Avec facétie, Michel Pastoureau entame son exposé en posant la question de son imposture, du moins l’impression qu’il en a. En effet, comme chacun sait, il est un éminent historien et cependant en cette année 2017, a été nommé président de la 28e édition du festival international de géographie.
Il s’empresse alors de remercier toutes les personnes qui l’ont rassuré sur sa légitimité, lui expliquant qu’il s’agissait d’une tradition de l’événement – que de placer à la tête des géographes, pour ces quelques jours d’émulation intellectuelle particulièrement prisés de la profession, un historien.
Et l’on comprend l’allusion bienveillante qu’il a voulu faire à l’ouverture d’esprit caractéristique de la discipline – à laquelle le public adhère immédiatement par une vague de rires spontanés. La bonne ambiance est installée.
Michel Pastoureau a décidé de parler de la posture de l’historien face à la question de l’animalité, en partant d’un exemple de prédilection étant donné qu’il s’agit de sa spécialité, celui du Moyen-âge occidental, le mettant en tension avec notre époque contemporaine ou, on le verra de temps à autre, avec quelques réflexions faites sur des moments de l’époque moderne.

I- Le Moyen-âge européen dans son rapport aux animaux

A) Aperçu historiographique sur la question

Quand il a entamé ses études dans les années 1960, personne ne parlait de l’animal – surtout pas les historiens ! La thèse qu’il a donc mené sur le bestiaire médiéval, en totale contradiction avec les modes traversant la profession – mais il a tout de même trouvé un directeur de recherche ! Précise-t-il pour souligner soit l’originalité d’un homme, soit celle de son école par rapport à d’autres institutions de l’époque – a suscité le mépris pour ne pas dire la moquerie, le thème étant jugé « ridicule » et même « puéril ». Ce même directeur de recherche qui a accepté de le soutenir n’a pu lui même retenir cette phrase : « Pastoureau – vous allez faire rire de vous et de nous ! »
De la même manière, l’histoire du vêtement, de l’alimentation, des odeurs, de l’hygiène… toutes thématiques devenues aujourd’hui très fécondes et appréciées, étaient considérées comme de la « petite histoire » il y a cinquante ans.
Les choses ont bien changé et la question des animaux est devenu un sujet carrefour. Les médiévistes y jouent un rôle important de par le point de vue différent qu’ils donnent de la relation homme/animal à l’époque qui les intéresse et en contraste avec la nôtre. Sont aussi conviés à ce nouveau chantier de la connaissance les anthropologues, linguistes, philosophes, zoologues et archéozoologues. Le sujet est aujourd’hui devenu noble et il n’est pas rare que M. Pastoureau soit membre de jury pour des monographies sur divers animaux dans le contexte médiéval.

B) Le Moyen-âge européen – terrain d’exploration du rapport de l’homme aux animaux

Le Moyen-âge européen est très bavard sur l’animal, il apparaît partout, dans les textes, les images, dans le lexique, les faits linguistiques. Par ailleurs, les découvertes archéologiques sont riches concernant cette époque. A ce propos, M. Pastoureau a assisté à la naissance de l’archéozoologie, conséquence du développement de la réflexion sur l’histoire animale. Celle-ci est fille des préhistoriens; il s’agit d’étudier les restes d’animaux datés au carbone 14 des différentes époques passées. On peut ainsi en apprendre beaucoup sur des sujets aussi importants que celui de la domestication des espèces. On sait par exemple que le castrage des males modifie leur formule dentaire et osseuse; après étude de celles-ci, on est désormais capable de dater les pratiques de domestications selon les époques et les régions. Cet exemple est l’occasion d’insister sur les précautions nécessaires à prendre quand on cherche à établir des postulats : retrouvant peu de restes de porcs pour la période médiévale, d’aucuns en ont déduit que cet animal était peu consommé. Mais c’est oublier que « tout est bon dans le cochon » et que ce qui ne se consommait pas dans le régime alimentaire servait à fabriquer les outils pratiques du quotidien.

C) Deux écoles de pensée médiévales dans la perception des animaux

On distingue deux courants de pensée au Moyen-âge sur la question du rapport homme /animal :

Le premier, qui est dominant, insiste sur le fait qu’il ne faut pas confondre l’homme et l’animal. L’homme étant à l’image de dieu, c’est commettre un péché diabolique que de dire qu’il est semblable ou du moins proche de l’animal. Non, il en est radicalement différent.

Le second courant est minoritaire et développe l’idée selon laquelle il existe une « communauté d’êtres vivants », théorie qui réémerge au XIIIe siècle et redécouvre Aristote en zoologue. Ce dernier est vite relegué par Paul qui dans un de ses versets bibliques affirme que le Christ serait venu sur terre pour sauver tout le monde, non seulement les hommes mais aussi les animaux. L’argument massue qu’avancent les théologiens de ce courant est le suivant : Jésus étant né dans une étable, il est évident qu’il est aussi descendu pour sauver les animaux.

