Table-ronde présidée par Jean-Pierre Rioux, avec Nicolas Beaupré (Université Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand, auteur notamment de Ecrire en guerre, écrire la guerre, CNRS éditions 2006), Jean Garrigues (Université d’Orléans, auteur notamment de Les Hommes providentiels. Histoire d’une fascination française, Seuil 2012), Jean-Louis Jeannelle (Université de Paris-IV, docteur es lettres, auteur notamment de Ecrire des mémoires au XXème siècle, Gallimard 2008) et Catherine Milkovitch-Rioux (Université Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand, maitre de conférence en littérature contemporaine, auteur notamment de Mémoire vive d’Algérie, Duchet-Chastel, 2012).

Selon Jay Winter, la guerre de 1914-1918 a déserté nos esprits et il s’est produit une cristallisation de la violence que nous ne savons plus soupeser. Jean-Pierre Rioux reprend une phrase de Catherine Milkovitch-Rioux « quelle plus belle manière d’en finir avec la guerre que de l’écrire ? » pour introduire cette table ronde. Ecrire en guerre ? Ecrire pendant la guerre ? Comment l’objet guerre est-il saisi par l’écriture ? La guerre est un révélateur, posant la question des rapports entre une réalité bouleversante et le romanesque, l’épique… Selon Jean-Pierre Rioux, écrire la guerre consiste à lutter contre le silence, à parler encore aux morts et attester de leur vie auprès des vivants et des survivants. C’est une émotion mise en langage. Même ceux qui y sont opposés – les surréalistes par exemple – participent, en écrivant leur opposition, à l’érection d’un monument sur la guerre. et permettent de réfléchir sur les rapports entre mémoire et histoire.

Jean-Louis Jeannelle a travaillé sur le genre des Mémoires. Beaucoup de Mémoires ont été publiés, mais cette dénomination se voit désormais préférer les termes de biographie ou de témoignage. J-L. Jeannelle s’intéresse à cette invisibilité. Selon les spécialistes littéraires, après Chateaubriand, il n’y a plus de Mémoires et J-L. Jeannelle cherche à comprendre les raisons d’un tel déclin, surtout après la Grande Guerre, alors que tout semble s’opposer à ce déclin. Après la Seconde Guerre mondiale, le genre redevient fort – par exemple les Mémoires de De Gaulle-. Selon lui, la clef est à chercher dans l’unanimité de la Première Guerre mondiale et dans l’ossification des textes produits : les faits de guerre sont racontés hors de la guerre, évoquent surtout les conséquences de la guerre et délégitiment les textes de Joffre, Foch… Après la Seconde Guerre mondiale, la guerre civile est larvée dans toute la société et les Mémoires reconstituent un récit à peu près cohérent d’une période dont les individus ne comprennent plus le sens. Malraux a dit vouloir écrire un roman sur la Résistance : on a retrouvé, il y a peu, la tentative de ce roman. Il avait pris des notes pour un roman sur les maquis, mais lorsqu’il veut passer à la rédaction, vers 1970-1972, la mémoire de la Résistance est court-circuitée, et il veut protéger la mémoire gaulliste. Il comprend que cette mémoire est passée et n’écrit pas ce roman. Les quelques textes déjà rédigés se retrouvent dans Lazare, ses propres Mémoires. Les résistants ne sont plus des personnages romanesques. Il écrit sur les maquis, pas sur la brigade Alsace-Lorraine, où il était. Si l’on prend d’autres exemples de Mémoires célèbres, Churchill a intégré les documents historiques dans ses Mémoires, des historiens travaillaient pour lui, il a des prétentions historiques. De Gaulle place les documents historiques en annexe, il a des prétentions littéraires.

Nicolas Beaupré intervient sur le témoignage combattant. Les textes sont très nombreux, il a voulu les historiciser et les publier. Il travaille sur l’étude du champ littéraire pendant la guerre et les effets du conflit sur le champ littéraire. Ces écrivains utilisaient le qualificatif d’écrivains-combattants, pas de témoins, car les fonctions de ces textes dépassent le témoignage : ils accompagnent le patriotisme, le dénoncent plus rarement. Ecrire la guerre, c’est se confronter à la guerre avec une recherche formelle. La prose est une poétique du récit de guerre, un genre entre les genres. Il manque une étude historienne de la poésie de guerre. La guerre détruit le genre et le fait émerger. Par exemple Le Feu de Henri Barbusse est a priori un roman mais le sous-titre en est : Journal d’une escouade. Le genre n’est donc pas clair. Il y a un récit, des éléments pour un journal intime, une mise en fonction de la propre expérience : auteur, narrateur, personnage se mêlent. N. Beaupré parle d’écriture littéraire de l’expérience guerrière. A l’Ouest rien de nouveau est un succès transnational, Le Feu est traduit en dix langues dès 1919, dont l’allemand via la Suisse. Des soldats allemands ont lu Le Feu pendant la guerre.
Jean-Pierre Rioux indique que ces conclusions sont nouvelles en histoire. Jusqu’alors, tout tournait autour de Jean Norton Cru (Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928) qui condamne Barbusse, Dorgelès et sauve Genevoix.

