France d'après Jérôme FourquetComment fixe-t-on son choix électoral dans ce qu’est devenue la France ? De quel poids pèsent désormais les singularités individuelles au regard des variables sociales et de l’environnement géographique ? Vers quel type de dessein collectif les nouveaux déterminants du vote nous conduisent-ils ? Dans son nouveau livre, La France d’après. Tableau politique (Seuil, 2023), Jérôme Fourquet a arpenté le territoire pour faire le bilan de la France qui disparaît et dresser les contours de la France qui nait, en dessinant l’avenir politique de ce pays multiple et recomposé.

L’intervenant

On ne présente plus Jérôme Fourquet, le médiatique et prolifique directeur de l’IFOP. Il s’est imposé, au fil du temps,  comme l’un des meilleurs connaisseurs des évolutions politiques et électorales de la société française et il est invité à Blois par la Fondation Jean Jaurès, à l’occasion de la parution de son dernier livre  La France d’après. Tableau politique. Devant une salle comble, Jérôme Fourquet répond ici aux questions de Jérémie Peltier et nous livre une expertise claire, précise et passionnante, ne dédaignant pas les traits d’humour fort appréciés par un public manifestement conquis d’avance.

La question de fond de cet entretien porte sur les mutations de la société française, afin de mieux comprendre les bouleversements politiques et électoraux des trois dernières décennies.

Un hommage appuyé à Jules Siegfried, pionnier de l’analyse politique en France

En préambule, J. Fourquet rend un vibrant hommage à la figure tutélaire de l’analyse des opinions politiques et de la sociologie électorale en France, André Siegfried et à son ouvrage pionnier, Tableau politique de la France de l’Ouest, publié en 1913. Si la France a connu d’immenses mutations et a profondément changé depuis un siècle, J. Fourquet estime que la démarche d’André Siegfried est toujours valable pour analyser les changements électoraux à l’œuvre depuis une génération, avec l’apport d’un outil qui n’existait pas au temps de Siegfried : le sondage d’opinion. Et c’est avec un exemple développé par André Siegfried que J. Fourquet poursuit sa démonstration.

Si la sociologie électorale du canton d’Ecommoy m’était contée…

Ecommoy est une commune d’environ  4.500 habitants, située à une vingtaine de kilomètres du Mans, dans la Sarthe, le département de naissance de Jérôme Fourquet. Dans son ouvrage de 1913, André Siegfried avait étudié en détail l’opposition droite/dauche dans ce canton. Il avait montré que le paysage politique qui s’était mis en place en 1793/1794, pendant la Révolution française, n’avait guère changé jusqu’en 1912. Après la Deuxième guerre mondiale, l’historien Paul Blois a poursuivi l’étude politique du canton d’Ecommoy jusqu’aux années 1960 et a constaté que la « ligne de front » droite/gauche n’avait pas bougé. Pour qualifier cette situation, Le Roy Ladurie employa en 1970 l’expression d’ « événement historique congelé », pour qualifier le décalage entre un bocage culturel intact et un paysage économique et social en pleine évolution.

Aujourd’hui, J. Fourquet constate que la « ligne Siegfried » Est-Ouest d’Ecommoy a complétement disparu, la ligne de démarcation politique étant désormais Nord-Sud, en fonction de la distance par rapport au Mans, la métropole sarthoise. Ce cas emblématique donne la mesure des mutations en cours dans le paysage politique français.

Jérôme Fourquet en donne d’autres exemples, avec la disparition des « fiefs » électoraux, comme celui de François Mitterrand, perdu par les socialistes. Ou Bien en Corse avec le déclin des grandes dynasties de la politique locale. Dans la « banlieue rouge » autour de Paris, la quasi disparition du tissu industriel, socle du PCF, a entraîné le déclin du PCF, même si la gauche y conserve quelques bastions.

Existe -t-il des résurgences de cette France d’avant?

Ponctuellement, certaines couches anciennes réémergent, mais ces phénomènes sont éphémères et ponctuels. On peut citer le mouvement des Bonnets rouges dans certains coins de Bretagne, comme une mémoire enfouie insubmersible. Ou bien le deuxième candidature de Jean Lassalle en  2022 où il obtint 3% des voix. L’analyse géographique des votes est révélatrice d’un ancrage local : il obtient 60% des voix dans sa commune d’Ourdios-Ichère, ensuite le pourcentage diminue, à mesure qu’on s’éloigne. Les voix les plus nombreuses obtenues par Jean Lasalle le sont dans  l’ancien pays d’Oc.