On se pose de nombreuses questions à ce sujet à l’Université de Paris : « A-t-on le droit de faire travailler les animaux le dimanche ? Peut-on leurs imposer des jours de jeûnes ? Connaissent-ils le même paradis et le même enfer que les hommes ? Les bêtes ont-elles une âme ? »
On débat beaucoup de l’âme des bêtes. On distingue à cette époque trois âmes : 1- l’âme nutritive, dont sont dotés les hommes comme les animaux, 2- l’âme sensitive de même, 3- mais la question se pose sur l’âme intellective – les animaux en sont-il équipés de la même manière que les hommes ?
Les deux sommités que sont Albert le Grand et Thomas d’Aquin se chamaillent autour de la question : le premier affirme que les animaux font des progrès quand on les éduque, donc qu’ils seraient pour le moins dotés d’une petite âme intellective, ce que le second refuse catégoriquement.
Il convient de préciser qu’Albert le Grand, s’il affirme que les animaux rêvent, autre indice de leur accès à une parcelle d’intellectif, ils ne sont pas capables de faire preuve d’abstraction, de comprendre le conceptuel. Pour appuyer son propos, il recourt à l’exemple du chien, qui reconnaît sa maison mais n’est pas capable de saisir le concept de maison. C’est en quelque sorte du Merleau-Ponty avant l’heure !

II- Une perception des animaux le plus souvent très différente de la nôtre

A) Catégorisation des animaux au Moyen-âge

Attention aux anachronismes – certes la dispute entre Albert le Grand et Thomas d’Aquin peut ressembler aux débats contemporains entre Végan et Viandars, mais les catégories intellectuelles des gens du Moyen-âge sont aussi fort différentes des nôtres : les connaissances sont des étapes, peut-être que dans dix siècles un zoologue rira aux larmes de nos connaissances contemporaines. Songeons qu’à l’époque il n’existait à peu près aucune taxinomie animale. De même la notion d’insecte n’émergea qu’au XVIIIe siècle, une branche de la zoologie se développant alors sous le nom d’entomologie. Au Moyen-âge, on classe les animaux en cinq catégories :

1- Les quadrupèdes
2- Les oiseaux et tout ce qu’on trouve dans les airs…
3- Les poissons et tout ce qu’on trouve dans l’eau…
4- Les serpents et tout ce qui rampent ou semblent ramper…
5- « Tout ce qui reste », notamment les animaux de petite taille, qu’on range dans la catégorie de « vermine », classification qui s’étend du crapeau à la crevette…

B) Le bestiaire rêvé du Moyen-âge – monstres et créatures imaginaires

A côté de ces cinq catégories, on trouve par ailleurs la rubrique des monstres. Un monstre est en fait une créature dont les caractéristiques sont à cheval sur deux ou même plusieurs des catégories mentionnées ci-dessus. Le dragon, par exemple, possède un corps de quadrupède, une queue de serpent et des ailes d’oiseau.
Les licornes, elles, ne sont pas des montres ! Car toutes leurs caractéristiques sont empruntées à la catégorie des quadrupèdes.
D’autres catégorisations qu’on a l’habitude d’opérer sont à nuancer, il en va ainsi de l’articulation entre animaux « domestiques » et « sauvages ». Au Moyen-âge, l’animal domestique désigne les animaux vivant dans la domus ou autour de la domus : il se réfère donc aux animaux de la ferme, aux chiens et aux chats, mais aussi au corbeau, au merle, à la pie, au rat, à la souris, à la belette, au renard – un habitué du poulailler ! On conviendra que la désignation est plus englobante que celle acceptée à notre époque.
C’est la même chose du côté des animaux réels ou imaginaires; d’ailleurs, au Moyen-âge, le réel n’a aucun rapport avec le vrai, avec la réalité physique, la vérité relève du monde métaphysique. Ainsi, la sirène restera-t-elle réelle jusqu’à peu près le XIIIe siècle, le dragon le XVe siècle, et en ce qui concerne la licorne, il faut attendre le XVIIe siècle pour qu’on cesse de s’y intéresser, et même si Rabelais commence à s’en moquer dès le siècle précédent. Cette perpétuation du mythe de la licorne est de la responsabilité des apothicaires, qui vendaient de la corne de licorne sous toutes ses formes jusqu’au XVIIIe siècle !

