Dans le cadre d’une Carte Blanche au Mémorial de la Shoah, une Table Ronde animée par Iannis Roder, responsable des formations au Mémorial de la Shoah, réunissait Johann Chapoutot, professeur à l’université Paris 3-Sorbonne nouvelle, spécialiste de l’histoire de la culture nazie et d’histoire politique et culturelle de l’époque contemporaine, Christian Ingrao, maître de conférence à l’IEP de Paris et spécialiste du nazisme, et Barbara Lambauer, chercheure, auteure d’une thèse sur Otto Abetz et engagée dans des recherches portant sur les migrations juives de Galicie entre 1900 et 1930, et plus globalement sur la Shoah en Europe de l’Ouest et l’occupation, la collaboration et la répression en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale.

Pour les nazis, le « Reich » devait être un Empire, construit sur les modèles antiques comme contemporains, où devait se réaliser l’utopie nazie. Cette table ronde vise à éclairer les projets et les politiques nazis.

Intervention de Johann Chapoutot

L’expression « Reich de 1000 ans » n’est pas une formule rhétorique ni simplement un slogan. C’est un programme qui renvoie à une vision de l’histoire, à une conception du temps, à une vision de l’avenir. Si l’on analyse les discours des divers responsables nazis, en particulier les longs développements historiques qu’ils incluent presque toujours, on prend connaissance d’une idée et d’un programme cohérent.

Modèles et contre-modèles d’Empires anciens et contemporains

Tous les empires, qu’ils soient les empires coloniaux contemporains ou les empires du passé, sont analysés et constituent pour les nazis des contre-modèles, à l’exception peut-être de l’empire britannique et surtout de l’empire romain. Le Saint empire romain germanique est considéré comme une sorte de monstre vidé de toute substance après 1648 ; l’empire des Habsbourg et condamné parce que multiethnique ; l’empire des Hohenzollern a échoué car la concentration ethnique est restée inachevée et qu’il il n’a abouti qu’à la création d’une petite Allemagne. Johann Chapoutot fait alors une parenthèse pour dire combien Guillaume II était un parfait nazi, éprouvant une grande affection pour Hitler, et dont le fils fit carrière dans les SS. L’empire français est un contre-modèle absolu, les nazis considérant que la France avait été colonisée par ses colonies. L’empire britannique bénéficie d’une vision assez positive car il est jugé suffisamment brutal, raciste et violent pour être accepté comme référence. L’empire romain est la grande référence des nazis, bien sûr l’empire romain d’avant l’édit de Caracalla élargissant largement la citoyenneté et l’empire refusant toute référence chrétienne. Les penseurs nazis considèrent que l’empire romain est racialement pur car il a été fondé par des Germains, venus du nord.

Pas de différence de nature entre les pratiques coloniales et la conduite de la guerre en Europe orientale

Le « Reich de 1000 ans » est pensé par des universitaires, des fonctionnaires, des militaires au sein de plusieurs grandes institutions d’Etat, politiques et policières. Ce sont eux qui élaborent les différentes versions du Plan général pour l’Est qui a pour objectif de remanier profondément l’Europe de l’est, de la germaniser et de la purifier ethniquement. Tous ces remaniements sont techniquement, précisément et méthodiquement planifiés. Il faudra supprimer trente millions d’individus sur les cent trente millions d’habitants. Les nazis considèrent qu’ils ne sont pas plus violents que ne le sont les Français et les Anglais dans leurs empires coloniaux, et estiment que les Slaves peuvent et doivent être traités comme les populations indigènes d’Afrique et d’Asie. Il n’y a pas de différence de nature à leurs yeux entre la pratique coloniale française et anglaise et la pratique nazie en Europe orientale.

Mettre fin à 6000 ans de guerre juive

A l’occasion un second tour de table, Johann Chapoutot rappelle que dans leur conception de l’histoire, les nazis ont toujours considéré qu’ils avaient été victimes de 6000 ans de guerre juive, que pour les Allemands, l’histoire fut « un long tunnel de souffrances« , et qu’il faut désormais sortir de l’histoire en menant la guerre contre les Juifs, l’utopie c’est d’ailleurs la sortie de l’histoire. Les guerres médiques, les guerres puniques, la guerre de Judée, ont toutes été des guerres consécutives à des attaques juives. Mais ce sont les Grecs et les Romains, qui pour les nazis sont des Germains, qui ont gagné. Les Juifs se sont « réfugiés dans le complot » ; ils ont finalement détruit l’empire romain par le christo-bolchévisme. Ce terme ne doit pas nous paraître anachronique car dans la vision nazie de l’histoire il n’y a pas de chronologie. La nécessité absolue est de faire disparaître les Juifs.

Intervention de Christian Ingrao

« L’utopie à portée de main »

De l’automne 1939 à l’été 1943, les responsables politiques et militaires nazis ont eu l’impression et la conviction de vivre une séquence pendant laquelle  » l’utopie était à portée de main« . Ils allaient pouvoir créer le « Reich de 1000 ans » dans une Europe qu’ils occupaient après leurs nombreuses victoires, un empire qui s’étendrait jusqu’à l’Oural et jusqu’à Bakou. Il allait falloir expulser quatre personnes pour en réinstaller une. On allait rapatrier des Allemands tandis qu’on exclurait des Juifs et des Polonais. Un Bureau de planification des mouvements de population fut créée dans le cadre du Plan général pour l’est. Des économistes, des géographes, des démographes se mirent au travail et conçurent les infrastructures de cet empire dont ils rêvaient : des routes et autoroutes, un réseau de chemins de fer, une reconstruction complète de l’infrastructure rurale et urbaine (le géographe Christaller participe à l’entreprise avec le bonheur de pouvoir appliquer sa théorie des lieux centraux), on supprime des villages, on en déplace, on en construit. Tout cela est tout à fait cohérent. Environ trente mille Allemands et Allemandes se sont consacrés bénévolement à cette utopie. Le conférencier donne l’exemple de jeunes étudiantes qui se rendent dans les camps de transit pour rencontrer, informer et convaincre les Volksdeutche que l’on déplace.

 » Le traitement de la question juive » comme préalable à la colonisation de l’Europe orientale.

Eliminer les Juifs est une nécessité préalable à la création du Grand Reich, pour que les Juifs ne tuent pas les Germains, pour que les nazis puissent accomplir leur rêve d’un empire de mille ans. Une question est alors posée sur le thème du débat historiographique entre intentionnalistes et fonctionnalistes dans les origines de l’extermination des Juifs. En effet les remarques qui précèdent semble défendre la thèse intentionnaliste, alors que l’historiographie a plutôt tranché pour la seconde. Christian Ingrao précise que les méthodes nazies associent pragmatisme et radicalisation et que ce sont une centaine de responsables nazis, qui ont pris des décisions en fonction des conditions politiques et militaires qui se présentaient à eux.

Intervention de Barbara Lambauer

Maîtrisant difficilement le temps qui lui était imparti, Barbara Lambauer traite des de la pacification des territoires conquis, combinaison entre alliances et campagnes militaires. Elle traite particulièrement de l’extension de la zone d’influence allemande en Europe du sud-est et de la sur-représentation des Autrichiens comme acteurs des actions nazies de répression. Les Autrichiens sont particulièrement nombreux parmi les collaborateurs de Heydrich. Ce sont de jeunes intellectuels, issus de milieux favorisés, tous ont été des universitaires et sont passés par les associations étudiantes ou les associations sportives. Ils sont fortement antisémites.

Joël Drogland