Les Rendez-Vous de l’Histoire de Blois nous proposent pour cette édition sur « le travail », un grand entretien avec Robert Darnton, historien américain, spécialiste des Lumières et de l’histoire du livre sous l’Ancien-Régime et surtout ancien directeur de la Harvard University Library à propos de son dernier livre « Editer et pirater ». 

Quoi de plus réjouissant en effet d’entendre à nouveau à Blois Robert Darnton évoquer ses premières grandes recherches, sur la France pré-révolutionnaire et ce qui fut de la Révolution l’une des origines, à savoir le travail de ces « éditeurs périphériques » qui trouvèrent à contourner – pour le plus grand bonheur d’un large public – les privilèges de leurs collègues parisiens, garants de la morale royale.

C’est Guillaume Calafat, maître de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, qui a l’honneur de s’entretenir avec Robert Darnton. 

GC : Robert Darnton, vous êtes sous le regard de Georges Washington, dans cette magnifique salle de réception de la Préfecture. On vous connait en France avec l’Encyclopédie, le mesmérisme, le monde du livre et des cultures populaires de l’Ancien-Régime.

Pourquoi un jeune historien américain s’est-il intéressé à la France ? 

RD : Je m’intéresse à l’histoire française parce qu’elle est intéressante : les archives frs sont d’une richesse inouïe ! Dans le cas de l’histoire du livre, il y a surtout des archives d’Etat, mais pas encore pour le XVIIIe siècle. Néanmoins avec le fonds privé d’une maison d’édition, la Société typographique de Neuchâtel on a de 1769 à la Révolution 50 000 lettres des gens du livre, mais aussi d’ouvriers, de voituriers, de contrebandiers, de fabricants de papier…

Ce sont des Protestants, des Suisses, pas des Parisiens. J’y découvre une occurence concernant Brissot dans une société gallo-américaine en 1787. Toutes les lettres – une centaine – jettent un éclairage différent sur un personnage connu. J’ai donc publié la correspondance de Brissot et non la bibliographie que j’avais projetée. L’idée me vint ensuite de faire l’histoire du livre. 

CG : Vous vous êtes intéressés à l’histoire de ces gens en marge. 

RD : je tombe sur un livre présenté comme un livre philosophique avec un titre comme « la vie intime de la comtesse du Barry ». L’expression servait donc à désigner les livres très dangereux, formellement interdits, aux côtés d’autres ouvrages eux réellement philosophiques. Le passage de la frontière se faisait en cachant les feuillets des livres interdits dans des livres parfaitement innocents ! Les catalogues circulaient sous le manteau et les éditeurs savaient parfaitement où commander les livres interdits. 

En fait, c’était toute une zone qui minait intellectuellement l’Ancien-Régime. J’ai dû à l’époque exagérer sont importance, notamment son commerce (en fait 5 à 10% du tout), mais ces livres interdits sont drôles, méchants et aussi très contestataires. Leur impact a été réel sur la montée du sentiment révolutionnaire. 

CG : Pourriez-vous revenir sur ce système de privilèges pour l’édition ? 

RD : d’abord les différences entre aujourdhui et le 18e :

Peu étonnant que dans ces conditions, le paysage de l’édition ait été rempli de banqueroutes…

CG : « Géographie des pirates », « Croissant fertile » Que recouvrent ces expressions que l’on attendrait dans d’autres lieux ? 

RD : Paris, c’est le centre culturel de toute l’Europe au XVIIIe s. Or il y a un véritable colbertisme parisien contre les éditeurs de province (notamment Lyon et Rouen). Les éditeurs provinciaux ont émigré à l’étranger. D’Amsterdam à Genève en passant par la Belgique, c’est ce « croissant fertile » qui entourait la France du nord-est. Les Lyonnais s’alliaient avec les Genevois contre les Parisiens. 

