Cette table-ronde était une carte blanche aux RDV de l’Histoire de Weimar

Participants 

Johann Chapoutot (Paris III – Sorbonne nouvelle, thèse sur Le national-socialisme et l’Antiquité), modérateur

Hélène Miard-Delacroix (Paris IV – Sorbonne, thèse sur Le Chancelier Helmut Schmidt et la France 1974-1982)

Mathieu Dubois (Université Paris-Sorbonne : thèse sur Génération politique. Engagement, politisation et mobilisation dans les organisations de jeunesse des partis politiques en RFA et en France (1966-1974)

Arndt Weinrich (Institut historique allemand, thèse sur L’instrumentalisation de la Première guerre mondiale dans les Jeunesses Hitlériennes)

Christiane Kohser-Spohn (Université de Tübingen, thèse sur Le mouvement étudiant et la critique du fascisme dans l’Allemagne des années 60)

Johann Chapoutot ouvre la discussion en contestant la vision d’une l’histoire contemporaine allemande réduite à l’avant 1933 et au IIIe Reich. Il y a une histoire démocratique très riche après 1945.

Le contexte de naissance de l’APO

Hélène Miard-Delacroix retrace le contexte d’émergence de l’APO

L’APO apparaît dans une démocratie qui fonctionne si bien qu’elle en arrive à dysfonctionner, car l’opposition n’arrive plus à s’exprimer au Parlement à cause de la Grande Coalition CDU/CSU – SPD en 1966 : 75% des sièges au Parlement sont occupés par le gouvernement (idem pour le temps de parole). La seule opposition parlementaire est constituée par le FDP libéral, noyauté par d’anciens nazis, et qui avait voté contre le processus de dénazification en 1950. L’acte de naissance de l’APO est la visite en juin 1967 du Shah d’Iran à Berlin, lorsque les manifestants sont violemment réprimés par ses nervis avec la complicité passive de la police et lorsqu’un étudiant (Benno Ohnesorg) est assassiné par un policier (en fait un agent de la STASI).

L’arrière-plan fondamental est le miracle économique allemand de 1945 à la fin des années 1960, qui se traduit par l’aisance pour les classes moyennes et les jeunes nés pendant ou après la guerre. Mais en 1966 une mini-crise économique ébranle les esprits. À cela s’ajoute une dépolitisation de la génération des parents (les sondages politiques dans les années 1950 présentent en général ¼ de « ne sais pas »/absence/refus de réponse), qui se traduit par un reflux idéologique, le refuge dans les biens matériels, le retour à la normalité d’un modèle bourgeois et à un conservatisme bien-pensant, le retour des femmes au foyer. C’est l’époque où le chancelier Adenauer (CDU) peut prôner le « Keine Experiment ». On parle de « restauration » d’une génération qui a vécu l’avant-guerre très politisée. Reviennent au pouvoir les élites politiques de Weimar comme le vice-chancelier Willy Brandt (1966-1969) et des anciens nazis comme le chancelier Kiesinger (1966-1969 , ex-membre du NSDAP, giflé publiquement par Beate Klarsfeld), dans une période d’anticommunisme et d’illégitimité de la RDA.

La rébellion se déclenche aussi contre contre les lois sur l’état d’urgence discutées depuis les années 1950. En 1955 la RFA sort du statut d’occupation et retrouve sa souveraineté quasi complète. Mais pour les Alliés occidentaux, il manque des lois sur l’état d’urgence en cas de catastrophe, manque qui les conduirait à intervenir. Pour que la RFA retrouve pleinement sa souveraineté, il faut adopter de telles lois. En janvier 1956, le ministre de l’Intérieur (en 1953-1961) Gerhard Schröder (un homonyme de la CDU, qui fut par la suite ministre des Affaires étrangères en 1961-1966 puis de la Défense en 1966-1969) propose de donner des droits d’intervention d’urgence à la police, ce que refuse le chancelier Adenauer (se souvenant de l’article 48 de la Constitution de Weimar). La possibilité d’adopter ces lois revient sous la Grande Coalition, puisqu’une modification de la Constitution fédérale devient possible, ce que l’APO considère comme un « coup de force ». L’APO, qui se souvient des défaillances de Weimar, craint les pouvoirs exceptionnels et la militarisation de la vie civile. De nombreux intellectuels et juristes libéraux s’étaient rapprochés de l’extrême-gauche à l’occasion de l’affaire du Spiegel en 1962 : à l’initiative du ministre fédéral de la Défense Franz Joseph Strauß, des responsables du magazine avaient été arrêtés pour avoir publié des informations confidentielles sur la défense de la RFA, ce qui avait suscité un grand mouvement de protestation (dans l’opinion, la presse et chez les intellectuels), avancé le départ du chancelier Adenauer en 1963 et coûté son poste à Strauß. Cette crainte de la militarisation s’exprime aussi lors des marches de Pâques annuelles du mouvement anti-nucléaire (contre le nucléaire civil et l’armement nucléaire américain de la Bundeswehr). En 1966, la nomination de Schröder comme ministre fédéral de la Défense renforce cette crainte d’une militarisation de la société ouest-allemande.

