LE DIEU DE LA BIBLE EST-IL UN DIEU GUERRIER ?
Table ronde du samedi 13 octobre 2013 à Blois.
Intervenants, présentés par Benoît de Sagazan, rédacteur en chef du Monde de la Bible :

  • – Katell Berthelot, historienne de la Bible à l’époque hellénistique et romaine, qumranologue, CNRS ;
  • – Tomas Römer, exégète de l’Ancien Testament, professeur au Collège de France.

1° Communication de Tomas Römer : idéologie et réalité de la guerre selon la bible hébraïque :
L’Ancien Testament est souvent présenté comme le livre d’un Dieu de violence, ce qui à parfois conduit certains chercheurs et penseurs à considérer les monothéismes comme vecteurs de brutalité guerrière. Cette vision est-elle si juste que cela ? Ne découle-t-elle pas surtout de l’opposition créée par une lecture moderne et contemporaine ? Celle de la paix à la guerre ? Si l’on fait un peu d’étymologie de l’hébreu, langue sémitique qui partage nombre de ses racines avec les langues parlées au Proche et Moyen-Orient ancien, la racine du mot « milhamah », « se battre », est à comparer avec celle du mot « lehem », « la nourriture », ce qui peut apparaître comme incompréhensible aujourd’hui. On pourrait en conséquence se demander si la guerre, du moins en orient ancien ne serait pas un élément constitutif de la vision antique du monde.
Ainsi, le fameux mot « shalom » qui signifie à la fois « paix » et « complétude » ne s’oppose pas à la guerre. Avec le couple « milhamah » et « lehem », la paix forme avec la guerre un concept indissociable. Dans l’ancien orient sémitique et égyptien, guerre et paix sont nécessaires pour s’opposer au Chaos originel ou cosmique.

Lorsqu’il y a guerre, c’est pour combattre le désordre et revenir à un nouvel ordre de paix. Dans les mythologies de l’orient ancien et l’Ancien Testament en fait partie, la création du monde est une lutte entre par exemple, Marduk/Yahvé et le serpent Tiamat/la masse des eaux. Ce combat se conclut par la victoire sur le serpent/les eaux primordiales dont les « dépouilles » servent à la création du monde. Par la guerre, la paix peut être rétablie et l’autorité du souverain légitimée.
Les divinités sont toujours impliquées dans les conflits humains. La victoire d’un des protagonistes rend le monde à son ordre en asservissant l’ennemi, en profanant le temple de la divinité adverse, en « déportant » cette divinité dans la capitale des vainqueurs et en faisant l’offrande d’une partie du butin à la divinité victorieuse. A ce titre, Yahvé est lui aussi un dieu guerrier ou un dieu des armées qu’elles soient terrestres et/ou célestes. A l’origine de la monarchie israélite, il y a deux rois guerriers : Saül et David.

Souvent, cependant, la guerre est ritualisée, ce qui est le cas pour David. De façon à éviter un affrontement massif, les adversaires se mettent d’accord pour qu’un de leur champion affronte un champion de l’autre camp : c’est le cas pour l’épisode bien connu du duel entre David et Goliath. Or, si David fut un des fondateurs du royaume d’Israël, il n’en construisit pas le temple, ce qui semble entrer en contradiction avec la tradition orientale antique qui voulait que le vainqueur fît offrande ou érigeât un temple à son dieu. C’est la lecture hellénistique de l’Ancien Testament qui va promouvoir Salomon, le roi pacifique, bâtisseur du Temple, par rapport à David, considéré comme trop souillé de sang humain.
D’un point de vue strictement idéologique, on s’aperçoit que les récits de l’orient antique donnent souvent des relations opposées de faits identiques. Les annales du roi assyrien Sennachérib contredisent le livre de Josué, considéré comme le plus violent de l’Ancien Testament. Pour comprendre ce paradoxe, il faut savoir que même si les Assyriens étaient justement réputés sanguinaires, des bas-reliefs nous montrent des émissaires à la porte de villes ennemies lisant un papyrus pour sommer, dans un acte de propagande psychologique, les assiégés à se rendre avant d’en arriver à leur irrémédiable destruction. Au VIIème siècle av. J. C., les Assyriens vassalisent le royaume de Juda par des moyens coercitifs, mais ne semblent pas s’intéresser à Jérusalem, la ville de Yahvé, alors une bourgade. Le Livre de Josué retournera l’histoire en attribuant à la minorité hébraïque dominée le dernier mot : si Jérusalem a été épargnée, c’est bien entendu parce que les Assyriens n’ont pas osé s’attaquer à la ville de Yahvé.
Plus tard et après l’invasion d’Israël et de Juda en 722, la destruction du Temple et la déportation en 587, la Bible introduira une dimension eschatologique à la guerre qui deviendra celle des forces du cosmos contre le Chaos. Cette dimension se retrouvera dans l’Apocalypse de Jean (l’archange Michel terrassant le serpent-dragon).
2° Intervention de Katell Berthelot :
Les périodes hellénistique et romaine, avec l’avènement du rabbinisme vont transformer la représentation du dieu guerrier dans le judaïsme.
Si l’image d’un dieu guerrier persiste à cette époque, elle laisse se développer des innovations idéologiques majeures.
La première est celle d’un dieu qui tend dorénavant de plus en plus à se tenir du côté des vaincus, voire des martyrs. C’est ce qui se passe dans le Livre des Maccabées du IIème siècle av. J. C. où, dans un épisode controversé par les exégètes de répression des Juifs par le monarque séleucide, coexistent deux visions qui semblent se compléter plutôt que se contredire : celle, traditionnelle, d’un châtiment divin infligé aux Juifs à cause d’une faute qu’ils auraient commise ; celle, récente, d’une exhortation au martyre comme geste rédempteur, avec la promesse, une fois l’agresseur vaincu par Dieu, d’une résurrection des Juifs qui ont offert leur vie. Ce modèle se retrouvera dans la figure du Christ qui offrira sa vie sur terre pour la résurrection, mais de l’humanité repentie cette fois.
La deuxième transforme le combat entre les hommes en combat eschatologique, et le dieu guerrier, en partie en dieu juge ultime. Cette coexistence d’un combat final et cosmique et d’un jugement dernier se retrouve dans les nombreuses apocalypses du judaïsme hellénistique et romain, et, bien sûr, du christianisme. La guerre persiste, elle est menée par Dieu lui-même ou déléguée à un Messie (substitut du monarque antique moyen oriental), appuyé par la masse des anges et des élus. C’est un combat cosmique de la dernière heure entre les forces de Lumière et Bélial/Satan à la tête des troupes des Ténèbres. Une fois la victoire remportée, Dieu s’érige en juge des justes et des damnés, épaulé, si l’on peut dire, par le Messie qu’il a envoyé.
La troisième enfin, met en relief l’image délibérément contrastée d’un dieu désirant la paix plutôt que la guerre. Ainsi la lecture faite par Philon d’Alexandrie des lois de la guerre du Deutéronome se teinte-t-elle de philosophie grecque et retourne ces lois qui édictaient que la faute de Canaan faite à Israël exigeait, soit une soumission de certaines villes cananéennes, soit la destruction pure et simple de celles qui résisteraient. Le contrepied est total et va jusqu’à faire des villes d’Israël des cités assiégées par Canaan, des israélites des partisans de la paix, et de la guerre, au cas où elle serait inévitable, une pure guerre défensive. Dieu est présenté non pas comme omnipotent, mais comme à l’écoute des messages de paix souhaités par Moïse.