Participants

  • Christiane Kohser-Spohn (Université de Tübingen, thèse sur Le mouvement étudiant et la critique du fascisme dans l’Allemagne des années 60 ; spécialiste de l’histoire de l’Alsace)
  • Jakob Voger (Sciences Po, spécialiste d’histoire de l’Europe, du militarisme allemand et de l’histoire du sentiment national)
  • Thomas Serrier (Paris VIII, thèse sur La Prusse orientale en quête d’identité. Posnanie, Ostmark, Wielkopolska du milieu du XIXe s. à la Première Guerre Mondiale, spécialiste de l’aire culturelle germano-polonaise aux XIXe-XXe siècles)

Thomas Serrier ouvre la discussion sur l’image cliché d’une Allemagne disciplinée sous le IIe Reich, illustrée par :

  • Heinrich Mann, Der Untertan, 1914 : portrait de l’ascension et de la réussite sociale d’ bon Allemand conformiste et obéissant aux autorités, tyran domestique et social, mais aussi réflexion sur le rôle de la bourgeoisie dans la diffusion d’une culture autoritaire nationaliste ;
  • une anecdote : en 1906, un repris de justice, Wilhelm Voigt, s’introduit en uniforme de capitaine prussien, escorté de soldats qu’il a récupérés au passage, dans la mairie de Köpenick (petite ville près de Berlin) où il s’empare sans difficulté de la caisse municipale (4000 marks) contre reçu, grâce au prestige de l’uniforme. Condamné à 4 ans de prison, il est gracié par Guillaume II en 1908.

Mais dans ce Reich discipliné, Bismarck avait désigné une série d’ennemis du Reich. Les trois intervenants nous en donnent quelques exemples.

Les vétérans de la guerre de 1870-71, rebelles malgré eux

Jakob Voger développe le cas des vétérans de la guerre de 1870-71, rebelles malgré eux aux yeux des autorités prussiennes.. Heinrich Mann, dans Der Untertan, livre une caricature de ce milieu, puisque son héros est président d’une association d’anciens combattants. Vers 1900, ces associations comptent 1,5 million de membres : c’est un mouvement populaire, qui veut commémorer une expérience personnelle et collective et s’inscrice dans le mouvement de création de l’État-nation. Ces associations sont des lieux de sociabilité populaire et d’entraide. Elles donnent une allure aux enterrements de compagnons et incorporent des gens qui n’ont pas servi pendant les guerres d’unification.

Les autorités se méfient de ce mouvement spontané issu de la base, certes louable (adhésion au Reich et aux autorités militaires), mais vu différemment par les autorités.
En 1894 avait été créée une Fédération des vétérans de la guerre de 1870-71, qui réclamait une solde honoraire pour les anciens combattants. Cette politisation touchait plutôt les grands centres urbains industriels, les monde de la petite bourgeoisie et des ouvriers. Lors du 25e anniversaire de la guerre, ils sont invités (volonté impériale), comme au Sedantag (1895) et à l’inauguration du monument de Guillaume Ier à Berlin (1897). Ils obtiennent la revalorisation des pensions des invalides de guerre en 1895. C’est donc un moment de grâce, mais de courte durée.

En 1898, les autorités militaires lancent une campagne contre la Fédération, accusée de tendances « sociales-démocrates ». Pour les autorités, le service militaire est un devoir national, le devoir de tout militaire est d’obéir sans revendication politique et il faut combattre la social-démocratie. La Fédération se défend, se justifie, affirme son patriotisme et son amour pour l’empereur. Mais, par les idées qu’elle défend (comme la fraternité des anciens combattants des deux côtés de la frontière : il y a par exemple des rencontres avec des anciens combattants français sur les anciens champs de bataille), elle se retrouve proche du milieu social-démocrate. Les autorités interdisent donc aux fonctionnaires l’adhésion à ces associations, ce qui provoque leur quasi-disparition.

Ces anciens combattants se définissaient comme des nationalistes avec des revendications sociales, mais pas comme des sociaux-démocrates.

