Jeudi 5 octobre 2017, maison de la magie
Dominique Pestre est un ancien professeur de physique devenu historien des sciences. Agrégé d’histoire, il est actuellement directeur d’études à l’EHESS et a introduit en France les « Sciences Studies ». Ces dernières replacent les évolutions scientifiques dans leur environment économique et social et mettent en évidence le rôle du contexte historique dans l’évolution de la science et inversement. Son intervention reprend ici l’essentiel des idées développées dans les trois volumes de l’ »Histoire des sciences et des savoirs depuis cinq siècles » publiés sous sa direction au Seuil en 2015 et qui a mobilisé plus de 70 auteurs.

Le but de l’intervention de Dominique Pestre est d’évoquer les grands bouleversements en matière de sciences et de savoirs au long des cinq derniers siècles. Ils sont présentés autour de huit thématiques qui placent ces savoirs dans leurs contextes intellectuel, politique et économique, illustrés par des exemples caractéristiques. Ces derniers montrent d’ailleurs qu’au moment où ils sont élaborés, ces savoirs sont en partie définis par les milieux et le contexte, mais que le succès n’est pas forcément immédiat.

Première thèse : Les institutions scientifiques ne sont pas les seuls à remodeler les savoirs entre le XVIème et le XVIIIème siècle. Le discours euro-centré faisant de l’Europe la source du savoir donne une vision déformée de la réalité. C’est dans la rencontre avec les élites des pays visités et la diversité des lieux qu’émergent de nouveaux savoirs et non dans un pôle unique. Les gravures d’époque montrent parfois des rencontres à l’origine de la production d’un savoir. Le savoir se fabrique par la rencontre et il est un produit de la première mondialisation.
Dans ce contexte, quelles sont les sciences concernées au premier chef ? En premier lieu, ce sont l’histoire naturelle puis, dans son sillage, les pharmacopées européennes et les savoirs agricoles qui bénéficient de la découverte et de l’échange de produits inconnus des Européens (la pomme de terre en est un exemple célèbre). D’autres domaines sont concernés comme celles relevant des savoirs pratiques tels que la navigation, la cartographie ou l‘artillerie qui s’élaborent aussi dans la rencontre.
Dans le même temps, si les Européens rapportent chez eux des spécimens achetés ou pris de force et les traitent par le biais de réseaux divers et variés, on relève qu’à partir du dix-neuvième siècle, le récit d’une Europe qui « invente» la science s’élabore et s’impose.

Deuxième thèse : les savoir-faire, les pratiques artisanales et populaires ont toujours été décisifs dans l’émergence et le renouvellement des sciences. Une autre idée erronée s’est imposée selon laquelle la science est celle des grands esprits reconnus pendant que l’application pratique vient en second.
Deux exemples montrent l’inverse : l’optique, qui doit beaucoup au travail de précision des artisans d’Iéna, et la construction navale qui, jusqu’au début du XIXème siècle est aux mains des constructeurs et non des ingénieurs (les pratiques expérimentales, par exemple à la Royal Society est le fait unique de Désaguliers). En France, Réaumur qui est chargé de l’inventaire des métiers, corporations et savoir-faire du Royaume en 1711, montre indirectement l’importance des artisans.
Le grand public a un rôle non négligeable que Dominique Pestre souligne en reprenant des exemples actuels en prenant l’exemple des « hackers ». Ces derniers effectuent en quelques heures voire quelques minutes le travail qu’un laboratoire de recherches mettraient des semaines ou des mois à réaliser. Les laboratoires, qui ont conscience du savoir-faire des individus, en jouent délibérément ! Ainsi, lorsque la sonde Cassini a envoyé ses informations lors de son atterrissage sur Titan à Paris, les données numériques ont été volontairement mises en ligne. Le pari sur le savoir-faire individuel a été payant : là où un laboratoire aurait mis plusieurs semaines voire plusieurs mois, au bout de 8 minutes un dessin traduisant et vulgarisant pour le grand public ces lignes de codes avec une précision exacte, fut mis à disposition.

