A l’occasion de la publication de l’ouvrage Suites algériennes – 1962-2019 – Seconde partie paru aux éditions Casterman, cette rencontre, organisée pour les Rendez-vous de l’histoire 2023, revient sur la carrière de Jacques Ferrandez ainsi que sur son rapport à l’histoire et à la mémoire d’un passé commun et douloureux entre la France et l’Algérie. Pauline Ducret, membre scientifique de l’École Française de Rome qui travaille notamment sur les réceptions contemporaines de l’histoire dans la BD, les séries ou le cinéma, mène l’échange avec l’auteur. 

Dans son propos liminaire, Pauline Ducret rappelle qu’il y a deux ans, alors que l’on croyait ses Carnets d’Orient terminés depuis plus de dix ans, Jacques Ferrandez sortait un premier tome de Suites algériennes, complété cette année par un second et dernier tome. Ce diptyque met un point final à la fresque historique et familiale dédiée à l’Algérie coloniale en la prolongeant au-delà de la décolonisation, jusqu’aux contestations populaires du Hirak de 2019 en passant par la montée du Front Islamique du Salut (FIS) durant les années 90 et la guerre civile. 

 

Pauline Ducret, dans un premier temps, interroge l’auteur quant à la genèse de la série Carnets d’Orient. Jacques Ferrandez reconnait que le premier opus, paru en 1987, consacré à la découverte de l’Algérie coloniale par le peintre Joseph Constant, aurait pu être un one-shot. Les bons résultats des ventes ont permis la poursuite de l’aventure et donc de ce qui deviendra une véritable saga et fresque historique. Jacques Ferrandez revient aussi brièvement sur sa propre histoire familiale afin de mieux comprendre ce qui le lie à l’Algérie. Il est né à Alger, en 1955, dans une famille de Pieds-Noirs originaires d’Alsace mais aussi d’Espagne. 1962 marque la fin brutale de cette vie en Algérie pour une grande partie de sa famille pour qui cette époque se reflète dans le slogan « la valise ou le cercueil ». Plus tard, dans les années 1980, les récits de son grand père maternel ont nourri son projet artistique. Jacques Ferrandez redonnera vie à cette histoire dans les Les fils du Sud : le sud oranais, des gamins autour de la gare fortifiée de Beni-Ounif subissant des razzias dans une ambiance de Far West, un père chef de gare, etc. Mais plutôt que de raconter simplement l’anecdote d’une enfance dans le sud algérien, Jacques Ferrandez a songé au contexte colonial, qu’il fallait expliquer et raconter.

Tome 3, Les fils du Sud, p.13 – La gare de Beni-Ounif

 

Pauline Ducret tente alors de mieux comprendre les « sources d’inspiration » de l’auteur. Lors de ses recherches, Jacques Ferrandez découvre les peintres orientalistes qui ont « accompagné » la conquête coloniale comme les dessins et les tableaux de Horace Vernet et d’Eugène Delacroix. Les carnets de ce dernier agirent comme un véritable déclic. Le lancement de son histoire était né : un peintre, au début de la conquête, qui raconte son histoire au fil de carnets. L’auteur reconnaît que les orientalistes ont, d’une certaine manière, participé à faire accepter l’entreprise coloniale en proposant une distorsion du réel. Leur imagerie a alimenté le rêve oriental et colonial. Aussi, afin de créer le personnage de Joseph Constant, Jacques Ferrandez s’est inspiré de la vie de Léon Roches. Cet aventurier se serait rendu en Algérie en 1832, aurait offert ses services à Abd-el-Kader (1837) dont il serait devenu le conseiller sous le nom de Si Omar ben Rouche et aurait rejoint le camp français (1839) pour devenir l’interprète principal du général Bugeaud (1784-1839). Ainsi, le personnage de Joseph Constant permet de présenter la complexité des rapports entre Français et Algériens mais aussi au sein même de ces communautés qui ne sont pas homogènes mais aussi de souligner une évolution : le rêve colonial laisse vite place à la désillusion.

Première page de l’album paru en 1987

 

Pauline Ducret questionne Jacques Ferrandez à propos de ses recherches historiques ainsi que sur son « objectivité ». De par son histoire familiale, l’auteur-dessinateur aurait pu être le défenseur de la communauté des Pieds-Noirs mais sa volonté de départ était de ne pas proposer une vision partisane. Il a tenté de s’intéresser aux différents points de vue afin de mieux de comprendre comment cette histoire s’est mise en place, chacun ayant ses valeurs, sa vérité, se confrontant évidemment. La violence a été utilisée par les deux « camps ». Jacques Ferrandez évoque ici l’exemple de la répression menée par Abd-el-Kader contre les tribus qui ne voulaient pas se rallier à son autorité ou encore le massacre de Melouza commis par le FLN le 28 mai 1957 contre ce village suspecté de basculer du côté de Massali Hadj. Les travaux des historiens comme Michel Pierre ou Benjamin Stora ont été une aide très précieuse afin de comprendre la complexité de la situation et des rapports entre les différents acteurs de cette période. Par exemple, il cite les espoirs algériens écartés de Messali Hadj ou Fehrat Abbas face à l’hégémonie FLN. Se documenter n’a pas toujours été simple car certains préféreraient laisser les « cadavres dans les placards ». Les voyages en Algérie, dont le premier en 1993, ont été importants mais aussi révélateurs des enjeux mémoriaux contemporains. Jacques Ferrandez cite sa rencontre avec l’érudit et le poète Himoud Brahimi appelé Momo qui connaissait Albert Camus ainsi que Edmont Charlot, son éditeur. Momo a été son guide dans la Casbah. Il en fait un personnage dans plusieurs albums des Carnets d’Orient.

 

Enfin, Pauline Ducret s’intéresse aux deux derniers volumes Suites algériennes 1962-2019. Ils poursuivent l’histoire de l’Algérie au-delà de l’indépendance acquise en 1962. Le point de départ de ces deux derniers volumes est lié à l’expérience personnelle de Jacques Ferrandez qui était présent lors du premier jour du Hirak en 2019. L’auteur termine son intervention en évoquant la réception des ses ouvrages en Algérie. Si des relations existent, l’auteur souligne la faiblesse du réseau des bibliothèques et des librairies dans le pays. Aussi, il évoque une certaine censure car il existe différentes autorisations émanant de plusieurs ministères. Si les derniers albums n’ont pas pu rentrer dans le pays, les albums circulent grâce et au sein de la communauté française. Jacques Ferrandez regrette l’offensive des islamistes algériens pour que le Livre supplante les livres. Lors de ses derniers séjours, il n’a pu que constater la coercition quotidienne. Si le Hirak a été un espoir, malheureusement l’épidémie de Covid-19 a été la meilleure alliée du pouvoir en place afin de mettre fin à cette vague de contestation.

Suites algériennes – 1962-2019 – Première partie, p.10

 

Une conférence très intéressante sur une bande dessinée qui a toute sa place dans nos CDI et salles de classe en collège et en lycée. Si Jacques Ferrandez s’est basé sur sa propre mémoire familiale, il a travaillé avec la rigueur de l’historien (et n’a pas hésité à faire appel à eux) avec ce souci de l’objectivité quant à un sujet particulièrement sensible. La lecture de cette saga ainsi que l’étude de certaines planches ne peuvent qu’éclairer la compréhension et stimuler l’intérêt de nos élèves à propos de la période coloniale et postcoloniale en Algérie.

Pour les Clionautes, Armand BRUTHIAUX