Les frais de production à l’étranger étaient beaucoup plus bas qu’à Paris. A Paris, on payait déjà (un peu) les auteurs ; le papier (imposé par l’Etat) représentait les 3/4 du prix de production d’autant qu’il était fabriqué à la main selon des procédés coûteux

Conséquence, le livre aux Pays-Bas coûtait 30 à 50% moins cher ! Et certainement les 3/4 des livres étaient piratés. Le livre parisien était un objet de luxe bien mis en page. Les pirates parlaient du « luxe typographique » des éditeurs parisiens et le reproduisaient en le simplifiant. Ils envisageaient un autre public, modeste et provincial, le grand public ! Ces pirates ont osé un acte démocrate…

CG : la 2e partie du livre est très subversive ! Votre style est enthousiasmant. Ces pirates étaient aussi des hommes d’affaires ?

RD : Certes les « privilèges » ne concernaient que la France, les autres éditeurs sont de bons bourgeois installés. D’autres plus pauvres, spéculaient comme de véritables aventuriers. Ces catégories se livraient à une course au marché féroce. Un « best seller » pouvait être produit pas une douzaine de maisons d’édition à la fois ! Les exemplaires que nous avons des grands écrivains de l’époque comme Voltaire sont très variés. Les maisons embauchaient des espions commerciaux qui côtoyaient les espions de la police des livres. Bref, un vrai roman d’aventure ! 

Un exemple des nombreuses fourberies : un éditeur de province écrit à l’éditeur de Neufchatel qu’il a des « livres de jardin » (ce qui signifie qu’ils ne se vendaient pas) pour qu’il change le titre en un, plus porteur. En fait il s’agit d’un bluff : on annonce une nouvelle édition dans les gazettes pour tâter le pouls du public ou décourager un concurrent potentiel… 

CG : Votre livre met en scène des histoires économiques savoureuses. En tant que directeur de la bibliothèque de Harvard, vos travaux d’historien vous ont influencés comment ? 

RD : j’avoue ma sympathie pour les pirates. L’un deux avait écrit « pirater, contrefaire, c’est ouvrir les livres au public ». En tant que directeur, je me devais de démocratiser le public lecteur et pas seulement travailler pour les chercheurs et les étudiants. Google nous a approché pour numériser nos fonds, comme il l’avait fait sous copyright pour la bibliothèque de Stanford. Or celle d’Harvard existe depuis 1636. J’ai refusé pour Harvard, je me suis opposé au monopole de la culture numérisée. J’ai lutté contre les monopoles du XXIe comme les éditeurs pirates luttaient contre le monopole parisien du XVIIIe… 

Questions du public :

Q1 : 26 M de Français et 36 M de livres. Peut-on évaluer l’alphabétisation de l’époque ?

RD : Difficile de répondre. Il y avait une forte alphabétisation dans les villes assurément, et une élite bourgeoise qui déborde sur les cours populaires. 

Q2 : Quelle forme matérielle avaient less livres contrefaits ? 

RD : Ils étaient en feuillets, mais jamais reliés. Les balles qui les transportaient ne devaient pas peser plus de 50 livres, et étaient transportées par des voituriers, non par des carrosses.

Q3 : Quid de la livraison des livres ? Comment les achetait-on ?

RD : La maison d’édition que j’ai étudiée vendait aux libraires. Mais elle était en même temps libraire-grossiste. Les colporteurs sont un monde fascinant. 

Q4 : D’où vous vient cette métaphore de « pirates », terme qui vient de la mer ?

RD : le mot est bien utilisé à l’époque. Le terme correct était « contrefacteurs » ou « contrefaiseurs ». Mais le terme de pirate exprimait l’horreur du pillage, notamment chez les Parisiens…

Q5 : C’était valable pour les livres traduits aussi ?

RD : Je ne connais pas de droits de traduction. Le phénomène de la contrefaction existait partout et pas seulement en France…

Ce « grand entretien » a bien mérité son nom, avec un immense historien américain au français jubilatoire et un maître de cérémonie parfaitement à l’unisson…

Sortie d’un public nombreux et conquis par le jardin de la Préfecture, avec des arbres magnifiques. Une heure magique. 

R. Darnton à la préfecture de Blois