Sonia Déchamps éditrice, journaliste présente les deux intervenants puis leur demande ce qu’ils pensent de terme « urgence ».

Deux manières de voir l’urgence

Rony Braumanessayiste, médecin, Guerres humanitaires ? mensonges et intox évoque l’actualité par un exemple de gestion réussie de crise : le tremblement de terre au Maroc, qui, bien que de magnitude relativement importante, a entraîné moins de victimes que d’autres catastrophes, telles que le séisme en Turquie en 2023. Cependant, dans des situations où l’habitat est précaire, des milliers de blessés peuvent survenir en quelques minutes, ce qui exige une réponse médico-chirurgicale d’urgence adaptée. D’importants progrès sont réalisés au niveau international en matière de capacités et d’efficacité des interventions médico-chirurgicales d’urgence. Par exemple, lors de l’intervention à Port-au-Prince en 2010, où des dizaines de milliers de blessés, y compris des cas graves, ont été pris en charge en seulement 15 jours. Bien que des lacunes et des problèmes subsistent, ces avancées témoignent de l’évolution positive de la réponse aux catastrophes.

Au tour de Pascal Blanchardchercheur associé CRHIM UNIL Lausanne, directeur de l’ACHAC, auteur de Histoire globale de la France colonialede prendre la parole pour qui le terme « urgence » évoque la nécessité d’une action immédiate pour faire face à des défis pressants. Cependant, l’historien, contrairement à l’urgence, travaille avec une perspective temporelle plus longue et cherche à prendre du recul par rapport aux événements. Il mentionne « l’urgence mémorielle », notamment en évoquant l’histoire coloniale et ses conséquences contemporaines. Il observe que les événements historiques, aussi lointains soient-ils, continuent à influencer le présent. Il évoque le mouvement social violent dans les quartiers populaires en juin 2023, et explique que derrière ces événements récents se cachent 40 ans d’histoire marquée par des tensions et des enjeux identitaires non résolus. Sachant qu’il y a des enseignants présents dans la salle, il rappelle que l’on ne raconte pas cette histoire avec autant de facilité selon le public d’élèves en face de soi.  L’histoire coloniale est un exemple marquant de l’urgence mémorielle, notamment en ce qui concerne les débats sur l’identité nationale et les migrations. Il insiste sur la nécessité de travailler continuellement sur ces questions mémorielles et de les médier auprès des nouvelles générations. Pascal Blanchard pointe la contradiction entre un discours soi-disant lucide de la France sur son passé et le fait qu’elle n’ait toujours pas de musée de l’histoire coloniale (alors que ces voisins l’ont).

Urgence en terrain d’opérations sanitaires

Rony Brauman évoque ensuite les récents changements survenus dans la gestion des urgences,  notamment en Afrique de l’Ouest, où de nombreux professionnels africains travaillent dans le domaine humanitaire. Cette diversité de personnel est caractéristique de l’évolution des ONG, y compris Médecins Sans Frontières, qui tendent à avoir une équipe multinationale. Cette réalité dément l’image du « sauveur blanc », car les secouristes européens ne constituent qu’une minorité, bien que cela puisse parfois être caricaturé en les appelant « fonds vert-blanc ». Les raisons de cette africanisation des équipes humanitaires en Afrique sont multiples, notamment la facilité de repérage des individus d’origine européenne par les groupes armés, qui peuvent les cibler dans le but de demander une rançon. .