C) Les animaux du bout du monde : l’exotisme dans la perception médiévale des animaux

Du côté des animaux indigènes et exotiques, il faut aussi se garder des préconçus. Le lion par exemple apparaît partout dans la documentation, mais il n’est pas indigène : il est omniprésent dans les églises, il est peint, stylisé, commenté et revêt une symbolique multiple et très forte. Les hommes du Moyen-âge connaissent aussi bien les éléphants, Charlemagne et plus tard Saint-Louis en possédèrent un. Ce dernier en avait d’ailleurs peur et il s’empressa de l’offrir à son beau-frère le roi d’Angleterre : durant son trajet, l’animal fut bénis par l’évêque de Rouen, suscita une véritable émeute à Calais lors de son embarquement et finit son voyage par un bain de relaxation dans la Tamise ! On voit que certains animaux exotiques sont des « individus » fort bien documentés.
A l’inverse, le Moyen-âge ne connaît pas l’existence du rhinocéros ou de l’hippopotame. Il faudra attendre 1514 et la gravure de Dürer faite à ce moment pour que l’Europe découvre la physionomie du premier, offert par un roi du Gujarat à Manuel du Portugal. Le rhinocéros fut voyageur au long court à l’image de ses exportateurs, puisqu’il fit le trajet en carraque de l’Inde au Portugal. Arrivé à Lisbonne, on décida un jour de l’opposer à un éléphant dans un combat pour déterminer qui des deux animaux était le plus fort, et sachant qu’on considérait alors l’éléphant comme la bête la plus puissante de la création. Mais en ce jour, l’animal n’était-il pas d’humeur, il refusa le combat contre son adversaire unicorne et on en déduisit qu’il avait eu peur de sa force. De cette anecdote et pendant un siècle, on présenta donc le rhinocéros comme l’animal le plus puissant de la création !
Dom Manuel se sentit dans l’obligation de partager cette merveille avec d’autres et l’offrit à son tour au pape. Nouvelle traversée en bateau pour l’aninal, passant cette fois-ci par les Colonnes d’Hercule, les marins de ce second voyage le rebaptisant à cette occasion Ulysse ! – mais qui ne put jamais rencontrer sa Pénélope papale, car l’embarcation coula au large de Gênes.

III- Evolution de la proximité et de la domesticité animale au Moyen-âge

A) Les animaux considérés comme proches de l’homme

D’autres animaux sont considérés à cette époque comme très proches de l’homme, et notamment l’ours, car il lui ressemble beaucoup dans sa manière d’utiliser divers instruments, dans la façon qu’il a de nager, sauter, danser, même s’accoupler – c’était en tout cas l’image qu’on s’en faisait à l’époque, mais l’on sait aujourd’hui qu’il n’y a en réalité aucun mimétisme sur ce sujet.
Le porc est déjà l’animal considéré comme le plus proche de l’homme et ceci est du à son anatomie. L’interdiction théologique de dissection du corps humain fait que les facultés de médecine privilégiaient la dissection du porc car on considèrait qu’ils avaient la même disposition d’organes internes. La médecine contemporaine a d’ailleurs confirmé cette intuition heureuse. Cette ressemblance est peut-être ce qui explique le tabou autour du porc dans certaines religions. Le cousinage est beaucoup trop grand entre l’homme et le cochon, c’est presque être cannibale que de manger du porc – d’ailleurs plusieurs auteurs médiévaux affirment que chairs humaine et porcine ont le même goût.
A l’inverse de notre époque, on ne considère pas que le singe ressemble à l’homme, mais on le voit comme tellement diabolique que c’est pour cela, imagine-t-on, qu’il fait tout pour lui ressembler. C’est un très grave péché en ce temps de dire que l’homme pourrait ressembler à un singe !

B) Evolution du rapport à certains animaux, de la défiance à la domesticité

On assiste aussi à des évolutions dans la perception de certains animaux. De multiples travaux historiques se sont intéressés aux chats, réputés diaboliques car vivant beaucoup la nuit. Puis soudainement, dans la seconde moitié du XIVe siècle, le regard change après le passage de la Peste Noire. Les contemporains, sans pour autant faire l’analyse médicale qu’on a aujourd’hui du problème, se persuadent par leur intuition que les rats jouent un rôle dans la diffusion de la maladie et partant de là, se mettent à apprécier les chats, plus efficaces que les belettes pour combattre les rats. Ces dernières étaient utiles contre les souris mais pas de taille contre les rats. Les chats le sont bien davantage. Et de cette époque, on les fait entrer dans les maisons. Aux XVe et XVIe siècle, ils sont désormais bien installés dans la demeure – ainsi Montaigne poétise-t-il à plusieurs reprises sur ses animaux de compagnie.
Pour ce qui concerne le chien, l’évolution est progressive : d’abord très dévalorisé dans l’antiquité, il est peu à peu apprécié au fil des siècles, mais d’abord en fonction des espèces, ainsi les chiens de chasse acquièrent tôt une belle réputation. Comme le chat, c’est à partir de l’époque moderne qu’il devient véritablement un compagnon.
L’écureuil quant à lui est détesté du Moyen-âge car il est considéré comme le « singe de la forêt » : il se « trifouille » toute la journée, il est lubrique, paresseux, avaricieux car il fait des stocks de noisettes et stupides car incapable de les retrouver… A ce propos, M. Pastoureau relate une anecdote piquante : dans les années 1980, la Caisse d’épargne lui demanda d’écrire un article sur son animal totémique – ce qu’il fit, avec toute son objectivité d’historien… Article qui, on l’imagine bien, ne vit jamais le jour !

