Intervention de l’amiral Vandier — Commandant suprême allié Transformation de l’OTAN

L’intervention de l’amiral Vandier est celle de l’actuel Commandant suprême allié Transformation (Supreme Allied Commander TransformationSACT) de l’OTAN. Ce poste signifie qu’il est en charge des adaptations que l’OTAN doit réaliser en cette période d’incertitude stratégique quant à ses missions.

Le Commandant suprême allié Transformation (SACT) est l’un des deux commandants stratégiques de l’OTAN. Il dirige le Commandement allié Transformation et relève du Comité militaire, la plus haute instance militaire de l’OTAN. C’est à ce dernier qu’il rend compte des travaux réalisés pour promouvoir et superviser la transformation continue des forces et des capacités de l’Alliance.

Le SACT contribue à identifier puis à prioriser les futurs besoins capacitaires et en matière d’interopérabilité, et veille à ce que les résultats de ce travail alimentent le processus de planification de défense de l’OTAN. Il étudie de nouveaux concepts et de nouvelles doctrines ; à cet effet, il mène des expérimentations et soutient les activités de recherche, de développement et d’acquisition concernant les nouvelles technologies et capacités. Il est en outre responsable des programmes d’entraînement et de formation de l’OTAN (source).

 

Cérémonie de prise de commandement de l’amiral Vandier dans ses nouvelles fonctions — septembre 2024

Un moment fort des RSMED 2025

Ce fut un moment fort inaugurant la seconde journée des RSMED 2025.

Le temps du Kairos

Nous vivons un moment de bascule majeur

Ce qui frappe l’amiral depuis sa prise de fonctions, c’est le caractère instable et chaotique du monde dans lequel nous évoluons. Chaque semaine amène son lot de déstabilisations — on pense notamment à celle où Israël a bombardé l’Iran. Qui l’aurait envisagé il y a quatre ou cinq ans ?

Les barons — ou devrais-je dire les “méta-barons” chers à Alejandro Jodorowsky et Juan Giménez — de la Tech, héritiers modernes d’une caste numérique obsédée par le contrôle, instrumentalisent les réseaux qu’ils ont créés pour fracturer nos sociétés en bulles idéologiques hermétiques. Il en découle une démondialisation et un retour des souverainetés. Les grandes entreprises réinvestissent désormais ce champ, tandis que l’intelligence artificielle devient un levier d’investissement et de rentabilité, souvent au détriment des emplois de services appelés à disparaître massivement.

Sur le plan géopolitique, c’est clairement le retour à la réalité stratégique.

Notre « cathédrale politique » européenne vacille

Nous sommes dans un moment hobbesien, celui du « tous contre tous ». Les garanties bâties sur des alliances sont mises en cause — notamment pour nous, Européens, celle qui fut à l’origine de l’OTAN.

Les trois prophéties censées fonder un monde stable vacillent :

  1. L’économie libérale et le « doux commerce », censés ramener la Chine dans le giron libéral, ont échoué. L’interpénétration du commerce mondial devait intégrer la Russie : échec également.
  2. La démocratie devait devenir le modèle indépassable d’un ordre mondial fondé sur la diplomatie et les normes. La guerre en Ukraine, sur notre continent, a montré combien cette vision était illusoire.
  3. Enfin, la prophétie pacifiste du désarmement général censé éviter la guerre : or, le monde réarme massivement. Sans être certains de l’application de l’article 5 de l’OTAN en cas d’agression russe, les Européens sont désormais invités par Washington à porter leurs dépenses de défense à 3 %, puis 5 % de leur PIB.

Ceux qui survivent sont ceux qui s’adaptent

Trois idées essentielles pour réussir le réarmement européen, selon l’amiral Vandier :

1. Remettre le temps au centre

Les investissements militaires des dernières décennies ont été pensés à long terme. La variable d’ajustement permettant de réduire les budgets, c’était le temps. Ainsi, nos commandes de frégates des années 2000–2010 n’ont été réalisées qu’à moitié. Aujourd’hui, nous devons agir plus vite, sous la pression d’un temps stratégique raccourci.

2. Mettre le soldat sur le cheval au galop de la Tech

Il n’est plus possible de conserver une gestion marquetée selon les normes antérieures. Créer un nouveau moteur d’avion prend une douzaine d’années, tandis que la technologie militaire évolue désormais au rythme hebdomadaire sur le front ukrainien. Nous sommes face à une adaptation darwinienne.

3. Repenser la problématique du marché européen

L’industrie européenne de défense s’est construite sur un cycle long et sur l’exportation. Elle s’est donc diversifiée, complexifiée et fragmentée.

Porter les dépenses à 5 % du PIB représente 360 milliards d’euros annuels à 27 pays, dans un environnement où les types d’avions, de chars ou de canons (comme les différents modèles de 155 mm) se sont multipliés. Les exemples réussis de coopération, tels que le Transall, doivent inspirer un retour à une défense européenne coordonnée.

