Compte-rendu des échanges sur le film de Jean-Pierre Jeunet, un long dimanche de fiançailles.

Ce film possède un site officiel hébergé par la Warner, principal financier. Il a été inspiré du roman de Sébastien Japrisot, Un long dimanche de fiançailles, Denoël, 1991, rééd. Gallimard poche, Paris, 1993 (Prix interallié, 1991).

Une superproduction médiatisée ou un film historique ?

En introduction, Benoît Picherit – qui reconnaît ne pas avoir apprécié le film et qui préfère le Capitaine Conan de B. Tavernier – s’étonne des procédés assez agressifs pour attirer les élèves dans les salles : « Une véritable opération commando de chaque rectorat de France en relations avec la Warner Bros qui produit le film et qui a organisé de très nombreuses projections pour les enseignants. J’ai eu l’impression de subir un démarchage de VRP pugnace dans le but de rentabiliser un film au budget conséquent. »

– Pierre Borgo rejoint cette opinion : « si Jeunet a réalisé un admirable travail de reconstitution de la guerre, les tranchées, les explosions etc., admirable car c’est très bien fait, en particulier en ce qui concerne l’univers sonore. La réalité de la tranchée est saisissante : la boue, la pluie, le froid, les rats … Il ne manque que les poux et l’odeur. Le cadrage est fort. Mais le reste du film ? Rien. L’histoire racontée. Rien, sinon une vague enquête peu probable dans son déroulement qui se justifie comme lien entre ces scènes de guerre. Mais cette guerre justement n’est finalement qu’un décor, les personnages du film y restent extérieurs, comme s’ils n’étaient pas concernés, ils n’en paraissent pas façonnés ! étrange pour une histoire sensée se dérouler en 1920. L’ensemble paraît bien lisse, pas d’aspérité, pas de doute, pas d’interrogation. Et il ne suffit pas qu’un personnage crie « vive l’anarchie » pour emporter la conviction. Il n’y a dans ce film aucune vraie émotion. La Audrey-Poulain traverse l’histoire en claudiquant, en courant ou en fauteuil roulant sans vraiment se sentir concernée par l’horreur de la guerre : elle recherche son homme et aucune de ses rencontres ne semble particulièrement la toucher, la guerre ne paraît pas la concerner. Le personnage n’évolue pas. Aucune des scènes qui le pourrait ne soulèvent l’émotion, par exemple l’exécution capitale ? Elle est filmée de telle manière que le spectateur est éloignée de l’horreur. C’est finalement un film complaisant qui semble donner tous les gages nécessaires à une distribution commerciale de grande envergure, forte figuration et reconstitutions spectaculaires (même si la scène aux Halles de Paris fait un peu carton-pâte) et y compris la présence de deux ou trois scènes de sexe (rassurez-vous, très convenables) indispensables au commerce mais qui, elles non plus, n’apportent pas grand chose à l’histoire. »

La réalité historique ou une fiction ?

La question a été posée par Gilles Boué qui s’interroge sur les réalités historiques, notamment dans les détails. Des exemples – et des explications techniques – sont proposés par Gilles :

– L’obus qui perfore le toit de l’hôpital est muni d’ailettes, or, seules les bombes de mortiers français (crapouillots) de 58 mm et plus possédaient des ailettes. Jeunet veut-il alors suggérer un tir ami ? Les bombes allemandes étaient de simples corps cylindriques d’où le surnom donné par les poilus de « poubelles ».

– Les bombes allemandes se réglaient avant le départ du coup sur deux positions possibles : explosion au moindre impact sur la fusée (une simple branche d’arbres suffisait) ou (afin de bouleverser les tranchées) explosion déclenchée par un minuteur après que la bombe se soit profondément enfouie dans le sol.