Dans l’Ouest de la France, on perçoit la permanence d’un « catholicisme zombie », selon l’expression d’Olivier Todd, qui se  caractérise par certains caractères socio-culturels spécifiques, comme l’attachement européen, la vitalité de la vie associative, le tissu serré de PME-PMA. Aux dernières élections présidentielles de 2022, on constate une « anomalie », avec un vote pour Macron plus fort que la sociologie le laissait supposer, que J. Fourquet explique par la filiation démocrate-chrétienne de cette région.

Dans la France d’après, quel est le poids de la question sociale?

Le vote selon la classe sociale demeure un facteur très important. Mais, selon J. Fourquet, l’un des changements notables des dernières décennies, c’est l’importance prise par le niveau de diplôme. La « France d’avant » était nettement moins diplômée. En 1990, 30% d’une classe d’âge obtenait le bac, de nos jours, c’est 80%. Cela signifie qu’un jeune non bachelier fait partie d’une minorité de 20%, ce qui n’était pas le cas autrefois.

La présence ou l’absence des services publics dans la France des sous-préfectures a un impact sur la carte électorale. Dans les territoires éloignées des grands villes, la disparition des maternités, des tribunaux ou des casernes das les villes de garnison, la question des déserts médicaux, tout cela a un impact sur l’activité économique et le quotidien des gens et a sa traduction sur le plan électoral (par le vote pour Marine Le Pen et le R.N, par exemple).

Quelle est la place de l’évolution des modes de vie dans l’évolution de la sociologie électorale ?

Selon J. Fourquet, l’évolution capitale est la place structurante prise par la consommation de masse.

Depuis le fameux essai de Jean Baudrillard publié en 1970, La société de consommation, celle-ci s’est imposé et a fait des progrès considérables : on peut le mesurer par l’évolution du nombre de supermarchés ou de la surface occupée par les zones commerciales aux portes de nos villes. Selon J. Fourquet, la consommation est devenue un élément structurant dans l’identité sociale des individus, d’où l’importance prise par les marques comme marqueur social ou générationnel. Désormais, le citoyen considère comme fondamental son droit à acheter, à consommer, y compris le dimanche. Selon J. Fourquet, cela a des conséquences politiques considérables. Dans la France d’avant, les matrices idéologiques catholiques et communistes reposaient sur des horizons d’attente, des sociétés du bonheur différé (le Paradis pour les uns ou  « les lendemains qui chantent » pour les autres). Ces matrices sont en déclin, face à une société qui aspire avant tout au « bonheur, ici et maintenant »!

L’autre évolution fondamentale, selon J. Fourquet, est l’américanisation de la société française, ce qu’il appelle la « couche yankee ». Celle-ci est ancienne, avec l’arrivée des Américains en libérateurs en 1944 puis la guerre froide. La société de consommation est en grande partie la conséquence de cette américanisation, ici comme ailleurs. Par exemple, la France possède 1.500 restaurants Mac Donald sur son territoire ; la visite d’EuroDisney est devenue une forme de pélerinage laïc. L’intervenant note, avec un peu de malice, que l’extrême gauche elle même n’échappe pas à cette américanisation, puisque la cancel culture nous vient des campus américains.

L’essor du tourisme a-t-il un impact sur le plan électoral ?

Le tourisme est devenue une activité majeure et c’est un élément essentiel de la restructuration des territoires. Selon J. Fourquet, on peut opposer une « France AAA » à une « France moche ». Les lieux gagnants du tourisme bénéficient d’une manne financière et  votent plutôt E.  Macron, alors que les territoires qui n’en bénéficient pas, accordent plus volontiers leurs votes à M. Le Pen. On retrouve ici l’importance du facteur économique, évoqué plus haut.

Quelle est la place de la question environnementale dans la France d’après ?

J. Fourquet note que la question écologique a pris une place essentielle depuis une vingtaine d’années, et plus récemment la question climatique. Mais il existe une réelle difficulté à articuler une préoccupation pour le climat qui est réelle chez beaucoup de Françaises et de Français et la prégnance de l’idéologie consumériste. Les réactions face au défi climatique sont diverses : on tente de changer son mode de vie ou on s’y adapte en construisant toujours plus de piscines ou en installant la climatisation chez soi.

J. Fourquet conclut son entretien sur la disparition des grands récits fédérateurs et pose une question : assistera-t-on à l’émergence, dans un avenir plus ou moins proche, d’un grand récit fondé sur l’écologie? Sans y répondre, bien sûr…