La nécessaire souveraineté technologique

Nous, Européens, avons perdu la bataille du cloud, comme en témoignent les difficultés d’Atos. Un véritable défi s’impose aujourd’hui : sécuriser nos données.

Le coup de tonnerre de SpaceX

Avec l’arrivée de SpaceX, le prix du kilo envoyé en orbite est passé de 50 000 $ avec la navette spatiale américaine, à 6 000 $ avec Ariane 4, 4 000 $ avec Ariane 6, et 2 000 $ avec Falcon 9. L’objectif de Elon Musk est de descendre à 300 $. Le passage aux constellations en orbite basse permet désormais, pour le prix d’un gros satellite géostationnaire (15 à 20 000 $/kg), de lancer plusieurs petits satellites en essaim.

Avoir le courage d’innover et de prendre des risques

Nous avons le devoir d’investir ces marchés et de les piloter. Nous ne pouvons plus réagir comme en 1914, lorsque l’armée réclamait davantage de chevaux et de munitions en ignorant les chars et l’aviation.

La préoccupation de l’amiral Vandier, en tant que chef du département Transformation de l’OTAN, est de faire évoluer nos systèmes dans deux directions :

1. Revoir notre culture managériale

Le risque d’être en retard est aujourd’hui plus grave que celui de se tromper. Elon Musk accepte que ses fusées se crashent pour progresser vite. Au lieu du perfectionnisme incrémental, il choisit l’apprentissage par l’échec rapide.

2. Investir volontairement les zones de souveraineté futures

Trois axes stratégiques :

  • Maîtriser les données et leur emploi, car derrière les données se trouvent les logiciels, et derrière les lignes de code, toutes les technologies numériques.
  • Exploiter les technologies duales. Ainsi, Planet Labs, entreprise fondée pour observer la déforestation grâce à une constellation de satellites à orbite basse, a vu sa technologie réutilisée par l’armée ukrainienne pour détecter les mouvements au sol et le creusement de tranchées.
  • Sortir de l’attitude plaintive : l’Europe a des atouts considérables. Il faut adopter des stratégies transactionnelles et développer la coordination entre agences, industriels et ingénieurs — à l’image des États-Unis.

Les Américains raisonnent en termes de compétition stratégique avec la Chine et la Russie. Pour eux, l’Europe peut constituer une solution d’équilibre dans la redéfinition d’un ordre mondial plus stable.

En conclusion : Adapt or Die

Nous devons passer des concepts à la réalisation. Notre culture européenne est trop intellectuelle : ailleurs, en Chine ou aux États-Unis, on agit d’abord, on régule ensuite. La conscience de l’urgence n’est pas partagée partout sur le continent.

L’Europe doit redevenir un pôle géopolitique. Sinon, elle connaîtra le sort de Bosch, fleuron industriel allemand menacé pour ne pas avoir anticipé la place du numérique. Le danger : ne posséder aucun standard technologique mondial. Mais le potentiel européen reste immense, notamment au sein des 32 membres de l’OTAN.

Questions du public

Q1 – Quelle Amérique avec l’OTAN ?

Paradoxalement, Trump II aura sans doute plus besoin de l’OTAN que Trump I. Sur les trois grands axes (espace, défense, robotique), les États-Unis consolident leur leadership. Si nous ne faisons rien, nous serons dépendants. Un nouveau moteur d’avion de chasse européen est vital — aussi bien pour le militaire que pour l’aviation civile décarbonée.

Q2 – La Direction générale de l’armement est-elle un obstacle ?

Les procédures de Request for Information (RFI) ont pu être réduites de 45 à 15 jours pour les essais de drones européens (source).

Q3 – Souveraineté nationale et données : quelle sûreté ?

Toutes les données d’un ordinateur connecté ou d’un téléphone sont aspirées. La question n’est pas où les stocker, mais comment les utiliser. La souveraineté numérique repose sur la gestion des flux — un domaine où nous manquons encore de compétences techniques et de geeks militaires.

Q4 – Peut-on compter sur l’OTAN pour la défense de l’Europe ?

L’OTAN rappelle l’importance de l’article 3, antérieur à l’article 5 : chaque pays doit assurer sa propre préparation civile et militaire. La résilience nationale est une condition préalable à toute défense collective.

Q5 – L’OTAN est-elle “phagocytée” par la guerre en Ukraine ?

Les pays du Sud de l’Alliance regardent avec inquiétude leurs frontières méridionales. L’OTAN doit garder une approche globale. Quant à la Chine, elle n’est plus un simple compétiteur : elle soutient la Russie et cherche à redéfinir à son avantage l’ordre global.

Cette intervention, bien que brève (une trentaine de minutes), fut dense et particulièrement éclairante. L’amiral Vandier a su communiquer une réelle combativité face aux défis contemporains, avec une argumentation solide et étayée. Son expertise est un atout précieux pour comprendre ces enjeux complexes et décisifs pour notre avenir.

 

Pour aller plus loin, interview de l’Amiral Vandier, mars 2025