Café Géo par Thomas MERLE, samedi 6 octobre 2018.

Dans le cadre du FIG 2018 – ayant comme invités les pays nordiques – Thomas Merle a présenté un Café Géo, proposant un questionnement sur les pays du Nord face à leurs outre-mers autour de l’équilibre entre autonomie et indépendantisme. 

Professeur agrégé de géographie, Thomas Merle est également agrégé d’histoire et enseigne actuellement en tant qu’ATER à l’Université de Reims. Il prépare une thèse sur les Etats autoproclamés de l’ex-URSS et a également publié un ouvrage de méthodologie destiné aux candidats du Capes et de l’agrégation, ainsi qu’un manuel de concours sur la question du tourisme et des loisirs aux éditions Atlande.

Ce Café Géo s’inscrit pleinement dans l’actualité puisque les régionalismes font une arrivée (ou un retour ?) fracassante en Europe de l’ouest et du nord. En effet, la vieille Europe occidentale est désormais très concernée par les dynamiques d’autonomisation de certains de ses territoires avec la montée des régionalismes et sécessionnismes (ex : Catalogne, Écosse, pays basque, Corse…) mais également des mouvements d’autonomisme voire d’indépendantisme (ex : référendum d’autodétermination début novembre en Nouvelle-Calédonie dans le cas français). 

Ici, les pays du Nord sont à entendre comme l’ensemble des pays scandinaves au sens large, comprenant ceux de la Scandinavie au sens strict (Norvège, Suède, Danemark) ainsi que la Finlande et l’Islande. Il s’agit de pays souvent admirés pour le fameux modèle scandinave qui repose ou reposerait sur une culture du consensus, avec un modèle socio-économique efficace (dans le palmarès des pays où il fait bon vivre, IDH élevé) mais dont les outre-mers sont largement méconnus. Ainsi, l’articulation de ces deux dimensions (outre-mer et culture du consensus scandinave) est le fil conducteur de cette présentation.

Dans quelle mesure la très forte autonomie donnée à ces territoires ultra-marins, fruit d’une culture du compromis en Europe du nord, peut-elle tout autant faciliter les indépendantismes que les saper ?

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  1. La genèse d’un outre-mer : un héritage polaire issu de 3 phases de colonisation

L’actuel outre-mer des pays scandinaves comprend au sens strict le Groenland et les îles Féroé (danois), l’île Jan Mayen et l’archipel du Svalbard dans l’Arctique, ainsi que les autres possessions norvégiennes antarctiques (îles Bouvet et Pierre Ier, terre de la reine Maud). C’est donc une géographie polaire, bi-polaire, qui se dessine (entre Arctique et Antarctique).

L’outre-mer scandinave semble donc bien froid, mais cela n’a en réalité pas toujours été le cas ; celui-ci étant l’héritage d’une colonisation bien plus vaste qui s’est mise en place très progressivement. 

  • 1ère phase : la colonisation viking (établissements entre 650 et 1079) : en Europe continentale sauf exceptions, il n’y a pas de colonisation, au sens où les territoires ne sont qu’éphémèrement visités ou bien parce que l’installation durable se fait en se fondant dans la culture et la géopolitique locale. Néanmoins une série d’îles et d’archipels peuvent être considérés comme colonisés : archipels au nord de l’Écosse (Orcades et Shetland) ou au nord-ouest (Hébrides), île de Man (entre Irlande et Grande-Bretagne) et petites îles alentours qui forment un royaume vassal. Les Vikings gagnent également la région arctique : îles Féroé (peut-être dès 650), Islande (fin du IXe siècle) Groenland (vers l’An Mil) ainsi qu’un mystérieux Vinland qui serait situé sur le continent américain.

> Trois de ces territoires sont restés nordiques : Islande (indépendante depuis 1918), îles Féroé (danois), Groenland (danois).

  • 2ème phase : la colonisation moderne (établissements entre 1638 et 1784) : Deux puissances incarnent cette génération de colonies, le Danemark puis la Suède. Le premier, qui avait pris l’ascendant sur la Norvège avec l’Union de Kalmar dissoute en 1523, se lance dans l’établissement de comptoirs coloniaux (XVIIe-XVIIIe s.) en Afrique (côtes de l’actuel Ghana notamment), dans les Antilles (îles vierges danoises) et en Inde (Tranquebar, îles Nicobar, Serampore, Achne et Pirapur). Comme les autres grandes puissances européennes, le Danemark recherche des îles à sucre ainsi que des comptoirs pour commercer et s’approvisionner en esclaves. Mais au XIXe siècle, toutes ces possessions – trop isolées et enserrées par d’autres puissances – sont cédées au Royaume-Uni, à l’exception des îles vierges (vendues en 1917 seulement aux États-Unis).

La Suède atteint son apogée sous le règne de Gustave Adolphe (1611-1632) et se lance à son tour dans une politique coloniale : Nouvelle-Suède au nord-est des États-Unis (conservée une quinzaine d’années seulement), actuel Ghana (là encore quelques années) et Saint-Barthélemy dans les Antilles au XVIIIe siècle (rétrocédée à la France trois quarts de siècle plus tard).

> Cette deuxième génération de la colonisation nordique est la moins connue car c’est celle qui a laissé le moins de traces de nos jours.

  • 3ème phase : la colonisation norvégienne du début du XXe siècle (entre 1921 et 1939) : Après une longue période d’éclipse (où la Norvège avait basculé dans l’orbite danoise), le pays renaît et se relance dans la colonisation au XXe siècle : il mène de nouvelles explorations en Arctique et revendique les terres découvertes qui n’étaient pas occupées (Jan Mayen, Svalbard). La Norvège se projette également sur le pôle sud, s’emparant de l’île Bouvet en 1927, puis revendiquant deux ans plus tard une seconde île volcanique inhabitée périphérique du continent austral (île Pierre Ier) puis 10 ans plus tard un secteur de l’Antarctique appelé Terre de la reine Maud. Mais ces deux derniers cas sont contestés au sens où le Traité sur l’Antarctique de 1959 gèle normalement les revendications au-delà du 60e parallèle.