À l’origine de l’APO, on trouve le SDS (Sozialistischer Deutscher Studentenbund), la Fédération socialiste allemande des étudiants, née en 1946, proche du SPD. À partir du milieu des années 1950, les tensions avec le SPD augmentent (à propos du réarmement, du mouvement anti-nucléaire et du programme de Bad Godesberg), jusqu’à la rupture de 1961, quand le SPD exclut les membres du SDS. À partir de 1965, le SDS berlinois est dominé par Rudi Dutschke, cible favorite du quotidien Bild et des autres titres du groupe de presse Axel Springer (rendu responsable de la tentative d’assassinat de Dutschke en avril 1968). Le SDS remporte au milieu des années 1960 un franc succès dans la jeunesse étudiante qui reproche aux organisations universitaires (essentiellement de droite) leur organisation autoritaire, leurs compromissions et leur silence sur le passé. Le contexte étudiant est celui de la protestation contre la guerre du Vietnam : si la génération des parents éprouve de la gratitude envers les États-Unis pour le pont aérien de Berlin, les jeunes générations considèrent la guerre du Vietnam comme une trahison américaine. Aux sources de ce mouvement de protestation étudiante qui enflamme les villes universitaires, on trouve aussi le marxisme, le freudisme et les théories de l’École de Francfort sur la personnalité autoritaire.

Dans les souvenirs biographiques de ces jeunes radicalisés revient toujours l’anecdote du grenier pour expliquer leur radicalisation : « j’ai retrouvé au grenier le poignard à croix gammée de papa… »

La jeunesse allemande radicalisée dans les années 1960

Mathieu Dubois évoque la radicalisation de la jeunesse allemande dans les années 1960.
Il souligne d’abord que 1968 est considéré par les historiens allemands comme la première révolution globale. Le mouvement de 1968 en Allemagne se caractérise par sa précocité et sa durée. Il commence en 1964-65, son cœur concerne les années 1967-68, la queue de comète s’étend sur les années 1970. Il sert de modèle pour les mouvements français et italiens : en février 1968, le congrès international contre l’intervention américaine au Vietnam est ainsi organisé à Berlin.

Le mouvement commence en 1964-65, surtout à la Freie Universität de Berlin, sur la contestation universitaire, la dénonciation de la guerre du Vietnam et les liens avec les luttes pour les droits civiques. Il y a des liens étudiants entre le SDS allemand et des mouvements étudiants américains (ne pas oublier que l’armée américaine occupe la RFA et Berlin-Ouest. À Berlin-Ouest on trouve aussi de nombreux objecteurs de conscience, des transfuges de la RDA et des résidents étudiants de l’Est. Tout cela aboutit à l’organisation de la Nouvelle Gauche (SDS, où l’on trouve des personnalités comme Dutschke, Daniel Cohn-Bendit, Ulrike Meinhof, Joschka Fischer), qui a rompu avec le SPD sur la question du marxisme (Bad Godesberg et ses suites), et qui prend le pouvoir dans les Universités où les organisations de droite avaient auparavant le pouvoir. Elle se greffe sur les mouvements sociaux en cours et la lutte contre les lois d’urgence, aux côtés des syndicats.

Jusque dans l’été 1967, seulement 20% des étudiants participent aux actions. La manifestation contre le Shah le 2 juin 1967 et les violences qui suivent (assassinat de l’étudiant Benno Ohnesorg) entrainent l’extension de la contestation à toutes les villes étudiantes en 1967-68. La tentative d’assassinat de Dutschke par un lecteur de la presse Springer le 11 avril 1968 provoque une vague de violences et d’incendie contre le journal Bild et le groupe Springer, et une forte répression policière.