– Les minenwerfer allemands ne possédaient qu’une portée extrêmement limitée (de 100 à 1000 m). Cela laisserait donc supposer que l’hôpital se trouverait au pire juste derrière la première ligne au mieux dans la seconde. A ce moment-là, ce n’est plus un hôpital mais un centre de tri, les nombreux lits et appareils médicaux suggérés dans la scène laissent penser à un hôpital. La présence du ballon devient alors doublement hypothétique, on ne laissait pas les ballons gonflés du fait de leur dangerosité, l’opération se faisait généralement au petit jour afin de pouvoir éviter un bombardement préventif sur la zone d’assemblage ou une attaque aérienne. Si le ballon se trouve aussi proche des lignes adverses, il est automatiquement à portée des armes de section des bataillons allemands: mitrailleuses des compagnies lourdes (plus ou moins 2500 m) ou canons de 77 mn.

Hugues Vessemont ajoute :

– où est cette tranchée? … pas conforme au roman dont s’est inspiré Jean-Pierre Jeunet.

– La punition… plutôt décidée dans le cadre de la section par un officier subalterne voire un sous-officier ( Cf. E. Junger, Orages d’acier, éd. Bourgeois, Paris, 1999), pas de cour martiale, la fusillade fait partie intégrante du cérémonial funestre enclenché par cette procédure.

– B. Laude s’interroge pour savoir si la question de l’exactitude historique est réellement utile car il ne s’agit après tout que de cinéma et l’objectif du réalisateur n’est pas de faire une oeuvre d’historien au sens propre. Il peut s’entourer d’experts pour la crédibilité de telle ou telle reconstitution mais ce n’est pas une nécessité que cela soit réellement pertinent de faire un inventaire des erreurs ou inexactitudes historiques du film. La guerre est avant tout un contexte dramatique très porteur. On peut lui donner de la vraisemblance, chercher à être le plus fidèle au réel. Le film de Jeunet paraît être honnête par rapport à ce qu’a pu être la guerre de 1914. Selon B. Laude, il faut se méfier de cette tendance à appréhender les films à l’aune de leur historicité. C’est une « déformation professionnelle » trop peu attentive au cinéma en tant que tel.

– Il s’agit moins de déformation que de regard orienté selon Daniel Letouzey. La réponse dépend de l’ambition affichée par le réalisateur. S’il vise un large public, en transposant au cinéma ce qui est un roman (pas un livre d’histoire), alors il faut le juger à l’aune du cinéma (et de la littérature).
Dans ce cas, Daniel a l’impression de retrouver des ficelles qui ont fait le succès d’Amélie Poulain, par exemple dans les dialogues qui se répondent à distance. Si, comme la Warner l’a tenté, c’est la dimension historique qui est mise en avant – entre autres pour profiter de l’engouement actuel pour 14-18 – alors il est normal de s’interroger sur la validité historique du film, aussi bien pour la restitution d’une époque que pour des détails ponctuels mais révélateurs. C’est dans ce contexte que Daniel Letouzey s’interroge sur les moyens de transport mis en images par le réalisateur : qui possédait dans votre commune une auto en 1920 ? combien de chevaux et de carioles sont montrés dans le film ? L’usage du téléphone est aussi à questionner : raccourci symbolique ? Souci de ne pas dépayser des utilisateurs du téléphone portable ?

L’expert existe-il dans les films historiques ?

La question est posé par Gilles Boué pour le film en question et au vu des « erreurs » relevés.

– Selon Laurent Albaret, les réalisateurs font rarement appel à des conseillers historiques car ceux-ci laissent peu de libertés aux reconstitutions et sont souvent intraitables sur telle ou telle reconstitution. Dans le cas du film de Jean-Pierre Jeunet, tout laisse entendre – sur son site – que le réalisateur a principalement construit son synopsis à partir de ses connaissances, lectures et filmographie. Lorsqu’un réalisateur fait appel à un conseiller historique, il a tendance à s’adjoindre un historien « spécialiste » du sujet et non une association. Dans la plupart des cas, ce sont des universitaires ou des historiens reconnus qui ont publié sur le sujet ou la période (Jacques Le Goff pour Le nom de la rose par exemple).