> Des territoires vides, aujourd’hui encore dans l’orbite norvégien

  1. Une autonomie à la carte particulièrement forte :

– Cet outre-mer scandinave repose sur la particularité d’accorder une forme d’autonomie importante ou du moins une grande ouverture qui s’accommode de liens réduits avec la métropole. Cela s’explique ou s’expliquerait en partie par la forte culture du compromis et de négociation des États scandinaves.

Le Danemark s’est fait pionnier en décolonisant les îles Féroé en 1948 et 5 ans plus tard le Groenland. Cependant cela s’est fait sans leur donner l’indépendance, mais une autonomie très forte. La Suède n’ayant plus de possessions, c’est la Norvège qui est l’autre pays concerné par la gestion d’un outre-mer en Scandinavie. Ses possessions australes (îles Bouvet et Pierre Ier, Terre de la reine Maud) ne sont pas peuplées donc dépendent nécessairement assez largement de l’Etat central ; c’est le cas aussi de l’île Jan Mayen qui ne comprend que quelques habitants (scientifiques et techniciens). Dans le cas du Svalbard, les liens assez lâches sont maintenus avec l’État en raison de la culture du compromis mais aussi du caractère récent de cette possession. 

L’outre-mer a aussi pu servir de laboratoire au niveau de l’autonomie. Norvège, Finlande et Suède ont ainsi concédé aux nord de leurs États des parlements sami (peuples d’éleveurs de rennes) afin de leur permettre de conserver leur propre culture.

Des statuts actuels « à la carte » qui peuvent évoluer :

  • Groenland : gros morceau de l’ex empire colonial scandinave (2 millions et quelques km² soit 2 fois plus que la Scandinavie réunie y compris en incluant Finlande et Islande ; avec un peu moins de 60 000 habitants). C’est le seul territoire ultramarin de la Scandinavie à être significativement peuplé avec les îles Féroé. En outre, il bénéficie de larges ressources qui le rendent intéressant dans la mondialisation (ressources minières et en hydrocarbures onshore et offshore). 

> Des ressources peuvent potentiellement permettre une viabilité d’un État groenlandais et sont le support d’un indépendantisme potentiel, qui se concrétise dans les élections. Néanmoins, pour l’heure, le Groenland dépend largement financièrement de la subvention danoise. 

  • Les îles Féroé : avec un peu plus de 50 000 habitants, elles vivent encore largement de la pêche et leur viabilité comme État serait sans doute plus difficile que celle du Groenland, même si leur ZEE contiendrait peut-être des hydrocarbures susceptibles de les aider pour un temps.

> En mars 2000, le gouvernement des îles Féroé a déposé un projet d’indépendance au Danemark. Après l’annulation du référendum prévu en 2001, , le référendum se tient en 2004 et donne une victoire du oui à 50,72 % sur un taux de participation très élevé de plus de 91 %, preuve que les habitants saisissent l’enjeu. Mais le résultat reste bien indécis et finalement le Danemark n’octroie pas l’indépendance. Un nouveau référendum était prévu pour 2018 mais a été annulé. 

  • Le Svalbard : compte une trentaine d’îles mais seule celle de Spitzberg est peuplée (un peu plus de 2300 habitants), à l’exception de l’île aux ours située à 248 km au sud et qui comprend moins de 10 habitants. L’archipel sert pour la pêche à la baleine et comme base d’exploration arctique. 

> Plus intégré à la Norvège que les anciennes colonies danoises ne le sont à leur métropole car il n’y a pas de véritable mouvement autonomiste ou indépendantiste. 

  • Les îles Åland : Suédoises au milieu du Moyen Âge, ces îles deviennent russes en 1809, puis sont attribuées à la Finlande en 1921 par la SDN. Aujourd’hui, la population y est essentiellement suédoise  et moins de 5 % des habitants sont de langue finlandaise, si bien que seul le suédois est langue officielle (et non le finlandais).

> Statut, comme les îles danoises, de pays constitutif (traduit en français comme « État libre associé »). Les îles émettent leurs propres timbres depuis 1984 et disposent de leur drapeau depuis 1954. L’euro est la monnaie officielle mais la couronne suédoise y a aussi légalement cours… 

Conclusion : quels enseignements pour la France de demain ?  

– Les outre-mer scandinaves sont le fruit de trois phases coloniales même si seules la première (colonisation viking) et la dernière (colonisation norvégienne au début du XXe siècle) concernent des territoires encore aujourd’hui sous souveraineté nordique. Ces outre-mer disposent, sauf quand ils ne sont pas ou que peu peuplés, d’un statut d’autonomie et de liberté inédit dans le monde. Cette forte autonomie est le résultat sans doute en partie d’une culture du compromis mais aussi de la faiblesse des États colonisateurs.

Un modèle qui pourrait aussi être questionné pour la France, en particulier pour ses outre-mers : puisque la délocalisation a connu des violences, parfois même des guerres, et jusque très récemment il y a des difficultés importantes. Les outre-mers français, même départementalisés, font régulièrement l’objet de flambées de violences sociales et se plaignent du peu d’autonomie qui leur est laissé. Un modèle nordique permettrait peut-être de réduire les coûts, tout en préservant les avantages grâce à un lien privilégié et en assurant une meilleure gestion locale qui augmenterait le bien-être de la population.

 

Camille Guillon pour ©Les Clionautes