Dans le cadre d’une Carte Blanche à la Fondation de la Résistance, Bruno Leroux, directeur scientifique de la Fondation de la Résistance reçoit Antoine Prost, professeur émérite de l’université de Paris 1, historien du XXe siècle, Claire Andrieu, professeure à l’IEP de Paris, spécialiste de l’histoire de la Résistance française et Barbara Lambauer, dont les recherches portent sur et l’occupation, la collaboration et la répression en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale et sur la Shoah en Europe de l’Ouest.

L’actualité bibliographique de la Résistance française

Comme chaque année, Bruno Leroux, directeur scientifique de la Fondation de la Résistance ouvre la séance, après avoir excusé l’absence de Pierre Laborie, souffrant, par la distribution et le commentaire d’une liste des principaux ouvrages consacrés à l’histoire de la Résistance parus depuis septembre 2014. La tendance est cette année à la floraison des souvenirs de maquisards. Dans le domaine de la production historique scientifique, il souligne la parution de La Guerre-monde sous la direction de Robert Frank et Alya Aglan (voir notre compte-rendu dans cette même rubrique) et du Dictionnaire biographique des fusillés et exécutés par condamnation et comme otages ou guillotinés pendant la Seconde Guerre mondiale, sous la direction de Claude Pennetier, Jean-Pierre Besse, Thomas Pouty et Delphine Leneveu, aux éditions de l’Atelier.

Le colloque de Besançon sur les comportements collectifs

En septembre 2012, un colloque international s’est tenu à Besançon, qui réunissait 24 historiennes et historiens spécialistes de l’histoire de l’Occupation et de la Résistance en France et en Europe. Il avait pour thème : Les comportements collectifs en France et dans l’Europe allemande. Historiographie, normes, prismes – 1940-1945. Quatre axes de travail avaient été retenus :
– Développer une réflexion épistémologique sur les sciences sociales et l’histoire face à l’objet « comportements collectifs ».
– Montrer la complexité des comportements qui se succèdent dans le temps et se chevauchent dans le présent. Les historiens s’attachèrent à identifier des espaces d’autonomie, des marges de manoeuvre et les modalités d’adaptation contrainte sous les régimes d’oppression.
– Confronter des « grilles d’analyse globalisantes aux pratiques sociales du quotidien et du terrain ».
– Montrer la place dévolue à la Résistance comme révélateur et instrument d’évaluation des comportements. La Résistance prend une place très importante dans le contenu de ce colloque car elle est un marqueur significatif des comportements face à l’occupant.
En 2015 les actes de ce colloque sont parus sous la direction de Pierre Laborie et François Marcot, aux presses universitaires de Rennes.
L’ouvrage rassemble quinze communications et quatre comptes rendus de tables rondes. Il est construit en cinq parties : Problématique et appréhension de l’objet « comportements » ; Les comportements dans l’Europe occupée ; Comportements complexes ; Résistance(s) et tissu social : la France ; Les comportements en France vus d’ailleurs.

Sortir de la doxa qui distingue deux minorités (résistants et collaborateurs) et une masse d’attentistes


En l’absence de Pierre Laborie, il revenait à Antoine Prost de résumer les enjeux et les résultats du colloque. Compte tenu du peu de temps dont il disposait et de la complexité des communications et des débats auxquels ce colloque a donné lieu, il se limita à en justifier la nécessité historiographique. Le thème du colloque a été choisi en réaction contre la doxa qui s’est mise en place a la fin des années 60, fondée sur une dénonciation de la mémoire gaulliste et de la mémoire communiste, accusées de résistancialisme et d’exagération. Selon cette doxa, les Français auraient tous été complices, veules et attentistes. C’est la présentation devenue classique, celle que l’on trouve dans les manuels scolaires : une minorité résistante, une minorité collaborationniste et est une grosse majorité attentiste.

La critique de cette doxa est assez facile affirme Antoine Prost. Elle ignore la chronologie, ce qui est absurde car les conditions sont totalement différentes en 1940, en 1941 ou dans les années suivantes. Elle ignore d’autre part la contextualisation : on ne comprend, par exemple, la partie visible de la Résistance que si l’on connaît la partie invisible. Opposer le chiffre de 300 000 résistants à celui des quarante millions de Français est absurde. Opposer le nombre des Justes aux quarante millions de Français est tout aussi absurde, car c’est oublier que pour un Juste il y a en amont toute une chaîne de solidarité. On ne peut non plus se satisfaire du concept d’accommodement à l’occupant proposé par l’historien Philippe Burrin. Il l’explique par quatre facteurs : la contrainte, l’ intérêt matériel, la complaisance et la connivence idéologique. Mais ce sont des motivations alors que ce que l’historien relève ce sont des comportements, c’est à dire des pratiques visibles. Mais il est difficile d’induire de ce que l’on voit ce que les gens pensent.

