Jeux vidéo et réchauffement climatique face aux enjeux du début du XXIè siècle

 

Le début du nouveau millénaire est marqué par de profondes mutations géopolitiques, dont les racines sont pour certaines anciennes, à l’image des multiples tournants incarnés par l’année 1979. Si la question climatique mobilise de plus en plus d’acteurs, d’autres problématiques s’imposent dans les débats. Ainsi en est-il, par exemple, des menaces terroristes et des réponses occidentales qui découlent des attentats du 11 septembre 2001. Dans ce contexte, après s’être imposée avec brio dans les années 1990 comme nous l’avons vu dans le premier épisode, la série des Civilization prend une nouvelle voie, tandis que la concurrence peine à s’imposer, malgré d’incontestables succès d’estime.

 

Call To Power 1 et 2 (1999-2000) : la concurrence et le climat

 

En 1999 Sid Meier sort chez Firaxis Game, société qui vient remplacer un MicroProse moribond, Alpha Centauri, la suite en quelque sorte de Civilization II. Il y a beaucoup de choses à dire sur cet opus mais, comme nous quittons la Terre pour l’espace, je garderai mes analyses pour une autre fois.

Chez Activision la concurrence  se développe et William Westwater propose un jeu qui, tout en reprenant les bases de Civilization, impose sa propre patte et ses idées, disons-le clairement, parfois assez géniales. Call to Power, puis en 2000 Call to Power 2 ont profondément marqué de nombreux joueurs, tous droits venus de la franchise de Sid Meier. À titre personnel j’y ai beaucoup plus joué que Civilization III ou Alpha Centauri par exemple.

 

 

Si, dans les grandes lignes, l’expérience vidéoludique est très proche, il n’en reste pas moins que les deux versions de Call to Power ont su imposer leurs propres mécanismes et grilles de lecture dans le petit monde des jeux de stratégie. J’aurai ultérieurement l’occasion de traiter plus spécifiquement de ces deux opus dans leur approche de la conflictualité ou de la mise en valeur des espaces, de la puissance, aussi vais-je me concentrer sur notre sujet : la prise en compte des bouleversements climatiques en lien avec les activités humaines. Mais, quand même, vivre sous les mers, c’était vraiment une idée superbe et il faudra y revenir en temps voulu.

Une nouvelle fois je vais m’appuyer sur des documents originaux. L’occasion est trop belle de rappeler qu’il fut un temps où les jeux vidéo s’appuyaient sur des éléments physiques, tangibles, avec des boîtes et des livres de plusieurs centaine de pages. L’expérience ludique nécessitait que l’on passe du temps à lire, à comprendre. Ceci est un autre débat, revenons à nos pixels.

 

 

Fig9.  – Le poids de la pollution dans Call to Power

 

Fig10.  – Les conséquences et solutions proposées par le jeu

 

Certains éléments ne changent pas : production, population générant de la pollution, elle-même à l’origine d’un bouleversement climatique aux conséquences potentiellement dévastatrices.

Si l’on peut aller vivre sous les mers ou dans l’espace, il n’en demeure pas moins que le jeu incite fortement à la collaboration avec dame nature. Essayer de limiter sa pollution, inciter, via des traités, les autres civilisations à faire de même sont autant de marqueurs d’une nouvelle époque. Nous pouvons par exemple y percevoir les références au protocole de Kyoto (1997), appuyé sur les travaux du GIEC poussant à la coopération internationale.

 

Les deux versions du jeu vont cependant encore plus loin …

 

 

Fig11.  – Call to Power II et le projet Eden ….

 

 

Fig12.  – … ou les armes destruction massive au nom de l’écologie

 

L’approche est ici radicale et non sans rappeler, finalement, les colères de Gojira au Japon. Le « Projet Eden » propose ni plus ni moins de raser de la carte les villes les plus polluantes, pour les remplacer par des espaces naturels. L’écologie devient une doctrine potentiellement agressive, facteur de troubles géopolitiques majeurs et ce au nom de la préservation de la Terre et de son équilibre climatique. Cette dimension militaire incluant l’environnement trouve un écho dans certaines réflexions de l’époque, pour la dimension globale de la guerre, qu’il s’agisse des réflexions de Alvin Toffler ou des colonels Qiao Liang et Wang Xiangsui dans La guerre hors limites parut en 1999 (il a été traduit en français et publié chez Payot et Rivages en 2003)[1].

Du côté de la fiction, État d’urgence (titre original : State of Fear) de l’écrivain américain Michael Crichton, publié en 2004 lorgne aussi clairement vers cette approche. Plus ancien, donc ayant pu influencer les développeurs, Rainbow Six de Tom Clancy, paru en 1998, est aussi dans cette veine d’une réflexion sur une forme de terreur écologique, d’écoterrorisme. Le titre a d’ailleurs été adapté en jeu vidéo à partir de 1998.