Le 11 mai 1968 débute la discussion parlementaire sur les lois d’urgence : c’est la dernière grande manifestation d’opposition étudiante, qui réunit 60 000 personnes à Bonn. Le 30 mai, les lois sont votées : c’est la fin du mouvement. Sans alliance avec les syndicats, malgré un appel à la grève général le 29, le mouvement n’a pu mobiliser les masses. Sur les 300 000 étudiants ouest-allemands, seulement 60 000 ont manifesté à Bonn. Mais il y eut une forte fréquences de mobilisation et une grande diversité d’actions, sur le modèle de la lutte pour les droits civiques aux États-Unis (actions sur les transports, les loyers, etc. pour transformer la société, avec la volonté que les masses s’éclairent par l’action) et radicalisation progressive des modes d’action. Tous ces groupes ont débattu de la question de la violence : la violence contre les biens fut acceptée, la violence contre les personnes refusée, sauf par une partie du mouvement qui dériva vers le terrorisme. Dans les années 1970, le mouvement se divisa en plusieurs branches : celles du socialisme radical, la branche anti-autoritaire qui donna plus tard les Verts, la branche de la transformation de l’intérieur du SPD (par exemple le futur chancelier Gerhard Schröder), la branche terroriste (Rote Armee Fraktion), etc.

Ces nouvelles modalités d’engagement furent un défi pour la jeune démocratie ouest-allemande. Comme le disait Willy Brandt en 1969, lors de la formation du gouvernement SPD : « Il ne faut pas laisser les jeunes dans les îlots de la colère et leur donner la possibilité de s’ancrer dans la démocratie ».

Dernière remarque de Mathieu Dubois : les opposants aux lois d’urgence voyaient dans celles-ci un symptôme de fascisation. Pourtant, contrairement par exemple à l’article 16 de la Constitution de la Ve République, leur application est décidée par une Commission parlementaire… C’est bien tout le contraire…

La critique du fascisme dans la jeunesse allemande

Christiane Kohser-Spohn revient sur cette question de la critique du fascisme.
Pour elle, les étudiants des années 1960 sont dans une sorte de « désert culturel » et cherchent des modèles tous azimuts, aux États-Unis, dans l’Internationale situationniste, peu dans la mémoire du KPD qu’ils ne connaissent plus ni dans le SPD. Il leur reste les réémigrés de l’École de Francfort (Marcuse, Adorno, Horkheimer, etc.) et l’analyse anti-autoritaire. Pour Christiane Kohser-Spohn, la question que se posent les étudiants n’est pas celle d’un conflit de générations mais : comment les parents sont-ils passé en une nuit du nazisme à la démocratie ? Cela revient à questionner la société autoritaire bourgeoise. L’ouvrage de Johannes Agnoli (marxiste non orthodoxe, professeur la la Freie Universität de Berlin-Ouest dans les années 1970-80), La Transformation de la démocratie (1967) fournit aux membres de la SDS et de l’APO une bible de l’analyse du fascisme et un texte programmatique. Pour Agnoli la société bourgeoise donne un cadre institutionnel au capitalisme et peut prendre plusieurs formes : le formalisme de la bourgeoisie parlementaire et une forme autoritaire dictatoriale en cas de conflit. Dans la société ouest-allemande, il n’y a pas de conflits sociaux grâce à l’intégration des masses par la consommation, mais les formes autoritaires reviennent (les lois d’urgence) dès qu’il y a conflit.

Cette inspiration explique les trois campagnes contre les lois d’urgence, contre la presse Springer (intégration des masses par l’idéologie), contre la guerre du Vietnam (les combattants vietnamiens sont le modèle à suivre car ils ouvrent une brèche, ils mettent à nu le système répressif capitaliste. Les nouvelles formes d’action (longue marche à travers les institutions, cadres maoistes dans les Universités, Kommunes) sont liées : il s’agit de provoquer pour mettre à nu le vrai visage fasciste de la société.

Comparer les jeunesses avant et après-guerre ?

