Les 19 et 20 Novembre derniers, l’organisation Games for Change Europe a organisé, en partenariat avec Ubisoft et le Ministère de l’éducation nationale, un Séminaire « Éducation – Jeux Vidéo – Réalité virtuelle, mixte et augmentée ». Pour cette 3e édition, les organisateurs ont voulu réunir en un même lieu des enseignants, des chercheurs en science de l’éducation ou de sciences cognitives, mais aussi des game designers. La volonté affichée était de permettre les discussions entre différentes communautés autour du jeu et de ses utilisations pédagogiques. Je vous propose une série de 15 compte-rendus afin de vous faire part de la richesses des interventions et des discussions Toutes les conférences ont été filmées et sont disponibles en replay sur la chaine Youtube de l’école des Gobelins (www.youtube.com/watch?v=35esuLKUo18). Bonne lecture. 

Erasme se plaignait du niveau de ses élèves et c’est pourquoi il évoque dans son traité d’éducation une autre manière d’enseigner, avec le jeu :

« Telle manière douce de les communiquer les fera ressembler à un jeu et non à un travail. Car, à cet âge, il est nécessaire de les tromper avec des appâts séduisants puisqu’ils ne peuvent pas encore comprendre tout le fruit, tout le prestige, tout le plaisir que les études doivent leur procurer dans l’avenir ».Erasme, De l’éducation des enfants, 1529

Le jeu est ainsi considéré comme une ruse, c’est ce qu’Eric Sanchez appelle mettre du chocolat sur les brocolis. Eric Sanchez est professeur en science de l’éducation au LIP (Laboratoire d’innovation pédagogique – Université de Fribourg). Le LIP pratique le Design based research, autrement dit, de la recherche avec les enseignants. Il conçoit des jeux au service des apprentissages et de la recherche, en se plaçant du côté des sciences de l’éducation et de la didactique. Son intervention concernait le projet qu’il a développé à l’ENS Lyon en 2012-2013.

Projet « Tamagocours »

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Interface de l’application

Ce projet a été conçu pour la formation des agrégatifs aux aspects juridiques de l’usage des ressources numériques dans un cadre éducatif. Le projet n’était pas évident à mettre en place à cause du manque de motivation des étudiants pour cette question et le manque de moyen horaire : une heure de cours par semaine.

Eric Sanchez et ses équipes ont cherché la bonne métaphore pour parler des règles juridiques. Ils ont créé un jeu sérieux « Tamagocours » calqué sur le modèle du Tamagotchi des années 90. Les étudiants sont réunis en équipe de 4 étudiants qui jouent de manière synchrone. Chaque équipe doit nourrir son Tamagotchi en lui donnant à manger des ressources pédagogiques licites (images, sons, vidéos, articles, publications hors CFP [Conçues à des Fins pédagogique], articles-publications CFP). Une ressource licite rapporte des points, une ressource illicite n’en donne pas http://eductice.ens-lyon.fr/EducTice/recherche/jeux/tamagocours.

Un tamagotchi so 90’s

Des stratégies d’apprentissage différentes

La première version (V1.1) a concerné 300 étudiants. Les traces numériques anonymes de chaque joueur sont enregistrées. Elles sont ensuite utilisées par l’enseignant/formateur lors d’une phase de debriefing. En effet, ces données permettent d’analyser les actions faites par les joueurs pendant leurs parties.

Patterns des actions de deux joueurs

Dans cet exemple, les actions des joueurs ont été mises en couleur. Une action en orange montre la consultation d’une ressource. Une action en vert indique que le joueur a placé une ressource au frigo, c’est-à-dire l’a sélectionnée pour la donner à manger plus tard. Une action en rose indique que le joueur a nourri le Tamagochi avec une ressource. On remarque deux manières différentes de jouer. Le joueur 3 est méthodique. Il consulte les ressources et sélectionne soigneusement celles qu’il donne au Tamagochi. Le joueur 4 au contraire est systématique et nourri son Tamagochi sans tri préalable.

Eric Sanchez distingue 5 classes de joueurs :

  • 50% d’inactifs : ils ne font rien dans le jeu. Ils regardent les autres joueurs faire – cela ne veut pas dire qu’ils n’apprennent rien.
  • 14% de gaveurs : donne tout à manger au Tamagochi sans réfléchir. Le joueur 4 par exemple.
  • 8% de saveurs efficaces : réfléchissent un peu à ce qu’ils donnent en sélectionnant des ressources identiques (par exemple les ressources issus d’un cours).
  • 24% industrieux : Ils donnent les ressources de manière très prudente. C’est le cas du joueur 3.
  • 4% de collaborateurs qui discutent avec leurs collègues.

Le nombre d’inactif est important. Mais comme le précise Eric Sanchez, cela ne signifie pas qu’ils n’apprennent rien. Le jeu permet aux joueurs de changer de stratégie. Par exemple, 60 % des joueurs inactifs changent de stratégie et deviennent plus actifs. En revanche, les collaborateurs, eux, ne changent pas de stratégie.

Certains joueurs tuent le Tamagotchi, ce sont des Tamagochicides. Il y a des meurtres involontaires, soit par ignorance, soit par imprudence. Mais il y a aussi des Tamagochicides volontaires, soit par rejet du jeu (mais on apprend malgré le meurtre), soit pour apprendre (le joueur regarde tout ce qui tuent pour identifier ce qui est mauvais). Il faut laisser les apprenants choisir leur stratégie d’apprentissage.

Une situation « a-didactique »

Eric Sanchez parle pour ce jeu d’une situation a-didactique, c’est-à-dire une situation d’apprentissage où on ne dit pas à l’apprenant qu’il va apprendre. Cela incite les étudiants à s’investir dans le jeu. L’enseignant cache les objectifs pédagogiques. Les joueurs vont s’approprier le problème qui leur est soumis. Il parle d’un principe de dévolution.

Mais si le jeu contient des connaissances, il faut sortir du jeu pour que ces connaissances deviennent des savoirs. C’est pourquoi la phase de debriefing est très importante. En discutant, les étudiants formulent les savoirs. Ces savoirs sont ensuite transférables à d’autres situations.

La structuration de l’apprentissage par le jeu

Pour Eric Sanchez, Érasme avait tort. Il préfère se tourner vers Friedrich Fröbel : il faut utiliser le jeu pour ce qu’il est. Il a des propriétés éducatives intrinsèques, notamment par le statut de l’erreur et le fait qu’il place les joueurs (élèves) dans des situations expérimentielles.

 

Conclusion

Cette intervention rappelle l’importance du gameplay, que l’on pourrait traduire, sans satisfaire tout le monde, comme étant l’ensemble des règles du jeu ou toutes les actions permises aux joueurs par le jeu. Ce dernier devient ce que les joueurs en font par leurs actions. Cette liberté est vectrice d’apprentissage. De plus, et c’était tout l’intérêt du LIP dans cette affaire, il est important de garder une trace des stratégies d’apprentissage utilisées par nos élèves lors de l’utilisation d’un jeu. La formalisation des apprentissages lors d’un travail en dehors du jeu, à partir des données récoltés dans le jeu, est fondamental pour transformer les connaissances en savoirs.