide entre les deux nouveaux géants, les États-Unis et l’URSS. « Une dilatation des temps et des espaces qui permet une histoire globale de la guerre de 1937-1947, la seule guerre-monde que l’humanité ait faite, inventée, vécue et surmontée« .

2. Montrer que ce processus de mondialisation a modifié les catégories et les représentations de l’espace et du temps. La guerre est abordée de façon globale, stratégique et politique quand il s’agit de traiter de la définition et de l’application d’une stratégie mondiale qui englobe les offensives dans le Pacifique et en Europe sur terre et en mer. Mais elle est aussi abordée, et c’est bien plus nouveau, à la dimension des individus qui combattent, qui souffrent et qui espèrent. Ainsi Alya Aglan et Johann Chapoutot proposent-ils une étude de « la nuit ». On vit la nuit, sous l’Occupation « On a furieusement dansé dans la France occupée malgré l’interdiction des bals publics dès le début de la guerre par le gouvernement Reynaud sous le motif qu’il ne fallait pas, comme en 14-18, dissocier le front et l’arrière par des divertissements qui n’avaient pas lieu d’être« . La nuit c’est aussi le moment des opérations de la Résistance. Observons encore que le discours sur la guerre est « saturé de métaphores sur la nuit »

3. Montrer qu’elle fut un monde en soi : les évidences du temps de paix n’avaient plus cours ; les mots changeaient de sens, contaminés par les propagandes ; la division sexuée du travail fut bouleversée ; des technologies civiles ou des produits chimiques furent suscités par les industries de la mort ; des dominations coloniales furent ébranlées à jamais. Une singularité de l’ouvrage est de traiter des  » expériences ordinaires ou esthétiques  » : vivre la nuit, écouter de la musique pour ne pas entendre les bombes ni les paroles de l’occupant, raviver des vieux chants qui de ce seul fait devenaient patriotiques, réciter un poème appris à l’école et qui devenait, dans un baraquement, la sublime prière de ceux qui accompagnaient les mourants. Une « guerre-monde », au sens où Fernand Braudel a pu parler en son temps d’une « économie-monde ».

Quatre parties

Les premiers chapitres, dans le premier volume sont essentiellement chronologiques. Le second volume est plus thématique.
« Faire la guerre », partie qui traite de la manière politico-militaire de concevoir et de mener les opérations.
« Inventer la guerre », partie qui traite des formes inédites que revêtirent les manières de faire la guerre idéologico-militaire, que ce soit le génocide des juifs ou le déchaînement de violences faites aux civils sur le front de l’Est.
« Vivre la guerre », partie qui traite des manières d’habiter le monde, « quand celle-ci fait perdre toute évidence aux expériences les plus ordinaires de la quotidienneté« .
« Hériter de la guerre », partie qui traite de la décolonisation, des nouvelles structures financières et monétaires, mais aussi philosophiques et juridiques (droits de l’homme et définition des crimes contre l’humanité).

La guerre-monde ne sera pas suivie d’une « paix-monde ». La mémoire n’est pas traitée car « il n’y a pas de mémoire mondiale, mais des mémoires nationales« .

En réponse aux questions qui leur sont posées, Alya Aglan et Robert Frank :
– insistent sur les idées reçues qui continuent de s’imposer jusque dans les manuels scolaires et avouent comprendre difficilement pourquoi il en est ainsi : c’est par exemple le récit des charges de la cavalerie polonaise contre les blindés allemands, des Anglais tous calmes et sereins sous les bombes, des kamikazes fanatiques etc.
– estiment qu’on « embrouille les esprits » en parlant des deux guerres totales et d’anéantissement, le caractère raciste de la seconde en faisant la seule guerre « totale« .
– constatent que la notion gaullienne de « guerre de trente ans » est une reconstruction.

Joël Drogland