Arndt Weinrich, qui rappelle qu’il n’est pas un historien de 1968, est chargé d’apporter un peu de provocation en étudiant les continuités et les ruptures entre la période 1968 et les jeunesses politisées d’avant 1939. Il examine les éléments de similarité :

  • l’âge est comparable : le nazisme est un projet de régénération porté par la jeune génération : l’âge moyen du nazi en 1932 est de 30 ans, les 22-24 ans sont les plus nombreux dans le NSDAP.
  • Le discours anti-bourgeois est marqué dans les années 1920-30 chez les jeunes nazis et les jeunes communistes. Idem pour la conviction d’incarner l’avenir et un monde meilleur ; pour le culte du rebelle et du révolutionnaire ; pour le machisme et l’auréole de l’expérience du combat contre l’establishment ; pour l’intolérance croissante contre les adversaires.
  • Bien sûr le choix des moyens d’action fut très différent.

Cette comparaison des moyens a été faite par un historien et ex-soixante-huitard, Götz Aly, dans son Unser Kampf 1968 – ein irritierter Blick zurück, 2008, ouvrage qui a suscité une grande polémique et de nombreuses critiques chez les acteurs de 68 et chez les historiens , à juste titre. Pour Aly, 68 est la dernière poussée du totalitarisme à la sauce allemande (critique qu’on trouve aussi chez la droite allemande) : mais, dans cette autocritique d’une génération, il en reste aux formes et ne va pas sur le fond, or la vilence et les idéologies étaient très différentes. Bref la comparaison n’est pas raison.

Questions 

  • « Bad Godesberg ne fut pas l’abandon du marxisme par le SPD » (Mathieu Dubois) ?
    Ce fut bien une rupture par rapport au programme des années Weimar. Mais le débat sur le marxisme a eu lieu tout au long des années 1950. Bad Godesberg est un compromis avec une légère victoire d’un camp sur l’autre. Le débat s’est poursuivi au sein du SPD jusque dans les années 1980 : cf. le programme de Berlin en 1989 qui revient dessus.
  • quelles suites de l’APO ?
    L’APO dure de 1966 à 1969, fin de la Grande Coalition. Après c’est un gouvernement de coalition SPD-FDP avec Willy Brandt (image du rebelle) comme chancelier (son fils Peter Brandt a été arrêté par la police à l’époque du mouvement). L’APO ne renait pas sous le premier gouvernement Merkel. On en parle aujourd’hui en Allemange pour les Verts ou Die Linke, mais le Président de la commission des Finance et du Budget appartient à Die Linke (poste traditionnellement réservé au principal parti d’opposition). Beaucoup de protagonistes de l’APO, les sages, ont intégrés les Verts (exemple : Joschka Fischer : rebelle à cheveux longs et lanceur de pavés, sans diplômes, qui devient ministre des Affaires étrangères et vice-chancelier en 1998-2005 dans les cabibets Schröder I et II). Et la RAF a constitué une rupture.
  • historiographie de la RAF ?
    Il y a eu d’abord beaucoup de témoignages, puis des travaux historiques sur les liens avec les Brigades Rouges, les Palestiniens, la RDA. Aujourd’hui il y a des travaux sur les victimes. Il y a beaucoup d’ouvrages de journalistes, comme celui de Stefan Aust, Der Baader-Meinhof-Komplex, 2008, adapté au cinéma par Uli Edel sous le même titre en 2008.
  • différence, en matière d’opposition parlementaire, entre l’ex-RDA ET l’ex-RFA ?
    Les taux d’abstention aujourd’hui sont plus élevés à l’Est, à cause d’un désencahtement après 1990 par rapport à un système politique qui n’a pas tenu ses promesses (ex. en Thuringe, Die Linke revient et gagne les élections). Mais aujourd’hui les 25-30 n’ont pas connu la chute du Mur… Quant aux manifestations de jeunes pro-nazis, elles s’expliquent par une réaction classique à une situation socio-économique très difficile.
  • liens APO – RDA ?
    Les liens furent assez faibles. Il y eut des tentatives de contacts et de discussions entre la Freie Universität (Berlin-Ouest) et l’Université von Humboldt (Berlin-Est), mais la STASI suivait tout cela, avec inquiétude. Il y eut une certaine fascination pour certains éléments du régime de RDA comme les organisations de jeunesse du SED. Cela aboutit dans les années 1980 à un papier commun SPD-SED (par les mêmes personnes) sur la démocratie.

Johann Chapoutot conclut sur la richesse historique de cette courte période de l’histoire allemande, et sur un appel à travailler sur l’histoire de l’Allemagne après 1945.

Quelques liens utiles :

Laurent Gayme

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