– Pour le film de Jeunet, Jean-Pierre Verney est le « conseiller historique » du scénario. Il est l’auteur qui a fait paraître en 2001 aux éditions little big man (Paris IXème) un album de photos (magnifiques) et restaurées de sa collection sous le titre La première guerre mondiale, l’album photo inédit (information de Thierry Aprile).

– Jean-Pierre Verney est aussi chargé de mission au ministère de la Défense, a écrit deux livres sur la guerre 14-18 et la vie quotidienne du soldat à l’été 1914. Un des deux est un livre de photos qui s’intitule La guerre de 1914-1918 en relief – éditions Les Arènes, 2004 (information de Laurent Albaret).

– Selon Thierry Aprile, la matrice d’une partie au moins des images fortes du film (comme par exemple le christ désarticulé sur la croix) se trouvent dans l’album de photographies issues de la collection de Jean-Pierre Verney.

– A noter enfin qu’un entretien avec Jean Pierre Verney est publié dans la revue Historia du mois de novembre 2004 (information de Guillaume Le Bourgeois).

Les scènes osées dans le film

Le sujet a déjà fait l’objet de discussion sur la liste pour d’autres films.

Les scènes osées dans le dernier Jeunet empêchent-elles une sortie avec les élèves voire une exploitation pédagogique d’un film ou d’un documentaire ? La question a été posée par Paul Wintenberger. Selon lui, les scènes osées existent dans ce film et peuvent être « perturbantes », d’où son renoncement à y amener des élèves.

– Selon Paul Wintenberger, « l’apport informatif est limité et les deux tiers du film n’ont que peu d’intérêt historique (c’est une banale mais belle histoire de deux êtres qui s’aiment), c’est une fiction à évocation historique. Les clins d’oeils historiques de ce film ne sont parlants que pour les professeurs d’histoire et passent au-dessus de beaucoup de personnes, les clins d’oeils « cinephiliques » de Jeunet ne sont amusants que pour les personnes qui aiment Jeunet et certains films étasuniens ». Paul conclut qu’être professeur, c’est aussi faire des choix, « le choix peut-être motivé par des éléments exogènes ou par des éléments endogènes (peur de choquer l’élève…). Il ne faut pas jeter l’anathème ou voir le conformisme s’installer. Juste une volonté de faire son job avec le plus de conscience possible de notre portée intellectuel et psychologique ».

– Même si c’est un très bon film pour des scolaires. Jérôme Chevalier considère aussi que les premières images du menuisier avec sa femme en feront réagir plus d’un…élève ou parent. Il propose de « couper ce qui n’est pas indispensable » lors de la sortie du film en DVD, film de qualité cependant où les scènes du front sont géniales.

– Jean-Pierre Meyniac n’est pas du même avis. Des précédents ont existé (La guerre du feu, de Jean-Jacques Annaud, 1981) et les parents ne se sont pas opposés à des sorties au cinéma. Selon Jean-Pierre, il faut faire confiance en notre capacité à expliciter et en la capacité des gamins à percuter positivement… mais il faut aussi prévoir et anticiper les réactions éventuelles (discussions/explications pré et post projection par exemple). Par contre, et même s’il vient en argument pro-domo, Jean-Pierre réfute l’idée qui pourrait être avancée, comme quoi « les jeunes aujourd’hui ils en voient tellement qu’un peu de sexe dans un film c’est rien du tout ». Une des missions qui incombe à l’enseignant (entre autre quand on exploite des oeuvres et des documents issus de notre belle époque moderne) est de bien aider à discerner ce qui est du domaine de l’image/imaginaire et ce qui est du domaine de la réalité/histoire. Par exemple, dans le Jeunet, la scène où la jeune femme Corse copule puis tue le général (celui-ci meurt déchiqueté par des morceaux de verre) relève entièrement de l’image cinématographique. Par contre, lorsque le même général déchire la grâce des condamnés cela relève de la violence de l’histoire : le geste de ce général n’est certainement pas, historiquement vrai ou du moins révélateur – au même titre qu’Alfred Manjoux faisant canonner ses propres soldats dans Les sentiers de la gloire – mais il permet peut-être de faire sentir la « brutalisation » du conflit de 14-18.