Complexité des comportements

Il faut également être conscient du fait que les gens ne montrent pas la même chose à tout le monde et que donc, et c’est une réalité fondamentale, les comportements sont complexes. Complexe le comportement de ce curé de l’Indre, aristocrate, antisémite, et qui néanmoins fait passer la ligne de démarcation à des Juifs. Complexe le comportement de ce cheminot FTP qui meurt dans le déraillement par sabotage d’un train allemand qu’il avait demandé à conduire. Complexe le comportement de ce couple jugé à la Libération pour collaborationnisme et qui avait caché des Juifs. Complexe le comportement de ce paysan qui ravitaille le maquis mais qui fait du marché noir. Et d’ailleurs pourquoi ravitaille-t-il le maquis : par peur des représailles s’il ne le fait pas ou par solidarité ?

Beaucoup de facteurs complexifient les comportements sous l’Occupation. Il y a la nécessité de ne pas se dévoiler par crainte de la répression : le paysan craint le maquis, il craint les allemands, il craint aussi l’après-guerre. Le contexte économique lourd oblige souvent à travailler pour les Allemands. La situation de cette époque a un caractère tout à fait inédit pour toutes les régions de France qui n’ont jamais vécu une occupation.

Pour guider leur comportement beaucoup d’individus n’ont pas de « répertoire d’action » et vont devoir en inventer un. Les communistes ont un répertoire d’action, ils savent organiser une grève, ils savent distribuer des tracts dans une file d’attente, ils ont même une expérience de la clandestinité. Mais les catholiques n’ont aucune de ces expériences, et l’on peut remarquer qu’ils vont commencer leur action résistante par la rédaction et la distribution de journaux. Le bulletin paroissial faisait partie du répertoire d’action d’un catholique.

Il faut donc entreprendre l’histoire de la Résistance en examinant la façon dont les individus se sont comportés. Antoine Prost propose de retourner la problématique : ne pas s’enfermer dans une impasse en cherchant si les individus ont été résistants aux collaborateurs mais regarder ce qu’ils ont fait. On pourrait définir l’acte de résistance comme celui qui est considéré comme tel par la répression. De ce point de vue les recherches actuelles de Claire Andrieu sur le sort des aviateurs tombés au sol se situent dans cette perspective : un navigateur tombe sur le sol anglais, français ou allemand, comment les individus qui habitent sur ce sol se comportent-ils face à cet aviateur tombés du ciel ?

Le comportement des civils français, britanniques et allemands face aux aviateurs tombés du ciel


La communication de Claire Andrieu repose sur une recherche en cours traitant du comportement comparé des civils dans l’Europe de la Seconde Guerre mondiale et s’appuie sur « un événement standard et commun à toute l’Europe, celui de l’arrivée au sol inopinée d’un ou plusieurs aviateurs ». En effet entre 1939 et 1945, près de 150 000 aviateurs alliés sautent de leur avion ou opèrent un atterrissage forcé en territoire ennemi. Près de 67 000 d’entre eux survivent et environ 15 000 errent en Europe de l’Ouest à un moment ou un autre. Il faut y ajouter les 700 aviateurs allemands faits prisonniers par les Français et les 2000 qui le furent par des Britanniques, la plupart d’entre eux étant réceptionnés par des civils. La manière dont ces aviateurs sont accueillis par la population civile fournit « un instantané d’histoire, de culture et de régime politique » et offre à l’historienne un véritable « sondage à l’échelle européenne ».

Communication passionnante dont nous retiendrons que les comportements typiques sont les suivants : civilité en Angleterre, aide clandestine aux Alliés en France, lynchage en Allemagne à partir de 1943. Claire Andrieu explique ces comportements à l’aide de trois paramètres : le régime politique, l’histoire du pays, la culture politique nationale. En Grande-Bretagne c’est le gouvernement qui a le monopole de la violence publique ; les journaux rappellent constamment qu’il ne faut pas tirer sur des aviateurs qui peuvent être anglais ; il n’y a pas de mémoire d’occupation dans ce pays ; il n’y a pas non plus de fortes germanophobie ; le rapport des citoyens à l’armée est paisible : les objecteurs de conscience ont un statut et peuvent s’exprimer dans les journaux, la litote et la distanciation font partie de la culture et de l’humour britannique. En Allemagne la propagande nazie développe l’hostilité des citoyens aux Alliés et la francophobie particulièrement. Une véritable politique de lynchage est décidée. C’est la nazification de la société qui le permet. En France, malgré la forte répression, l’aide aux aviateurs alliés est grande et parmi les 150 000 Helpers reconnus après la guerre, 34 000 sont français.

C’est la notion de complexité des comportements qui résume l’essentiel de l’apport de ce colloque. Certains auditeurs s’inquiètent du fait qu’une dérive pourrait partir de cet apport historiographique qui conduirait à noyer dans un ensemble une masse de comportements différents et qui pourrait servir à réhabiliter ceux qui ne le méritent pas.

Il n’était pas possible en 1h30 de rendre compte de toutes les nuances et de tous les apports de ce colloque. On pourra se reporter aux actes du colloque ou au compte rendu qui en a été fait sur le site de la Cliothèque. http://www.clio-cr.clionautes.org/les-comportements-collectifs-en-france-et-dans-l-europe-allemande-historiographie-normes-prismes-1940-1945.html#.Vh-wVzahd9B

Joël Drogland