 

 

Une autre merveille disponible dans les deux versions du jeu, le « Contrôleur de Gaia », par un réseau de satellites, permet de se débarrasser littéralement de la pollution atmosphérique. Là encore, la foi dans la toute puissance de la technologie est mise en avant mais, contrairement au « Projet Eden », l’approche est plus pacifique.

 

Tout aussi intéressant, dans le premier paragraphe, le jeu vidéo s’inscrit dans un contexte plus global : films de catastrophes naturelles, évocation de la vie quotidienne avec le recyclage, mais aussi citation des politiques environnementales du « Congrès et du Bureau ovale » sont autant de marqueurs clairs. Le jeu vidéo est un reflet des questionnement d’une époque et une source historique à part entière, qu’il est tout à fait pertinent d’exploiter. Les mécanismes de gameplay sont donc autant pensés dans une perspective ludique, faire plaisir aux joueurs, que dans la volonté d’accompagner les mutations en cours, de s’en faire les témoins.

Si ces deux jeux ont connu un véritable succès d’estime, ils n’ont pas résisté à la vague de nouveaux opus de la série de Sid Meier avec Civilization III puis les suivants. Néanmoins, ils méritent que l’on s’y intéresse tant certaines approches sont stimulantes. En tout état de cause, les critiques faisant de Civilization VI Gathering Storm, un pas de plus vers une écologie qui s’installerait dans les jeux vidéo pour imposer une idéologie, interroge. Ceci n’a rien de nouveau, la preuve avec Call to Power II, qui revendique clairement un lien avec l’actualité du début des années 2000, à l’instar des combats d’Al Gore évoqués par ailleurs[2]. Ce jeu, comme tous les jeux, baignent dans un environnement culturel et politique qui peut donc servir, directement ou non, de support à telle ou telle cause.

 

Civ 4 et 5 (2005-2013) : un climat délaissé, la place aux fans ?

Évolution ou révolution du gameplay ?

 

En 2005 Firaxis propose une nouvelle version de son jeu phare. Le virage pris est majeur car, pour la première fois, la pollution et les bouleversements climatiques disparaissent, en apparence, des mécanismes ludiques. Ceci sera confirmé par les deux extensions qui suivront, Civilization IV: Warlords (2006) et Civilization IV: Beyond the Sword (2007).

 

L’explication avancée est limpide, comme le montre ce document tiré du manuel, numérique, du jeu.

 

Fig13.  – La disparition de la pollution dans Civilization IV – Manuel du jeu

 

Les explications sont précisées un peu plus loin, à la page 176 du manuel :

« Next, we examined which base mechanics could be improved or cut. Pollution, for example, was an easy one to take out – everyone hated having to keep stacks of workers around for “whack-amole” pollution cleanup in the modern age. Instead, by creating a comprehensive health system, we could deepen the trade system with the addition of “food” resources while presenting the player with a new challenge to tackle. It did put a lot of workers out of a job, though. »

 

En parcourant les nombreux forums consacré au jeu, et notamment celui, incontournable, des « Fanatics de Civilization » https://www.civfanatics.com/ , il est possible de remarquer que de nombreux joueurs se sont plaints du micromanagement imposé par la gestion, entre autre, de la pollution. Ce faisant cette dernière a donc disparu et avec elle toute évocation du réchauffement climatique. On pourrait objecter que ces tâches pouvaient être automatisées, comme je l’ai montré pour Civilization III.  Néanmoins vox populi, vox dei, le jeu se concentre alors plus sur des aspects militaires, mais aussi religieux, commerciaux ou culturels. C’est exactement le même chemin qui est pris en 2010 avec la sortie de Civilization V, toujours chez Firaxis mais cette fois-ci sous la houlette de Jon Shafer.

 

Le terme de pollution a complètement disparu du manuel de jeu, tandis que le climat est une donnée immuable, en fonction de localisations sur une carte, à l’instar d’une toundra que l’on retrouve dans les climats les plus froids.

Est-ce à dire que ces deux jeux sont révélateurs d’une mise à l’écart des questions climatiques par les développeurs, par manque d’intérêt, suivant pourquoi pas le vent d’une administration politique (incarnée par la double élection de Georges W. Bush en 2000 et 2004) moins tournée vers ces questions ?

L’explication donnée en premier lieu dans le manuel de Civilization IV donne une première indication intéressante : les développeurs ont suivi les conversations, les échanges sur les forums des joueurs et se sont adaptés en proposant une microgestion refondue, excluant donc les supposées fastidieuses séquences de nettoyage de cases polluées.

 

Fig14.  –  Manuel de jeu de Civilization IV p.176

 

Le contexte géopolitique du début des années 2000, l’accélération de la globalisation, l’influence culturelle, la place de la religion comme élément fédérateur ou conflictuel sont aussi des clés importantes prises en compte par les développeurs en ce début d’années 2000. Civilization III avait ainsi par exemple introduit la victoire culturelle, en étant le premier peuple à atteindre un nombre de points définis (100 000 points de culture), dépendant de la construction de certains édifices. Une meilleure prise en compte  des institutions internationales avait aussi été proposée aux joueurs, avec la possibilité de se faire élire à la tête de l’ONU pour obtenir une victoire diplomatique. La grande nouveauté de Civilization IV est de rajouter le facteur religieux comme un élément de gameplay. L’abandon de la pollution pour un système plus simple, ne prenant pas en compte un réchauffement climatique à gérer, peut aussi se comprendre comme une grille de lecture des enjeux perçus comme majeurs, dans un contexte de « Bush Wars » en Afghanistan et Irak depuis 2001 et 2003.