– Véronique Ponton rejoint Jean-Pierre Meyniac mais admet que la question est posée, par les enseignants (dans son établissement) et leur crainte de remarques de la part de parents. Pourtant, le sexe montré par Jeunet a toute sa place dans le discours du film. Ces hommes qui font la guerre sont des hommes vivants, avec une vie avant la guerre. Avec une humanité dont fait partie le sexe tout comme l’amour, le courage, l’amitié, l’engagement et les mesquineries. De plus, elles sont belles ces scènes d’amour qui exaltent le sentiment de vie des personnages. N’est-ce pas intéressant de montrer aux élèves de 3ème qui se posent mille questions sur « la chose » ces scènes où l’acte se décline en Amour (Mathilde Manech , Véronique-le menuisier Bastoche), en désir-plaisir (Véronique, Emilie et le menuisier encore lui!) ou en acte insupportable (la femme corse et l’officier).

– Pierre Mallet propose à ce sujet la lecture de Frédéric Rousseau, et son livre La guerre censurée, une histoire des combattants européens de 14-18 (Seuil poche, Paris, 2003), où l’auteur consacre 90 pages, c’est-à-dire plus du quart de son livre, à un chapitre intitulé « sexes en guerre ».

In fine, Bruno Modica conclut que le véritable problème est un certain retour à l’ordre moral et que, selon lui, il ne faut pas céder, et faire savoir de façon publique les effets désastreux sur la pédagogie de l’action de ces « parangons de vertus ».

Des réponses à des questions

– Suite à une question de Michaël Guihard, les fils tendus au-dessus de la tranchée et munis de ces sortes de fanions servent au camouflage (réponse de Thierry Aprile).

– Un dossier pédagogique sur le film a été réalisé par l’APHG avec une invitation à l’avant-première du film rédigé par des membres d’Historiens et géographes, dans lequel « l’hôpital de campagne » est précisément situé à Combles (information de Daniel Letouzey).

– Dans Studio Magazine de juillet-août 2004, le tournage du film est raconté minutieusement. Tout est dit sur les trucages. Le champ de bataille a été reconstitué bien loin de la ligne de front! Dans un terrain militaire situé près de Montmorillon, à quelques km de Poitiers, où les dernières batailles remontent à la guerre de Cent ans… Ce sont des vraies tranchées, creusées à même le sol, sur 20 ha. Il n’y a pas « d’envers du décor », pas d’échafaudages, ce qui renforce le réalisme. La pluie aussi est artificielle, elle tombe d’une grue immense, portant une rampe. Mais le ciel, lui, était gris et bas, et les figurants couverts de boue au bout d’une heure de gadoue étaient « dans le bain » (information de Danielle Beaugendre).

Pour conclure…

– Hugues Vessemont soulève l’idée de collecter les diverses remarques afin de se doter d’un vademecum pratique – Du type « un long dimanche, une surproduction spectaculaire confrontée à l’histoire pour les classes de troisième ou de première ».

– Lionel Lacour considère quant à lui que le film de Jeunet s’inscrit dans une période cinématographique particulière du cinéma de la première guerre mondiale, celle l’apaisement des tensions franco allemandes : les films se font plus romanesques, plus historiques. L’émotion patriotique ou post-nazisme disparaît progressivement. Restent les obligatoires tranchées, la grosse bertha, les boucheries…Mais on raconte souvent une histoire pendant la guerre et plus seulement La guerre. On aborde des aspects négligés de notre mémoire (cf Capitaine Conan). Selon Lionel, il serait très intéressant de montrer aux élèves l’évolution de la manière de traiter cette période pour ensuite aborder le film de Jeunet et le confronter à la réalité des sources et des témoignages.

Des approches qui restent à faire pour les Clionautes… .