Les Alsaciens

Christiane Kohser-Spohn présente le cas des Alsaciens.

L’Alsace-Lorraine est annexée en 1870. Les Alsaciens se sentaient très français même si les 2/3 parlaient le dialecte. L’allemand était la langue de l’Université et de la religion (surtout pour le protestantisme luthérien). Le français était la langue des élites économiques du textile (Mulhouse, Colmar) et du protestantisme réformé. L’annexion fut difficile : l’Alsace-Lorraine devint un Reichsland, c’est-à-dire la propriété privée de l’empereur, sans représentation politique au Reichstag. En Alsace, la rébellion prit quatre formes :

  • l’option : il s’agissait de choisir entre les nationalités française et allemande. Si le choix était la France, il fallait quitter la région. Plus de 10% partirent ainsi, surtout des catholiques (refusant une dynastie protestante), des fonctionnaires et des employés, qui partirent en France ou en Algérie. La grande bourgeoisie protestante du textile, libérale, partit aussi, et mit en place un culte de la petite patrie martyre (l’École alsacienne fut fondée pour cela). Ceux qui restèrent vivaient en vase clos francophile : enfants placés dans des internats en France, refus des mariages avec des Alsaciens allemands. Les nouvelles générations se tournèrent vers les cercles allemands.
  • L’abstentionnisme politique consistait à refuser toute collaboration politique. La nouvelle génération créa pourtant un mouvement autonomiste réclamant des députés et une représentation au Reichstag (mouvement clérical francophile). La bataille eut lieu en 1911 autour de la constitution accordée par Berlin. Il s’agissait aussi de barrer la route aux immigrés allemands (vivant en vase clos aussi) venant en masse de Bade (ouvriers, employés) et de Prusse (grands fonctionnaires, militaires universitaires).
    L’abstentionnisme se réduisit en peau de chagrin à cause de la relève des générations, de la fusion Français-Allemands par le travail et les mariages, de la politique libérale allemande envers l’Alsace (maintien des Français dans certaines zones, législation sociale allemande pas appliqués aux Français, à la grande satisfaction des patrons). Jusqu’en 1914 l’Alsace connut une grande prospérité économique. Beaucoup de jeunes Alsaciens ne connaissaient plus la France, se socialisaient dans les écoles et universités allemandes, tandis que les ouvriers adoptaient le SPD et que les catholiques rejetaient la France laïque depuis 1905. Enfin l’abstention défavorisait le monde rural, or le Reich formait les jeunes paysans dans des lycées agricoles : les jeunes catholiques accumulaient ainsi un retard par rapport aux jeunes protestants.

  • La vie culturelle : on inventa une Alsace folklorique, suivant la maxime (Français ne puis, Allemand ne daigne, Alsacien suis ! » : l’exemple le plus célèbre fut Hansi (rébellion par le rire).
  • Naissance d’un mouvement pacifiste européen : la grande figure est l’écrivain René Schickele (1883-1940), qui veut promouvoir, dans une perspective européenne, socialiste et pacifiste, la vocation médiatrice de l’Alsace entre la France et l’Allemagne.

Les Polonais du Reich

Thomas Serrier expose le cas des Polonais dans le Reich (Prusse orientale).

La Pologne est un royaume, une monarchie élective en crise chronique au XVIIIe siècle, soumise à l’influence de la Prusse, de la Russie et des Habsbourgs. Elle subit trois partages entre 1772 et 1795. Sa disparition est confirmée en 1815 et dure jusqu’en 1918. Elle est divisée en trois tronçons entre la Russie, l’Autriche et la Prusse. 4 millions de Polonais se retrouvent dans l’Est de la Prusse, État libéral dont ils tirent profit. Ils se positionnent entre refus et acceptation du régime :

  • dans les zones russe et autrichienne ont lieu des insurrections nombreuses (1794, 1830, 1863) et émerge la figure du héros polonais insurgé qui devient un modèle patriotique.
  • en Prusse allemande ; le régime est plus libéral et progressiste et les Polonais sont privilégiés. La rébellion est plus subtile et prend la forme, à partir de 1840, d’un « travail organique » de définition d’une identité par la création d’un réseau pour maintenir une identité polonaise (grand essor à partir de 1871). Avec la création progressive de l’Allemagne, ils sont intégrés dans l’ensemble comme citoyens allemands, alors que jadis ils étaient sujets du royaume de Prusse hors du Saint Empire Romain Germanique.

