En écrivant ces lignes, au moment où commence la troisième semaine de l’année scolaire, et alors que les nouveaux programmes d’enseignement moral et civique sont portés à notre connaissance, je ne peux, comme président d’une association professionnelle de professeurs d’histoire, de géographie, et d’enseignement moral et civique, qu’exprimer mon dégout le plus profond devant cette « une » du journal municipal de Béziers, la ville où j’exerce mon métier depuis 1993.

Le bureau du maire de Béziers se trouve à moins de 200 m du lycée Henri IV, cet ancien collège jésuite fondé par lettres patentes du roi Henri IV, en 1594. C’était le roi Henri qui avait proclamé l’édit de tolérance, plus connu sous le nom d’édit de Nantes en 1598.
C’est dans ce lycée que Jean Moulin a été élève, et point n’est besoin de développer sur le sens de l’engagement de cet homme torturé par les Allemands, lorsque préfet de Chartres, il avait refusé de signer un protocole accusant des troupes coloniales françaises en retraite, d’avoir massacré des civils.

Et c’est pourtant, depuis 2014, dans cette ville de Béziers que l’on a voulu réécrire l’histoire en débaptisant la rue du 19 mars 1962.
C’est dans cette ville de Béziers que le premier magistrat de la commune a publiquement donné des statistiques sur les appartenances religieuses présumées des élèves des écoles primaires de la ville.

La photographie de l’AFP

C’est dans un tel contexte que le professeur d’enseignement moral et civique doit jouer pleinement son rôle, sans parler du professeur d’histoire.
Le professeur d’histoire pourra évoquer dans ses classes, dans le cours sur le totalitarisme, la pratique de ces photos retouchées, notamment dans l’URSS de Staline, lorsque les adversaires du dictateur disparaissaient avec de grossiers montages.
En rajoutant sur cette image prise par des journalistes de l’AFP la distance de Béziers,(3865 km) et l’annonce que l’on y trouvera « la scolarité gratuite, l’hébergement, et des allocations pour tous », on cherche clairement à susciter une forme de rejet, flattant une xénophobie latente.
La situation des personnes représentées sur cette photographie originale de l’AFP, prise en Macédoine, n’a absolument rien à voir avec celle de ces dizaines de milliers de réfugiés, chrétiens d’Orient comme musulmans, arabes ou kurdes, fuyant la guerre au péril de leur vie.


Le détournement municipal.

Les larmes de crocodile versées devant l’image de cet enfant kurde mort noyé et échoué sur une plage de Turquie ne feront pas oublier la honte que l’on peut ressentir lorsque l’on est attaché à la ville de Béziers, là où j’enseigne depuis 1993 !
Ce détournement d’image cherche à susciter le rejet de l’autre, à nier la compassion que l’on ressent devant le destin tragique de ces enfants, de ces femmes et de ces hommes, nos frères et sœurs en humanité, qui fuient la barbarie d’une organisation terroriste qui a pu s’imposer sur une partie du territoire de l’Irak et de la Syrie.
Le professeur d’histoire et d’enseignement moral et civique devra pourtant rappeler aux élèves de la région de Béziers, que pour beaucoup d’entre eux, entre 1937 et 1939, c’étaient leurs arrières grands-parents qui traversaient à pied les cols pyrénéens pour trouver refuge dans la patrie des droits de l’homme.
Ce sont ces élèves qui s’appellent Lopez ou Martinez ou encore Delgado, Pérez et bien d’autres, mais ceux aussi qui portent des noms à consonance arménienne qui pourront mesurer, avec leurs camarades, de toutes origines, que la République française a toujours su trouver en elle les ressources et les moyens pour accueillir ceux que les turbulences de l’histoire jetaient sur les routes de l’exil. C’était aussi, ne les oublions pas, les rapatriés d’Algérie et les harkis.


Le Camp de Rivesaltes

Nous pourrons aussi rappeler que dans ces périodes du XXe siècle l’accueil de la France n’a peut-être pas été aussi honorable qu’il aurait dû. Je pense à ces camps de Rivesaltes et d’Agde, où les réfugiés de la guerre d’Espagne, des juifs, et ensuite des harkis, ont été mis en rétention. « Camp de rétention », cette expression terrible a été prononcée aussi, et ce n’était pas par le maire de Béziers.


Les réfugiés de la guerre d’Espagne. R. Capa 1939.

L’asile que la République française doit à toute personne persécutée fait partie des valeurs morales que nous devons rappeler dans nos classes. C’est notre mission, celle des 40 000 professeurs d’histoire–géographie et d’éducation civique, qui se retrouve ainsi salie par cette image détournée qui flatte les plus bas instincts.

Alors encore une fois, cela devient une habitude, dès lundi, à Béziers,C’est peut-être moins facile à Béziers que sur les plateaux télé parisiens ou dans des pages débats de grands quotidiens comme porte-parole autoproclamé de la profession. je serai à la fois passeur de savoir et porteur des valeurs morales et civiques qui fondent notre pacte républicain.
Et encore une fois, Kevin et Khaled, Özul et Catarina, Pierre, Isabelle et Charles-Henri seront ensemble, sur les bancs de l’école de la République, et pourront acquérir les outils de la connaissance et de la réflexion critique qui feront d’eux les acteurs de leur destin…

Bruno Modica
Professeur d’histoire-géographie-Enseignement moral et civique
Lycée Henri IV – Béziers