C) Les animaux de prestige – signes et objets de pouvoir

Les ménageries dans l’antiquité et au Moyen-âge sont des signes de richesse, surtout des signes de pouvoir et leurs compositions disent beaucoup de choses sur leurs époques : on y trouve en effet plus ou moins certaines espèces selon les périodes. Par exemple, au Haut Moyen-âge, on trouve souvent plusieurs ours dans les ménageries des puissants, et notamment celle de Charlemagne – c’est alors le roi des animaux ! Mais au XIIIe siècle, on constate qu’il a perdu son trône au profit du lion. Et apparaissent aussi à cette époque des animaux plus exotiques, tel que la girafe, résultat des premières explorations et colonisations européennes.

Conclusion

Beaucoup de choses ont été dites au cours de cet exposé pour garder le contemporain, grâce à l’investigation historique, de l’anachronisme. D’autres auteurs insistent sur le fait qu’il ne faut pas non plus tomber dans l’ethnocentrisme sur la vision de la relation homme/animal.
En manière de conclusion, regardons du côté des procès faits au animaux durant l’époque moderne, bonne façon de montrer l’évolution ininterrompue de la relation homme/animal : dans les années 60, on en riait bruyamment mais en réalité, après analyse, ces faits de sociétés apportent beaucoup d’informations et de réflexions en ethnographie.
A cette époque, on vit par exemple un essaim de hannetons se faire excommunier pour avoir envahi des champs. L’ecclésiastique du lieu les avait prévenu un an auparavant que s’ils revenaient ils subiraient la foudre de sa tiare ! Mais ils n’en tinrent pas compte et souffrirent en conséquence l’exclusion solennelle de la communauté des Chrétiens. De la même manière, l’évêque de Lausanne demanda aux anguilles de son lac de se reproduire à moins grande vitesse, mais celles-ci ne tenant décidémment pas compte de l’avertissement – nouvelle excommunication !
Au XVIIe siècle, on voit même des animaux conduit au tribunal, période où commence le grand enfermement de la société. Même les animaux domestiques sont accusés de crimes et délits, et neuf fois sur dix il s’agit de porcs. En effet, il s’agissait à l’époque d’animaux semi-vagabond, dont la vertu était de débarrasser les villes des ordures, pas encore assainies par des usines et autres services d’éboueurs. Mais cela avait aussi comme conséquence certains accidents, notamment sur les enfants qui n’étaient pas toujours très assidument surveillés : tel nourrisson qui tombait du berceau et se faisait croquer un bras ou le cou par un cochon gastronome qui passait par là…
Etant donné que le cochon était l’animal le plus proche de l’humain, il s’agissait de celui qu’on tenait pour le plus responsable de ses actes. L’idée des contemporains était de mettre en scène la bonne justice. On assiste à certains acquittements lorsque l’avocat de la défense était un homme de talent. Pendant le temps de l’instruction, les animaux étaient mis en prison et entrenus en attente de leur procès. Le plus souvent, ils étaient exécutés, par des supplices dont M. Pastoureaux ne nous livrera pas ici les horribles détails. Quand on n’arrivait pas à attraper le responsable, on jugeait un congénère qui en revanche n’était pas exécuté à l’issue du jugement. Parfois on mettait même un mannequin à la place de l’accusé.
Ces rituels dont se sont moqués pendant des décennies les historiens, sont en réalité passionnants en termes d’anthropologie historique.
Pour finir, M. Pastoureau veut saluer l’Afrique du Sud, cette fois en sa qualité d’historien des couleurs : il la félicite pour la beauté de son drapeau, réunissant toutes les couleurs primaires, ceci en respectant les règles d’emploi de la science héraldique; par ailleurs la forme de ses motifs est très attrayante à son goût et l’ensemble parfaitement raccord avec le surnom de « pays arc en ciel »!

Applaudissements chaleureux d’un public conquis.