Quand une dizaine d’œuvres du peintre, Michelangelo Merisi dit Le Caravage (1571-1610) et conservées à l’étranger, est annoncée dans une exposition parisienne, les amateurs d’art se précipitent. Effectivement, on ne boude pas son plaisir devant les toiles de cet artiste exceptionnel, maillon essentiel du baroque romain, surtout quand elles sont placées en miroir avec la production de son époque à Rome. Exigüe, mais bien chapitrée, cette exposition vaut le déplacement pour tout Clionaute averti qui devra passer par les billets coupe-file sous peine d’attendre plusieurs heures dehors avant de rentrer.

Cinq espaces thématiques décrivent la période de production romaine de l’artiste. A partir de 1592, Caravage tente de se faire un nom en travaillant comme apprenti dans les ateliers du Cavalier d’Arpin. Quand il entre au service du cardinal Francesco Maria Del Monte, les commandes privées ne tardent pas à affluer, car les marchands perçoivent l’originalité et modernité de ses toiles. Un tournant stylistique s’opère quand le peintre reçoit la commande du décor de la chapelle Contarelli dans l’église Saint-Louis-des-Français à Rome où sont représentés des épisodes de la vie de saint Matthieu. En témoigne ce tableau de Caravage « Judith décapitant Holopherne » du palais Barberini, sujet très à la mode, car il permet d’exécuter une scène sanglante. L’interprétation de ce sujet devient une sorte de banc d’essai pour les peintres « d’après nature » initié par Caravage et largement imité par ses contemporains, amis ou rivaux. Le ténébrisme du maître est largement copié comme le montre les toiles de ses contemporains.

Les commanditaires de Caravage sont des mélomanes avertis et des collectionneurs d’instruments. Ils organisent des concerts et accueillent des chanteurs réputés, ce qui permet au peintre d’étoffer son langage figuratif.

Conservé en Russie et récemment restauré, « Le joueur de luth » montre ce type de sujet, des chanteurs mélancoliques exprimant leur chagrin d’amour en musique, avec en premier plan cette superbe nature morte (à l’époque on parlait de tableau immobile) qu’est la corbeille de fruits et en second plan, le vase au bouquet de fleurs. Le peintre ne manque pas d’introduire des ambigüités : certains fruits commencent à se gâter, une corde du violon est cassée, le jeune homme est grimé (perruque et fard à joue). Ce tableau serait-il une vanité, une évocation des cinq sens ?

Les contemporains de Caravage, artistes comme commanditaires privés, sont éblouis par cet art qui privilégie l’imitation de la réalité, la peinture selon un modèle vivant, un cadrage serré qui fait entrer le spectateur dans le tableau, les effets de clair-obscur et un éclairage innovant, une technique rapide, des points de vue à l’impact puissant.

Le thème du Jean-Baptiste au désert présenté avec un bélier, une allégorie du Christ, repris par Caravage (au-dessus, conservé au musée du capitole) est largement interprété par des artistes romains talentueux comme Bartolomeo Manfredi, un des premiers propagateurs du style caravagesque (en dessous à gauche), auteur de cette toile conservée au Louvre.

Un espace dédié aux images de méditation montre à quel point le maître a été imité. La capacité de représenter l’intériorité d’un unique personnage dans son dépouillement est expérimentée. Sur un fond très sombre, le corps à peine voilé mais surtout le visage permet à Caravage d’engager une réflexion sur la vieillesse. La lumière circule et explore avec minutie les rides du front de ce saint Jérôme écrivant, conservé à la galerie Borghèse de Rome daté de 1605, œuvre réalisée par l’artiste au même moment que la mort de la Vierge, aujourd’hui au Louvre. Quelle intensité est donnée ici, par la symétrie entre la tête du père de l’Église et celle du crâne, symbole de la vanité humaine qui l’inspire !

Suiveur « de la manière claire du maître », Orazio Gentileschi vit à Rome et produit un extraordinaire saint-Jérôme, conservé à Turin, dans la même veine synthétique. Le manteau rouge flamboyant contraste avec les tons feutrés des rochers, du crucifix et de la Vulgate, la Bible latine qu’il a traduite.

La passion du Christ devient un thème caravagesque de prédilection. Cet « Ecce Homo » pourtant superbe par les visages expressifs, n’est pas reconnu comme un Caravage par tous les spécialistes. L’exposition met en miroir plusieurs toiles de peintres florentins dans le même registre, ce qui montre la diffusion de cet art.

Le Caravage a connu une vie tumultueuse. Pour des dettes de jeu, il tue Ranuccio Tornassoni avec qui il partage pourtant des fréquentations et des amitiés. Blessé, le peintre s’enfuit de Rome en 1606 et part pour Naples, Malte puis la Sicile. Alors qu’il a été gracié, il ne rentrera jamais dans la ville où il a forgé son style. Il meurt certainement d’épuisement sur une plage à Porto Ercole en Toscane.

Si pour certains comme Nicolas Poussin, « Le Caravage est venu détruire la peinture », beaucoup de peintres en Europe suivent la voie ténébriste tracée par Caravage, de Georges La Tour à Nicolas Tournier ou Valentin de Bologne, puis Rubens et Rembrandt. On appréciera cependant la touche de cet artiste génial à la sensibilité exacerbée qui sut si bien susciter l’émotion des fidèles et comprendre le message envoyé par le concile de Trente initiateur de la Réforme catholique. La lumière devient la source de la connaissance et de la grâce. Le style baroque est né.

Christine Valdois et Eric Joly pour les photos