Pour les 25 ans des Clionautes et les retrouvailles des anciens et des nouveaux dirigeants de l’association, nous avions invité Laurent Testot, coauteur de « Vortex – Faire face à l’Anthropocène » avec Nathanël Wallenhorst. 2 raisons essentielles nous ont amenés à évoquer cet ouvrage et à inviter son auteur à s’exprimer devant des enseignants :

  • d’abord l’urgence climatique, les trois murs qui sont devant nous étant (par ordre croissant) :
    • la numérisation de la société et de l’école
    • la guerre en Europe
    • l’urgence climatique
  • Ensuite la nécessité d’adapter nos programmes à l’Anthropocène, de façon à permettre aux jeunes générations d’y faire face.

Les 25 ans des Clionautes – La réunion des Anciens et des Modernes à Port-Royal

Introduction

Le livre que j’ai coécrit avec Nathanël Wallenhorst avec le soutien de l’éditeur Payot, vise d’abord à définir l’Anthropocène, une notion de science physique popularisée par le prix Nobel de physique néerlandais Paul Crutzen qui essaie d’alerter sur les dépassements du système Terre, soit les éléments naturels dont nous avons besoin pour vivre. 

Notre idée était de sortir cette notion du pur champ des systèmes-Terre pour l’amener dans les sciences humaines et sociales (SHS), donc sortir du récit technicien pour aller vers une trajectoire qui serait plus apte à proposer non un constat scientifique mais des pistes pratiques, voire des solutions. 

Ce qui nous saisit, c’est l’ampleur des phénomènes de rupture sous le vocable. Nous assistions au déraillement de flux géo-chimiques de l’azote, du carbone, des phosphates, de l’eau douce. Notre capacité démiurgique à changer les conditions physiques de la production de la vie, nous devons en prendre acte dans nos disciplines académiques et les réviser en fonction. 

Dans un 1er temps je vais vous proposer un parcours de découverte des auteurs et du contexte qui nous a fait écrire ce livre. Puis je ferai un panorama de l’Anthropocène en présentant ce que les physiciens appellent « les 9 limites du système-Terre », pour terminer par notre proposition de transformer ces 9 limites en 9 récits de sciences humaines pour qu’on puisse s’emparer en tant que citoyens de ces variabilités physiques et comprendre ce que l’on peut en faire. 

Il y a d’ailleurs pour répondre à la remarque liminaire à mon intervention un des récits que nous nommons « numéricène » ou « entropocène » (comme entropie) soit une virtualisation avancée telle qu’a pu la décrire le philosophe Bernard Stiegler. En ce qui concerne la guerre, dès 2014 les historiens Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil proposaient dans « L’événement Anthropocène» une relecture des conflits  au fil du « thanatocène », soit la destruction et le chaos vers lequel nous nous dirigeons. 

L’Anthropocène est donc loin de se cantonner aux questions environnementales. Par son aspect systémique, il nous oblige à penser en termes de ruptures. Comme le dit Nathanaël, « demain ne sera plus similaire à hier », l’Anthropocène étant un nouveau paradigme pour nos savoirs. 

Le contexte ayant précédé « Vortex » 

 

On se bouscule pour sauver la planète !

Nathanaël est maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université catholique de l’Ouest à Angers.

Il a écrit ou dirigé une vingtaine de livres sur l’Anthropocène, sur l’éducation à l’Anthropocène et ce que les articles scientifiques en disent.

Son dernier ouvrage « Qui sauvera la planète ? » envisage les 6 récits actuels, dont le techniciste et le chinois.

 

Histoire globale et Anthropocène

Je suis journaliste scientifique et ai travaillé 18 ans au magasine « Sciences Humaines » où j’ai découvert par accident l’histoire globale via les historiens étasuniens William McNeill et Alfred Crosby.

Dans les années 2000, cette histoire était largement ignorée en France. Elle permettait pourtant de réviser en profondeur des questions comme le fait que l’Europe ait pu dominer le monde du XVIIIe au XXe siècle. Dans The Rise of the West, William McNeill en arrivait à la conclusion que cette domination n’avait pu se faire que par sa puissance militaire, juridique et démographique. Or 30 ans plus tard, sa maison d’édition lui demandant une édition « collector », il écrivit dans la préface « s’être trompé » : dans ces 30 années séparant les années 60 des années 90, il y avait eu les Subaltern Studies  en Inde, et d’autres formes d’histoire ayant cherché à réhabiliter les perdants de l’histoire.

