Table ronde avec Rony Brauman, directeur de recherche de la fondation Médecins sans frontières, Gérard Chaliand, géopoliticien, animée par Gaidz Minassian, journaliste au Monde.

– Gaidz Minassian : Trop longtemps ignorées ou combattues, les zones grises sont en train de redessiner la carte du monde ; elles s’étendent au monde entier, même en France. Comment se fabriquent-elles ? Quelles sont leurs caractéristiques ? Comment y mettre un terme si c’est encore possible, ou faudra-t-il que le monde se résigne à vivre avec ?

– Gérard Chaliand : L’intitulé du thème avec l’Ukraine fait problème ; l’Ukraine aurait plutôt « trop d’état » à Kiev, et à l’Est. Mais pour comprendre pourquoi l’Ukraine peut être considérée comme une zone grise, un retour en arrière s’impose. Les Etats-Unis ont appliqué la doctrine Brzeziński, énoncée au lendemain de la fin de la Guerre froide : « Pas d’Union Européenne intégrée, la Russie confinée avec l’extension de l’OTAN, pas de puissance dominante asiatique. Il avait d’ailleurs ajouté que la Russie + l’Ukraine feraient un ensemble « impérial ».
Cette stratégie a pleinement fonctionné, avec l’accord ou l’absence de compréhension de la situation des dirigeants de l’UE ; Poutine a échoué dans son projet d’Union Eurasiatique, donc de reconstitution d’une « Grande Russie ». Cette union, sans l’Ukraine, ne pèse pas lourd. Il n’en reste pas moins que le futur de l’Ukraine en tant qu’Etat est flou…

– Rony Brauman : L’espace représentant la ceinture des zones grises peut être envisagée selon les échelles suivantes :
– Des interventions armée violentes qui permettent sur leur ruines l’émergence des plus radicaux, ou une radicalisation des régimes.
Le modèle, ce sont les Khmers rouges (bombardements intensifs par les Etats-Unis pour couper les arrières de la route Ho-Chi-Min, des centaines de milliers de morts, la désorganisation de l’Etat khmer). Ainsi on ne comprend rien non plus aux Taliban si on n’a pas à l’esprit les centaines de milliers de morts et les personnes déplacées pendant des années et perdant tout espoir de retour à la situation antérieure. Si ces causes n’avaient pas eu des effets aussi dévastateurs, que serait le Moyen-Orient aujourd’hui ? La question des interventions militaires doit donc être posée, la violence engendrant la violence et l’augmentant.
– Les 1ers soulèvements arabes – l’expression « Printemps arabes » reflète la vision occidentale et est à l’origine d’erreurs stratégiques importantes – se déclenchent à l’occasion du passage de témoin générationnel des dictatures, ce qui veut dire verrouiller l’avenir pour les générations qui espèrent un changement.
– Va-t-on vers un monde « zéro-polaire » ? L’ordre bi-polaire ou unipolaire se termine. Il est vrai que les nouvelles forces à l’oeuvre ne peuvent se rattacher à aucun pôle géopolitique actuel.
« Nous savons ce que nous quittons et nous ne savons pas vers quel rivage nous allons » (Gramsci).

GM : les zones grises sont-elles le résultat du « trop d’Etat » ?