À partir de 1870 ils subissent une politique de germanisation :

  • linguistique : le polonais est exclu de la vie publique 
    Exemple : l’affaire de Wrzesnia, un des hauts faits du nationalisme polonais
    1900 : la Prusse exige le catéchisme en allemand, particulièrement le Notre Père qui était le dernier refuge de la langue polonaise. Une classe refuse de dire le Notre Père en allemand : les enfants sont réprimés, ce qui provoque en 1901 et 1906 des grèves scolaires (47 000 écoliers). Les auteurs de lancers de cailloux dans les fenêtres des instituteurs allemands sont condamnés à deux ans de prison

  • du sol (de la propriété de la terre) quand Bismarck lance en 1885-86 une politique de lutte pour les terres dans un contexte d’émigration polonaise (la démographie polonaise est plus forte que la démographie allemande).
    Exemple : la roulotte de Drzymala à Polgradowice (1904-09)
    vers 1900 une loi inerdit la création de nouvelles constructions sur les terres agricoles. Michal Drzymala, un petit paysan polonais, installe une roulotte qu’il déplace tous les jours et devient une figure populaire de la rébellion contre la barbarie prussienne.

Ce sont des rébellions de petites gens. Une des formes les plus significatives, c’est le rapport entre mimétisme et rébellion : les cartes postales patriotiques prussiennes sont ainsi copiées à l’identique avec des discours patriotiques polonais.

Questions :

  • rébellion des étudiants ?
    En Alsace des corporations d’étudiants alsaciens (la plus célèbre est l’Argentina créée en 1872 à l’Université de Strasbourg) s’opposent aux corporations allemandes.
    Chez les Polonais, il y a un grand discours sur la supériorité allemande. En Poznanie il y a 25% d’Allemands et 75% de Polonais or la Prusse puis l’Allemagne refuse d’ouvrir une Université. Les étudiants polonais partent dans les villes universitaires allemandes comme Heidelberg, tandis que les députés polonais réaffirment régulièrement cette revendication d’une Université à Poznan ou Danzig.
  • situation des Juifs ?
    En Alsace ils sont partis en masse en 1870 car ils étaient très francophiles. En Pologne ils constituaient par exemple 25% de la population de Poznan. Les Juifs des shtetls partent vers l’Ouest ou les États-Unis. Lors du durcissement de 1900, les Juifs complètement sont germanisés mais se retrouvent chez les opposants à la germanisation musclée.
  • et le SPD ?
    Ce sont bien sûr des rebelles mais il n’y a pas qu’eux. Les conférenciers ont voulu mettre l’accent sur des cas moins connus. Par exemple la régionalisation peut être une source de rébellion : en 1907, l’armée bavaroise faisait encore des manœuvres militaires à partir de la situation de guerre de 1866 contre la Prusse ; la Saxe a été un rempart contre la suppression des associations d’anciens combattants de 1870-71 par le pouvoir central. Il y a un fort ressentiment contre la Prusse dans les régions annexées (Hesse, Saxe, Hanovre par exemple). L’Allemagne acceptait un mouvement culturel régionaliste en son sein.
  • insoumis/réfractaires au service militaire allemand ?
    Dans le Reich il existe des lois contre les réfractaires. En Alsace ils quittaient la région. Les Polonais ont accepté la discipline dans les trois armées (russe, autrichienne, prussienne) très majoritairement. Il y a eu quelques cas isolés n’allant pas chercher très loin. Les soldats polonais ont été envoyés sur le front de l’Ouest pour éviter le risque de guerres fratricides.

Laurent Gayme

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