Un nouveau regard beaucoup plus complexe pouvait se développer. En 1994, dans Plagues and PeopleWilliam McNeill souligna l’importance des facteurs environnementaux à la suite de la parution en 1972 d’un ouvrage de Alfred Crosby, The Colombian Exchange qui avait profondément renouvelé l’approche historiographique classique de l’histoire des « Grandes Découvertes ». Comment Cortez avait pu subjuguer 17 millions de « Mexicains » même en jouant des alliances indigènes, et dont on sait qu’ils étaient plus instruits que les envahisseurs européens ? Ses véritables alliés étaient les pathogènes qu’ils avaient apportés et dont le brassage avec les humains n’avait pas eu lieu dans le « Nouveau Monde ». La moitié des Aztèques meurt suite à  l’arrivée des Espagnols. Or aucune population ne peut se relever d’une telle perte. La raison environnementale est claire. C’est ce qui arrive aux Portugais en Afrique noire, emportés par les fièvres tropicales liées à la saison des pluies. Ce n’est qu’au milieu du  XIXe siècle, avec le fait de synthétiser la quinine, que les Européens pourront alors conquérir l’Afrique. La captation des ressources de 2 continents grâce aux microbes permettra à l’Europe d’assoir sa supériorité mondiale. 

Si j’évoque longuement cette question de l’histoire globale, c’est parce que plusieurs auteurs travaillant sur l’Anthropocène caractérisent comme « Capitalocène » non seulement le modèle capitaliste de développement, mais le modèle consumériste qui s’ensuit, s’imposant à la planète entière. 

Je reviens maintenant sur l’Anthropocène des physiciens. 

L’Anthropocène des physiciens 

Les 9 limites

Depuis 2009, la littérature scientifique pose les 9 limites des conditions propices au maintien de la civilisation occidentale telle que nous la connaissons sur Terre. Il ne s’agit pas de sauver la planète, la vie sur Terre se reconstituera comme elle déjà fait. Il s’agit de faire survivre l’humanité à ce passage difficile dans lequel nous entrons, avec le moins de dommages possibles. 

Cette nouvelle ère géologique (signaler qu’elle n’est pas officiellement reconnue comme telle) stipule que nous sommes les principaux acteurs de changements majeurs que nous décidons. Nous nous sommes substitués aux forces de la nature pour statuer quels écosystèmes sont à détruire ou à maintenir. 

Seuil et limite

Ces 9 limites sont bornées par un seuil (que l’on voit, mais confusément) et une limite qui caractérise une irréversibilité pour la vie humaine. 

La limite du changement climatique 

Concernant le changement climatique, les premières conclusions fixaient comme limite 350 ppm de CO2 dans l’atmosphèreUne atmosphère à 350 ppm signifie qu’il y a 350 molécules polluées sur 1 million de molécules d’air. Même pendant la révolution industrielle du XIXe siècle et la combustion massive des énergies fossiles, le taux de ppm n’avait jamais excédé les 300. On est aujourd’hui à 420 ppm, au-delà de la limite définie. Nous nous sommes mis en danger d’atteindre un seuil. Les prévisions estiment que d’ici 2030, le taux de ppm moyen dans l’atmosphère atteindra les 450. de CO2 dans l’atmosphère. 

La notion de seuil marque l’irruption de phénomènes comme la libération du méthane enfoui dans le permafrost, créant une boucle de rétroaction entrainant une « terre-étuve », dont on ignore encore le chiffre mais qui entrainerait la chute d’écosystèmes forestiers avec 5-6° celsius de plus que les températures planétaires de référence (note : celle mesurées à la fin du XIXe siècle). Pour rappel, nous sommes actuellement entre 1° et 1,3° selon les régions de la Terre. En 2030 nous serons à +1,5° et en 2050 à +2°. Ce sont les températures que nous allons connaître en raison de l’inertie des sociétés humaines et du système Terre. Tout l’enjeu des prochaines décennies sera de respecter les accords de Paris, et de les renforcer, pour rester aux alentours des 2° au-delà des années 2050. Ne pas rester aux alentours de ce plafond nous nera à un emballement du climat qui menacerait les conditions d’existence d’une bonne partie de l’humanité. 

Les autres limites 

L’érosion de la biodiversité a aussi atteint un point situé au-delà des limites où l’humanité serait en sécurité : les espèces sauvages sont en extinction fonctionnelle – les populations ont perdu l’essentiel de leur variabilité génétique. Du côté des populations animales terrestres, seuls 4 % de la masse des vertébrés (mammifères, reptiles, oiseaux) sur Terre est sauvage, le 96 % restant est constitué d’humains et d’animaux domestiques, essentiellement bovins, porcs, chiens