– GC : L’Arabie Saoudite est l’agent de la réislamisation depuis 73 et la multiplication par 4 du prix du pétrole, dans une zone qui va de l’Afrique noire à l’Indonésie. A Bouaké, l’imam d’une médersa, formé à La Mecque, propage ce qu’on lui a enseigné de l’empire arabo-musulman.
1979, c’est l’arrivée au pouvoir de Khomeiny, persan et chiite qui prétend être le champion de l’Islam et de l’Etat islamique. Inacceptable pour les Saoudiens ! Ensuite les Soviétiques commettent l’erreur d’entrer en Afghanistan. Le djihad sunnite financé par les Saoudiens dès 79 commence dans le Pachtounistan ; en même temps, les Etats-Unis appuient et arment les ennemis de l’URSS avec les conséquences que l’on sait.
Après la chute de l’Urss, les « néo-cons », ivres de puissance, décident de remodeler le Moyen-Orient ; ils battent et marginalisent les Sunnites. Or, ceux-ci refusent d’être écartés du pouvoir par les Chiites qu’ils ont de tout temps dominés. Les plus radicaux d’entre-eux se tournent vers Abou Bakr (qui a le nom du 1er des 4 califes) et les salafistes ; ceux-ci vont tirer leur épingle du jeu en récupérant la donne sunnite.
La Turquie longtemps alliée d’Israël, rentre à son tour dans la jeu islamique, car redoutant plus que tout la contagion d’un Kurdistan irakien autonome à sa porte.
Au total, une coalition aux agendas différents :
– Ceux qui ont allumé le feu : Arabie Saoudite, Koweit, Qatar (qui procurent aide financière et armement aux djihadistes).
– Ceux qui se réveillent bien tard (l’Occident)
– Ceux qui regardent d’abord leurs intérêts propres (Turquie, Iran)

GM : les zones grises sont elles réductibles aux frappes militaires ?

– RB : C’est sur le plan politique que l’on peut trouver des solutions. Favoriser la démocratisation est utile et le monde n’est pas aussi inquiétant qu’il a pu l’être. Pas plus que dans le passé, le coup de bâton ne résoud les questions posées, car c’est la fin du politique.

GM : Rony Brauman, vous êtes connu pour refuser les interventions militaires. Avez-vous changé d’avis ?

– RB : Je pense avoir eu raison sur la question des « guerres justes » en Irak et aussi en Libye. Pour ce qui se passe aujourd’hui, c’est au cas par cas.
En 2005, l’Onu avait réhabilité la « guerre juste » selon les 5 principes de Thomas d’Aquin au mot près, au nom des droits de l’homme et des principes humanitaires.
Je reprends à mon compte la distinction de GC entre « guerre de nécessité » et « guerre de position ».

Questions du public :

Le livre de Rufin est-il pertinent ?

– GC : Qu’il reste romancier : les barbares chinois, indiens, sud-américains ??? Le désordre, je le vois au contraire chez les Arabes (plus que chez les Musulmans) à part peut-être les Tunisiens qui s’en sortent, avec peu de ressources naturelles.

Peut-on comparer le Kosovo et la Crimée avec le Kurdistan ?

– GC : Posons la question autrement : « Qui a intérêt à la création d’un Etat kurde ? ». Ce n’est pas dans les agendas de quiconque…

Que penser actuellement de l’impérialisme US ?

– GC : L’impérium US plutôt. Il reste puissant et son déclin n’est pas pour demain.

Quid de la politique de la France ?

– RB : On peut constater la montée d’une idéologie néo-conservatrice française alors qu’elle est en plein déclin aux EU, avec la croyance largement partagée que les jours du régime Assad était comptés par la contestation politique et l’opposition armée.
– GC : N’oublions pas que la Syrie d’Assad est maintenant notre alliée objective. C’est l’Etat islamique et non Bachar qui veut notre mort, même si le personnage est peu recommandable…

Autre type de zones grises : les ciculations de produits illicites ?

– GC : les anciens mouvements de libération venaient de L’URSS qui les finançait et les armait. Celle-ci disparue, ce sont des canaux illégaux qui financent les actuels. Ceux-là sont peu montrés du doigt, alors qu’ils sont infiniment plus puissants que le terrorisme !
– RB rappelle la malédiction du scandale géologique dans le gigantesque Congo, pays en plus ingouvernable, que le Rwanda, confetti de la taille de quelques départements, met en coupe réglée dans sa partie orientale, avec un chef qui a du sang sur les mains et profite du génocide…

Un débat passionnant avec une salle pleine, qui aurait pu durer nettement plus longtemps. La question de mettre un terme aux zones grises n’a d’ailleurs pas été abordée, ce qui n’est guère surprenant, nos deux spécialistes se gardant de jouer les futurologues. Nous sommes assurément rentrés dans une période de transition géopolitique, et ce ne sont pas les interventions militaires actuelles – qu’elles soient de « position » ou de « nécessité », qui pourront à elles seules faire disparaître le phénomène terroriste…