Cette conférence est l’occasion pour nos collègues de mieux appréhender un mouvement mal connu, à la fois profondément rebelle et religieux et donc en rupture avec la culture absolutiste et catholique française en train de triompher pendant le Grand Siècle.

Avec :


Philippe Joutard, professeur d’histoire à l’Université de Provence et à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales, ancien recteur des académies de Besançon et de Toulouse, il est ici l’un des pionniers de l’utilisation de la source orale en histoire, notamment pour la tradition cévenole.

Jean-Paul Chabrol, historien, Agrégé d’histoire, spécialiste du Gévaudan et des Cévennes, en particulier des singularités sociales et religieuses de ces territoires. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages consacrés à la guerre des Camisards et au phénomène prophétique.

I – Aux origines du prophétisme huguenot :

L’événement déclencheur : Isabeau Vincent.
Une lettre écrite par un bourgeois de la ville de Crest dans la Drôme actuelle (mi-avril 1688) qui relate l’histoire d’une jeune fille récitant des psaumes, bien qu’illettrée (parlant « patois » et ne connaissant pas la langue du culte, le français) ; la description de sa piété fait d’elle une prophétesse.
Son contenu est immédiatement diffusé via les routes du Rhône et arrive en pays cévenol où l’histoire de cette jeune fille, Isabeau Vincent, et son comportement se diffusent. C’est le début du mouvement prophétique.
On sait par ailleurs que la jeune femme fut ensuite arrêtée et transférée à Grenoble ; elle se convertit finalement au catholicisme, contrairement à ce qu’a prétendu la tradition historiographie protestante.

II- L’expansion du prophétisme :

– La majorité des protestants abjurent lors des dragonnades, mais avec le fort sentiment de culpabilité d’avoir abandonné si vite leur foi. D’ou le retour de la foi ardente avec le scandale du corps du Christ dans la messe, qui est devenue obligatoire pour tous les nouveaux convertis.

– Le prophétisme « dormant », ou phénomène des « petits prophètes », essaime (environ 6 à 8000 jusqu’en 1702), pour ensuite être réprimé par l’administration royale. Il est intéressant de noter que les milieux calvinistes et protestants européens condamnent ce mouvement, comme facilitant la répression royale et catholique ; par ailleurs, ces nouveaux « prédicants » reprochent beaucoup à l’ancienne génération des années 1680-90 d’avoir abjuré et caché leur foi.
La haute autorité royale, l’intendant Baville, cherche leur éradication soit par l’exécution, soit par l’exil en Hollande ; il croit obtenir ainsi la pacification, mais la fin des « prédicants » précipite l’expansion de la révolte.

III- Les caractéristiques du prophétisme « cévenol » :

– Il y a d’abord l’aspect « corporel » du prophétisme cévenol, avec une gestualité étonnante, surprenante, sidérante qui frappe les contemporains – dont les calvinistes déjà installés : Dieu parle à travers leurs lèvres ; ce sont des jeunes gens, parfois des vieillards ou des nourrissons qui sont « convulsionnaires ». Les catholiques parlent de sabbat, de comédie ; les calvinistes de fanatisme. Rêves prémonitoires, larmes de sang : l’attitude est théâtrale, pédagogique (on pense aux pentecôtistes actuels).
A noter que ni le catharisme ni le vaudéisme ne peuvent être considérés comme à l’origine du protestantisme cévenol.

– Plus que la gestuelle, il y a la parole, fondamentale, à travers un message de malheur et de salut : revenir à Dieu, se repentir avec le texte de Jean et l’apocalypse de Daniel, l’imminence des temps de la fin et du jugement dernier, textes de psaumes dont l’usage avait été interrompu pendant une vingtaine d’années et dont la mémoire orale a été transmise et non contrôlée (d’où le malentendu avec les institutions calvinistes de Genève, qui considéraient les derniers temps comme plus théoriques qu’immédiats). Pour ceux-là, la foi sera rétablie miraculeusement, ils en seront les instruments ; la persécution continue : la violence de la répression accentue la violence du prophétisme (1701-02), ainsi le discours messianique de libération avec le venue attendue de Guillaume d’Orange et donc sa transformation en un discours politique.

IV- Doublement rebelles et redoutablement efficaces :

Rébellion contre le Roi et l’Eglise, mais aussi contre les églises calvinistes choquées par la présence d’illettrés, de simples femmes qui prennent la parole, d’un peuple qui les accusent de tiédeur, et de refus de lutter.
– Le vieux débat qui parcourt depuis toujours l’Eglise : sacerdoce contre prophétisme est réactivé. Or les ministres avait émigré en masse par l’entremise du « jus emigrandi » imposé par Louis XIV et ont en conséquence été accusés d’avoir abandonné le peuple protestant, ce qui est historiquement injuste, quand on sait les conditions imposées aux huguenots par les Dragonnades.

Efficacité redoutable, pourquoi ?
Il faut avoir à l’esprit le terreau ancien de révoltes notamment fiscales pour lesquelles les dragonnades furent d’abord utilisées. Puis le sentiment d’avoir Dieu de leur côté leur a donné confiance, a exacerbé la tradition prophétique et la volonté de lutte militaire.

Questions de la salle :

– Les prophètes furent-ils des chefs de guerre ?
Etre inspiré est nécessaire et leur a donné courage et créativité militaire. Des chefs de guerre anticipant les guérillas futures se révèlent. cf. Jean Cavalier. Ils connaissent admirablement leur région, mais les combats en vallée, où les troupes royales sont expérimentées auront raison de leur vaillance.

– Les protestants cévenols sont-ils de vrais rebelles ?
Ils sont une bonne illustration du caractère complexe de cette notion de rebelle (cf. Marcel Gauchet). De bons chrétiens qui ne supportent pas qu’on leur ôte « leur vraie foi » ; une rébellion portée par des gens simples.

Mais pourquoi cette région précisément ?
Le protestantisme s’est épanoui dans des territoire de tradition de discussion collective avec des ministres venus de Genève. Ils ne s’agit pas ici de démocratie au sens moderne mais d’assemblées de notables et de petis notables qui passaient au protestantisme à la majorité, les catégories populaires suivant. N’oublions pas que ce sont des régions d’intenses échanges avec les voies du Rhône jusqu’à Nîmes puis Alès puis les Cévennes.
La spécificité régionale de la révolte demeurent cependant une énigme…

Les protestants ont-ils pu représenter une forte minorité, soit un tiers des Français ?
10% de la population semble en fait un maximum à l’époque ; seulement plus on monte dans la hiérarchie sociale, plus il y a visibilité : la hiérarchie nobiliaire et militaire, le nombre de marchands et d’artisans, de marins, autrement dit de bourgeois compétents ont créé un effet grossissant dans la société française depuis le milieu du XVIe siècle. L’effet minorité de « blocage » par aussi la concentration dans certains lieux avec des groupes homogènes, bien organisés, tout cela a joué, ainsi qu’une religion rénovée, épurée. Et puis Dieu était leur force…

Compte-rendu pour les Clionautes et les RVHB 2014 de Jean-Michel Crosnier.

(Merci à Laurence Rochas, ma collègue du lycée du Grésivaudan, pour sa relecture attentive et bienveillante).