L’artificialisation des sols est enclenchée depuis longtemps, et en voie constante d’accélération, elle a aussi dépassé la limite. Le cycle de l’eau, notamment de l’eau dite « verte », c’est-à-dire en mouvement (pluie, rivières, etc.), est perturbé également au-delà des limites avec les barrages et les excès d’utilisation de l’eau douce. Le cycle


 de l’azote est pulvérisé par l’emploi d’azote, ou nitrates, pour accélérer la croissance des plantes en cultures intensives ;l’agriculture industrielle met ainsi en circulation, sur Terre, 3 à 4 fois plus de nitrates artificiels que ceux que les écosystèmes mettent dans les cycles naturels. Le cycle du phosphate connaît une perturbation équivalente à celui de l’azote. L’acidification des océans a augmenté d’un tiers depuis deux siècles, ce qui perturbe la capacité des océans à capter le CO2 à travers de nombreux micro-organismes composés de carapaces de carbone, fragilisés par cette acidification. Il y a également l’augmentation des gaz aérosols dans l’atmosphère, que l’Europe a réussi à neutraliser, contrairement à l’Asie.

Un autre effet que les premières études avaient mal mesuré : notre ciel européen est moins pollué car nous avons externalisé nos industries les plus polluantes. Résultat paradoxal : un accroissement de nos températures d’environ 0,5 C, car les aérosols freinent le réchauffement à l’échelle locale… Si les Chinois et les Indiens limitaient leurs « nuages bruns » de pollution (Asian Brown Clouds), ils pourraient connaître un réchauffement plus brutal. 

La question de l’impact des « nouvelles entités », à savoir ces molécules chimiques (plastiques, PFAS, PCB, etc.) créées récemment par l’humanité, est complètement inédite, avec des effets affectant tout le vivant, par exemple avec les perturbateurs endocriniens. La seule conclusion est qu’il faut drastiquement en limiter la production. 

Conclusion : 6 de ces limites sont dépassées et elles sont toutes interdépendantes. Cette mécanique folle induit un sentiment de désespoir notamment chez les jeunes générations. 

Quels moyens pour éviter la catastrophe ? 

Deux grandes familles interviennent ici.

Aux problèmes techniques,  des solutions technologiques

D’abord le techno-solutionnisme qui séduit scientifiques, politiques et industriels car pour eux les problèmes ont forcément une solution. On sait par exemple balancer des nitrates d’argent dans les nuages pour faire pleuvoir. Les Chinois le font massivement pour irriguer les provinces de l’Ouest. L’Inde le fait aussi pour assainir l’air pollué de ses métropoles. Le capitalisme spéculatif actuel est ses investisseurs sont hautement sensibles aux promesses de ce genre. Car il faut des capitaux importants, et l’investissement promet d’être rentable : une fois que vous aurez commencé à amortir les pires effets du changement climatique, les Etats seront contraints de payer pour ne pas annuler tous les investissements déjà consentis.

Des récits alternatifs existent 

Ensuite, des récits alternatifs dont le terrain est moins familier. Par exemple réutiliser les théories marxistes pour évoquer le « Capitalocène » avec 2 théoriciens.

Andreas Malm

Le premier est celui du Suédois Andreas Malm qui a fait une thèse de géographie aux Etats-Unis avec le professeur Jason Moore, et qui a émis l’hypothèse que nous étions en Capitalocène et non en Anthropocène. 

Au début de la popularisation du terme, Paul Crutzen avait proposé de partir de la révolution industrielle européenne avec James Watt comme personnalité symbole, par son invention mais aussi par ses brevets et sa promotion auprès des industriels. Ceci parce que le fait de brûler les combustibles fossiles, charbon puis pétrole et gaz naturel a créé avec la multiplication par l’industrie chimique de nouvelles molécules les conditions du réchauffement climatique actuel. 

Pour Andreas Malm, l’événement géologique marquant était  la mobilisation des capitaux dans une optique marxienne. Dans « L’Anthropocène contre l’Histoire » , il relie les formes d’exploitation coloniale d’extraction des richesses et des carburants fossiles comme des moyens indispensables de financement des techniques de contrôle et de domination de l’Europe sur le reste du monde. 

Andreas Malm est devenu l’un des gourous de la jeunesse qui le lit et reprend ses slogansAndreas Malm est récemment intervenu dans le débat qui fait rage autour des méga-bassines en France. 

L’autre alternative, celle du sociologue étasunien Jason Moore, part de la conquête militaire et microbienne des Nouveaux Mondes.