Troisième thèse : le monde du grand commerce a toujours constitué une ressource majeure du déploiement du savoir des sciences jusqu’au XIXème siècle selon le principe de la commodification. En effet, le monde des affaires a pour but de trouver et de rapporter, de transformer et de revendre. A ce titre, il a besoin du savoir pour commodifier ses trouvailles. Au 17ème siècle, Amsterdam est le centre où s’opère ce principe. Par exemple, les livres rapportés d’Asie, souvent très rares, doivent être traduits et vulgarisés avant de trouver acheteurs.

Quatrième thèse : depuis plus de deux siècles, le monde de la production industrielle a été mêlé au monde des sciences. Si nous reprenons la notion de complexe militaro-industriel, cette expression reconnue comme typiquement américaine et évoquée par Eisenhower à la fin de son mandat trouve une réalité dès le début du XVIIIème siècle avec l’exemple de Jean-Antoine Chaptal en 1800 qui est à la fois chimiste, industriel et ministre de l’Intérieur de Bonaparte.

Portrait de Jean-Antoine Chaptal par Anicet Charles Gabriel Lemonnier
Ces liens se construisent dès le XIXème siècle avec des trajectoires personnelles comme celle de Marconi, inventeur de la télégraphie sans fil. Ce dernier quitte l’Italie, peu intéressée par son invention et la propose en 1896 à la Royale Navy qui est vite séduite. Il fait fortune et bâtit son entreprise. Cet exemple développé par Dominique Pestre montre bien que la capacité à faire des affaires accompagne aussi les porteurs de savoir-faire scientifique et ce, jusqu’à nos jours, comme le montrent les exemples des fondateurs de Google. Le rôle des entreprises industrielles basées sur le savoir-faire scientifique est majeur : elles accompagnent les États et leur demande de progrès technologique car du galvanomètre aux détecteurs du CERN, l’industrie permet la production et la construction des infrastructures sur lesquelles se fonde le progrès. Dans le même temps, les liens entre universités, recherche scientifique, bourses de recherches demeurent liés aux laboratoires et au monde industriel.

Cinquième thèse : les savoirs et les sciences ont toujours dépendu du poids politique et l’État a toujours été au cœur du déploiement national des sciences. La propagande royale de Louis XIV n’hésite pas à mettre en scène des rencontres fictives du Roi-Soleil à l’Académie des Sciences. Après un rappel de la célèbre formule d’Yves Lacoste « à quoi sert la géographie ? Çà sert à faire la guerre », Dominique Pestre revient sur le fait qu’au 17ème siècle, les mathématiques pratiques et la balistique sont typiquement des activités au service de la guerre, donc des États.


Photo : Nehru inaugure le centre de recherches atomiques Bhabha, 1961

Sixième thèse : les sciences ont toujours contribué à la définition des races, du genre et à la domestication des corps et ont servi notamment à justifier l’infériorité sociale comme celle des femmes pour lesquelles sont invoquées les humeurs, l’utérus et le cerveau afin de justifier leur prétendu état d’infériorité. Sur certaines gravures ayant pour thème « apprendre les sciences aux dames », projetées durant l’intervention, nous pouvons effectivement constater que la femme est représentée de manière passive tandis que l’homme est dans une position dominante de celui qui délivre le savoir. Le sang, la constitution physique ou les gênes ont été invoqués dans d’autres cas pour expliquer l’état de supériorité pour les Nazis, ou l’infériorité des homosexuels ou des indigènes des divers continents.

Septième thèse : nous sommes attentifs actuellement aux dégâts infligés à la nature. Or, cette préoccupation est ancienne. Dominique Pestre reprend les observations d’Alexander von Humboldt. En 1799, ce dernier part en expédition en Amérique Latine et ,sur place, il pointe du doigt des secteurs ravagés, produit de l’occupation humaine depuis l’arrivée des Espagnols. Plus globalement, L’importance apportée au reboisement dès le XIXème siècle montre bien l’émergence d’une conscience écologique.

Huitième thèse : séduire, montrer ses capacités aux populations ,convaincre l’opinion publique des merveilles que les sciences peuvent produire a toujours constitué et constitue toujours une préoccupation constante des milieux scientifiques et politiques ainsi que des milieux d’affaires. Les démonstrations de séductions vont des feux d’artifices à l’organisation d’expositions universelles en passant par l’utilisation d’images glamour telles que celles de Miss Bombe Atomique 1957.