Rony Brauman évoque son « que-sais-je » sur la médecine humanitaire, pour montrer à quel point humanitaire et impérialisme sont liés. Ainsi, la médecine humanitaire a trois sources ; les réformateurs sociaux (mutualisme, syndicalisme, chrétiens-sociaux…), la médecine du champ de bataille (Croix-Rouge, 1e Convention de Genève de 1864) et la médecine coloniale. Sur ce dernier point, la médecine servait pour faciliter la pénétration des troupes puis a permis de justifier la présence sur place.  Concernant la notion de « guerre juste », elle suscite des réflexions complexes. La doctrine de la « responsabilité de protéger » adoptée par les Nations Unies en 2005 permet l’usage de la force pour mettre fin à des situations de violence extrême. Cela rappelle les critères de la « guerre juste » tels que formulés par saint Thomas d’Aquin. Cependant, cette notion pose des questions sur ce qui est considéré comme juste dans un conflit, car toutes les guerres sont souvent engagées au nom de la justice et de la moralité. Il est donc essentiel d’analyser ces critères et de comprendre comment ils s’appliquent aux conflits contemporains, y compris les guerres humanitaires, telles que celles en Somalie, au Kosovo et en Libye, tout en reconnaissant les désastres qu’elles ont pu entraîner. En Lybie, en 2011, ce fut la 1e intervention au nom de la « responsabilité de protéger »…

Une nouvelle conception du terrain d’études en histoire

Interrogé par Sonia Déchamps à propos des particularités de la nouvelle génération, Pascal Blanchard montre que pour celle d’avant, les archives n’étaient pas toujours facilement accessibles. Deuxièmement, à son époque, les enseignants étaient souvent étroitement liés à cette histoire. Cependant, lorsqu’il s’agissait de nos sujets de recherche, nous avons constaté un changement significatif de paradigme et d’approche. Par exemple, lorsque j’ai proposé mon sujet de thèse sur la propagande coloniale et le discours de la droite extrême sur l’empire, mon professeur a réagi en disant que c’était un sujet intéressant, mais qu’il s’agissait de l’histoire de l’Afrique, comme tout le monde. Cela a déjà marqué une évolution majeure dans la manière d’aborder ces sujets. En troisième lieu, cette nouvelle génération de chercheurs a eu accès au travail collectif de la génération d’avant. Ils ont également remis en question certaines évidences, notamment en ce qui concerne la manière de regarder l’histoire. Par exemple, lorsqu’on examine une guerre, on a tendance à le faire depuis la perspective du pays qui l’a déclenchée. Cependant, ces chercheurs ont adopté une approche différente en se mettant à la place des personnes vivant sur les territoires colonisés, ce qui modifie fondamentalement notre compréhension de l’histoire.

Aujourd’hui, pour comprendre des conflits contemporains comme celui qui se déroule au Sahel, il y a deux approches possibles. Soit on se focalise sur les événements récents et on néglige l’histoire, soit on étudie les enquêtes territoriales et les archives historiques pour mieux appréhender la situation. Par exemple, si l’on considère que l’armée française est présente depuis plus de 130 ans dans la région, ayant même mené l’une des plus longues guerres de son histoire contemporaine contre Samory avec 110 000 hommes pendant plus de 10 ans, cela change radicalement la perspective sur le conflit actuel.

De plus, cette nouvelle génération de chercheurs explore des supports qui étaient auparavant négligés, tels que la littérature et l’écriture, qui sont eux-mêmes imprégnés d’histoire coloniale. Cela représente une avancée significative dans l’analyse des discours et des imaginaires coloniaux. Enfin, ces chercheurs osent remettre en question la manière dont l’histoire coloniale a été écrite, en mettant en doute certaines idées préconçues. Par exemple, l’idée que l’histoire coloniale se résume principalement à une succession de guerres est en train d’être réexaminée. La guerre coloniale était, en réalité, une guerre sans fin, et le concept de pacification n’était utilisé que dans les rapports officiels de l’armée pour justifier la présence continue des soldats sur le terrain. De plus, cette nouvelle génération de chercheurs s’intéresse à l’histoire intime, notamment aux violences infligées aux femmes et à quelques hommes en colonie. Ces récits étaient souvent absents des archives officielles, mais ils sont essentiels pour comprendre l’impact de la colonisation sur les individus. Cette approche complexe met en lumière des histoires de métissage, de couples oubliés, et même d’enfants dits illégitimes.