Jason Moore

Son Capitalocène ressemble plus aux propositions d’anthropologues comme Donna Haraway et Donald Zin aux Etats-Unis. Il part de notre capacité à changer les milieux avec une dimension extractiviste jamais vue auparavant, d’où sa référence au « Plantationocène ». Les Espagnols et les Anglais conquièrent les Nouveaux Mondes avec leurs microbes et leurs propre façonnements des écosystèmes – ce que Alfred Crosby avait théorisé avec « l’échange colombien » et « l’impérialisme écologique ». Le manioc jusqu’ici cultivé en Amazonie va permettre au monde tropical global de multiplier sa population. Nous y avons gagné le maïs et la pomme de terre. L’échange microbes contre nourriture  est amplifié par de nouvelles façons d’habiter et de cultiver l’espace. La destruction de 90% des Amérindiens par les maladies a entrainé la fin des écosystèmes par brûlis avec l’économie de plantation et la déportation de 12,5 M d’esclaves africains. La mine du Potosi en Bolivie fournit 80% de la production d’argent dans le monde entre 1500 et 1800. Ceci permet aux Européens de construire un système de domination terrestre avec leurs navires et leur canons jusqu’en extrême-orient avec l’ouverture forcée des ports chinois puis japonais. Le thé (d’Inde) sucré (avec la canne à sucre des Antilles) nourrit les concentrations d’ouvriers des grandes usines britanniques…

Pour Jason Moore, les Britanniques drainent les ressources du monde entier pour passer des limites physiques que les Chinois auraient pu passer dès le XIe siècle puisqu’ils avaient déjà des hauts-fourneaux, des billets de banque imprimés. Mais les Chinois se sont heurtés à des catastrophes naturelles et à l’invasion de leurs voisins nomades. L’Europe a pu mettre en place les conditions de ressources et de concurrence nécessaire à cette expansion du capitalisme. 

Le Capitalocène de Jason Moore est plus axé sur les acquis environnementaux de la conquête capitalistique du monde par l’Europe. 

Nourrir les sciences humaines avec des récits basés sur le nouveau paradigme de l’Anthropocène

D’autres récits peuvent être déclinés et fournir des arguments sur d’autres façons d’habiter la Terre. Toutes les SHS fonctionnent sur un postulat simple : les crises antérieures vont se reproduire. Il suffit de s’y adapter. On fait des projections avec des marges d’erreur. 

Si on applique cela au climat, on obtient quoi ? Nous sommes dans l’Holocène, depuis 11 700 ans soit la fin des grandes glaciations et un climat relativement stable. Même ce qu’on appelle « le petit âge glaciaire », qui commence à la fin du XIIIe siècle, accélère au XVIIe en partie à cause de la destruction des peuples amérindiens et la reforestation massive remplaçant les écosystèmes antérieurs mais aussi d’une phase de refroidissement du système solaire, pour culminer avec les hivers les plus froids connus à la fin du règne du « roi Soleil » (sic). Or c’est un refroidissement de 1°, déjà catastrophique pour les humains, selon Jeffrey Parker dans Global CrisisCe refroidissement a eu ces conséquences mondiales sur les ressources et la mortalité des populations. En Russie, en Turquie, en Chine, pendant une décennie on ne fait pratiquement pas de récoltes…

Or nous sommes aujourd’hui vers +1,2 ou 1,3°. Tous les rapports du GIEC n’ont fait que constater que l’on continue à se rapprocher des points de rupture. Les pires prévisions de chaque rapport se sont avérées atteintes au suivant. Le sixième et dernier rapport du GIEC recourt même à ce que mon coauteur et moi appelons « des baguettes magiques », comme la séquestration et la captation du carbone, le découplage absolu entre extraction des ressources et croissance économique, voire la transition énergétique.

Bref ce n’est qu’avec des solutions optimistes – qui ne sont jamais advenues – que l’on peut croire à une limitation des hausses de température inférieures à 2°. 

Ce que nous proposons

Les seuls scenarii qui vaillent mènent très clairement à des changements de paradigmes, non seulement avec une sobriété massive mais également avec une intervention des Etats pour imposer des normes sur l’utilisation des ressources.  

Nous proposons non pas des solutions mais des voies de bon sens à prendre que l’on peut résumer ainsi : nous devons conditionner nos libertés avec les ressources planétaires et la bonne disponibilité à l’échelle planétaire de ces ressources pour que chacun puisse en vivre dignement. 

Cela implique une décroissance très nette des pays développés et une croissance limitée des pays en voie de développement. 

Faute de quoi on a le choix du pire : soit une guerre pour les ressources, avec des pays qui vont accroître leur pression extractiviste face à des pays moins bien dotés en capacité de défense ; soit une accélération d’un capitalisme prédateur capable d’atténuer les conflits tout en accentuant les inégalités mondiales,  et in fine vraisemblablement un mélange des deux. 

J’insisterai enfin sur un point. L’éducation doit accompagner les futures générations sur cette prise de conscience, faute de quoi on obtiendra de la radicalité. 

Laurent Testot

(Retranscription : Jean-Michel Crosnier pour les Clionautes.)