Jean Garrigues est un historien du politique et des usages politiques de l’écriture de la guerre, conduisant au providentialisme, car le dialogue avec les morts que l’on va venger – ceux de 1870, ceux de 1914 – se retrouve chez Barrès et Clemenceau. Un dialogue entre ces deux hommes peut alors être établi. Barrès est, selon Le Canard Enchaîné « le chef de la tribu des bourreurs de crâne », et selon Romain Rolland « le rossignol du carnage ». Barrès écrit durant la guerre des articles dans L’Echo de Paris, que J. Garrigues qualifie de broderie mythologique, une fabrication de mythes : l’unité, la revanche, la régénération par la guerre, la lutte civilisation-barbarie, l’Universel. Ce conflit de la Grande Guerre est le ressourcement de la France. Clemenceau, admiré par Barrès, est un stratège politique, il fabrique le trajet le conduisant à reprendre en main les rênes de la France et légitime, justifie la guerre. Il utilise les mêmes mythes que Barrès, explique comment on peut gagner la guerre et insiste sur l’incapacité des élites. Il exalte le sacrifice des combattants et construit un monument à la gloire des martyrs de 1870 et de la Première Guerre mondiale. Clemenceau construit la mythologie du retour.

Catherine Wolkovitch-Rioux s’interroge sur l’invariance « écrire la guerre » quel que soit le conflit. Ecrire est une dynamique de l’écriture plus que les événements. Comment l’art littéraire parle-t-il de la guerre ? C. Wolkovitch-Rioux met en évidence quatre idées :
– il y a toujours eu un lien entre la guerre et la littérature.
– Les genres littéraires, pour écrire la guerre, sont tous représentés : la poésie, le théâtre, le roman… Il existe cependant un genre particulier, agonique : l’essai ou la controverse qui furent très nombreux pendant la guerre d’Algérie.
– Plusieurs temps sont repérables : écrire en guerre, à propos de la guerre. La mémoire de la guerre d’Algérie n’est pas transmise dans les familles, c’est un vécu congelé. Les écrits apparaissent dans les années 1980, par la seconde génération (transmettre par le biais d’une fiction le récit de famille).
– Les récits de familles, la mémoire familiale, constituent une production très valorisée. De même que l’écriture pour les morts à destination des fils : il ne faut pas brises la chaîne des générations.

Les questions du public:

– Existe-t-il des liens entre les guerres par l’écriture :
J-L. Jeannelle : Clemenceau en veut à Poincaré et à Foch. Le soldat inconnu est impersonnel, Clemenceau pense que pour un impact plus fort, il faut un véritable modèle. Selon lui, le genre des Mémoires est donc inutile. Il peut le penser car au début de la guerre, il y a l’Union sacrée et un consentement à la guerre. De Gaulle fait strictement l’inverse, ces Mémoires reconstituent tous les points de vue, alors qu’il était seulement à Londres ou à Alger. Il s’agit alors d’un processus de réincarnation. De Gaulle regarde les Français et inversement.
J. Garrigues : Clemenceau ne revendique pas la victoire, c’est la République qui gagne. De Napoléon à de Gaulle, il existe une continuité. Ils écrivent leur propagande, leur mythologie, ils sont des recours. Pour de Gaulle, la guerre d’Algérie n’est pas un support pour le recours, à la différence du 13 mai.

N. Beaupré : durant la Seconde Guerre mondiale, l’écriture en guerre est plus compliquée. Il existe une littérature sur mai-juin 1940. Durant la Grande Guerre, ils sont des héros, durant la Seconde, ils sont des victimes.

C. Wolkovitch-Rioux : Rien sur les harkis à cause d’un sentiment de honte. Les enfants écrivent mais c’est une écriture de l’ordre du procès. Le problème est aussi d’écrire dans la langue de l’ennemi, c’est-à-dire en français : la solution est de faire de la langue un « butin de guerre ».

J-L. Jeannelle : les conditions d’écoute ne sont pas toujours réunies (voir S. Audoin-Rouzeau, Quelle Histoire. Un récit de filiation (1914-2014), Seuil 2013).

J-P. Rioux : il existe la correspondance de guerre pour ceux qui restent silencieux. Les soldats écrivent notamment à leur famille : « nous sommes des civils en uniforme ». Sont alors fondamentaux l’alimentation et le courrier .

– Question sur les écrits de prisonniers de guerre : sont-ils inexistants ?

Non, au contraire. Beaucoup d’écrits paraissent pendant la guerre (prisonniers pétainistes mais pas seulement : Francis Ambrière, Les Grandes Vacances, est le prix Goncourt 1940, Henri Pourrat, Vent de Mars, est le prix Goncourt 1941, Robert Gaillard, Les Liens de Chaîne est le prix Renaudot 1942) ou après : les plus remarquables sont ceux de Henri Calet ou de Georges Hyvernaud. Dans les années 1980, beaucoup de prisonniers de guerre font paraître à compte d’auteur.

Evelyne Gayme