Mais le meilleur est à venir. Conscients de l’importance des fans, désireux de livrer une base de qualité pour les joueurs lambdas, mais aussi de permettre aux plus exigeants de pouvoir s’approprier davantage le jeu, les développeurs proposent d’ouvrir comme jamais leurs codes.

 

Les Mods, l’autre vie des Civilization

 

Civilization II avait ouvert une voie jouissive en permettant aux joueurs les plus motivés de faire des Mods, c’est-à-dire de modifier les codes de jeux, les données, pour proposer quelque chose de différent. Ces mods furent pour certains tellement réussis qu’ils finirent par faire l’objet d’extensions officielles, Conflicts in Civilization ou encore Fantastic Worlds.

La fin des années 1990 a été marquée à la fois par le développement des jeux sur PC, à côté des consoles bien entendu, mais aussi par le développement d’internet. Les communautés de fans ont pu se connecter et, avec le développement des forums, l’entraide est venue nourrir une nouvelle expérience de jeu. Pour installer des codes de triche, puis pour modifier le jeu, les Mods sont venus révolutionner le caractère strictement descendant du jeu, livré par un créateur tout puissant à des joueurs tributaires d’arbitrages qu’ils auraient parfois bien voulu différents.

Lorsque Civilization IV sort enfin, le propos des développeurs est sans équivoque :

 

Fig14.  –  Manuel de jeu p.174

 

 

Les choses sont limpides : les fans pourront, s’ils le désirent, changer de fond en comble le jeu, des unités aux règles, en passant par les graphismes, les cartes etc etc. Les possibilités sont sans limites pour peu que l’on puisse disposer de quelques compétences.

De très nombreux joueurs ont alors passé des heures à apprendre le code, à faire des erreurs, à échanger sur des forums pour résoudre les problèmes rencontrés. Et c’est ainsi que se sont imposés des Mods plus réalistes de la part de joueurs désireux de coller à une réalité plus juste de leur représentation du monde, de la géopolitique, des enjeux planétaires. Ayant été supprimée dans la version initiale pour satisfaire de nouvelles approches ludiques, la gestion de la pollution et le réchauffement climatique font ici leur grand retour.

 

 

Fig15.  –  Un exemple de réflexion autour du code XML destiné à simuler le réchauffement climatique

 

Fig16.  –  Présentation du système sur un forum dédié

 

Ces deux exemples ne sont qu’une goutte d’eau dans un océan de créativité. Depuis la sortie de Civilization IV, et encore aujourd’hui, le jeu ne cesse d’évoluer grâce aux fans et le réchauffement climatique est clairement une variable prise en compte par les plus exigeants. Les mêmes mécanismes sont reconduits Civilization V depuis 2010, et ses différentes extensions (Gods & Kings en 2012 puis Brave New World en 2013). Là encore, seuls des Mods peuvent permettre aux plus exigeants de retrouver une place pour la question climatique.

On pourra regretter que les développeurs aient laissé de côté cet aspect ; on louera tout autant leur capacité à ouvrir les entrailles de leur jeu pour que la communauté s’en empare. Communauté au passage assez partagée sur le degré de fidélité à atteindre.

 

Fig17.  –  Une discussion entre fans, autour de la pertinence, ou non, de simuler le réchauffement climatique et la gestion de la pollution dans Civilization V

 

D’ailleurs parmi les problèmes récurrents, les aspects techniques ne sont pas anodins. Intégrer pollution et réchauffement climatique en plus des autres variables a tendance, en fin de partie, à alourdir les calculs des machines. C’est aussi l’une des approches des développeurs qui, désireux de ne pas réserver leur jeu aux seuls possesseurs de PCs très performants, font des choix graphiques ou de codage pour ouvrir leur produit au plus grand nombre au moment de la sortie.

 

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Dans le dernier épisode nous assisterons au grand retour de la trame climatique avec Civilization VI Gathering Storm, sorti en 2019, et nous découvrirons les réflexions engendrées par le nouveau concurrent de la franchise, français, Humankind du studio Amplitude. Plus que jamais le réchauffement climatique et les impacts des activités humaines vont avoir une incidence sur les parties … mais sera-t-il si décisif ?

 

Épisode 1/3 – Sid Meier, Civilization et le réchauffement climatique, 1991-2001

Épisode 3/3 – – Civilization 6 et Humankind, le retour de la question environnementale au premier plan, 2016-2022

 

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Notes

[1] D’autres articles y seront spécifiquement bientôt consacrés

[2] Voir l’article suivant : le réchauffement climatique au cinéma