Un compte-rendu plus exhaustif et amendé par l’intervenant est à paraître sur le site des Cafés géographiques : http://cafe-geo.net/cafes-geo-chambery-annecy/

« En me décalant totalement, j’ouvre un monde potentiel » (Jean-Pierre Tauvron, dit Jipet, 2008, Les cent plus Bêtes. Le topo de noms de lieux rigolos, Glénat, collection Libris, 216 p., préface)

Le 6 mai 2015, pour le 5e Café géographique de Chambéry / Annecy (le 3e à Chambéry), Philippe Bourdeau a entraîné la discussion autour de l’idée de transgression et de dissidence dans les pratiques sportives, en montagne et dans d’autres terrains (notamment dans les villes). Les activités récréatives sont appréhendées comme des pratiques hors du quotidien, qui posent la question du rapport à l’ailleurs. Les pratiques transgressives, quant à elles, sont à la marge et non conformes aux sociétés.

Certaines pratiques n’ont rien d’extrême, comme le cas évoqué par Philippe Bourdeau d’un jeune homme qui surfe sur les « vagues » d’une fontaine d’une place publique : des touristes les prennent en photographie, mais cette pratique s’arrête parce que, hors champ de la caméra, les forces de l’ordre semblent arriver. La transgression se fait ici par une pratique hors des normes juridiques. L’objet n’est pas l’extrême, mais l’extraordinaire et les transgressions de l’ordinaire. Pour Philippe Bourdeau, il s’agit alors d’une expérience psychogéographique, par la pratique de l’« extraordinaire normal ». Deuxième cas évoqué par Philippe Bourdeau pour introduire ce café géo par des images qui donnent à voir des dissidences récréatives : la descente par « Rollerman » d’une route de montagne, jeté au sol, avec des roulettes sur les bras et les jambes, le corps devenant alors la planche de skate.

Les dissidences récréatives sont un sujet aux contours flous, mouvants, qui se construisent selon un triptyque contre l’espace (par des pratiques dans des interstices, des angles morts), contre la culture (avec l’idée de contre-culture) et contre le temps (notamment par des pratiques nocturnes, ou hors saison). Pour Philippe Bourdeau, ce sont souvent des impensés de la géographie (la géographie du sport s’étant principalement concentrée sur la question des infrastructures et des aménagements, qui laisse peu de place à l’inattendu et à l’improvisé), qui peut tout de même se les approprier par une approche par les pratiques, du fait de leurs dimensions temporelles et spatiales.

Ces pratiques ne peuvent être questionnées sans prendre en compte la géohistoire de l’alpinisme, qui s’est construit par des transgressions sociales et spatiales. Jusqu’au XIXe siècle, être touriste dans les Alpes est une transgression. Beaucoup ont été arrêtés par les gendarmes, parce que suspects d’être des espions (notamment lorsqu’ils se retrouvaient proches des frontières). Que la montagne soit un espace de tourisme n’allait pas de soi : voyager pour le plaisir n’avait alors pas de sens.

Le premier alpiniste sans guide était lui-même un dissident, du fait de la dangerosité de la pratique mais aussi de la norme sociale (l’alpiniste « devant » être accompagné d’un guide). L’alpinisme était considéré comme une pratique faite de sérieux, de normes et de règles. Dans les années 1930, on ne badine pas avec la montagne ! Cette pratique de l’alpinisme sans guide est donc un facteur déclencheur d’un tourisme « hors limite ».

La distribution géographique des voies d’ascensions du massif des Ecrins (1828-1997) : un jeu de polarisation / dispersion
Source : Bourdeau, Philippe, 2003, Territoires du hors-quotidien. Une géographie culturelle du rapport à l’ailleurs dans les sociétés urbaines contemporaines. Le cas du tourisme sportif de montagne et de nature, Habilitation à diriger les recherches, Université Joseph Fourier Grenoble I, en ligne : https://hal.archives-ouvertes.fr/tel-00181668/document

Chercher à distinguer les pratiques transgressives et dissidentes revient à déceler l’émergence d’éventuels usages inédits. C’est notamment ce que questionne l’histoire des pratiques, comme le montre l’exemple du parapente, pratique rejetée au moment de son émergence qui a par la suite été intégrée au collectif et aux normes. Dans l’exposé de Philippe Bourdeau, les pratiques transgressives semblent, le plus souvent, être vouées à être intégrées par la norme.

Il s’agit donc de se questionner sur l’articulation des contre-cultures avec les pratiques conventionnelles. Cette articulation interroge l’ambivalence de la récréativité qui existe dans le trio tourisme / sport / loisirs. Les termes de transgressions et de dissidences ont faits, lors du café géo, l’objet d’un débat soutenu : ces pratiques « hors norme » sont-elles essentiellement des pratiques culturelles ? Ont-elles aussi / avant tout une dimension politique ? Pour Philippe Bourdeau, les pratiques underground sont furtives, discrètes, secrètes : elles relèvent donc de l’ordre de l’invisible et de l’antimonde. Pourtant, elles sont paradoxalement très visibles dans le cyberespace : le temps de la pratique est invisible, mais par les nombreuses images qui en sont faites et diffusées ces pratiques participent de la mise en visibilité de l’invisible. Philippe Bourdeau attire tout de même l’attention sur le fait que les pratiques les plus visibles dans le cyberespace ne sont pas nécessairement les plus courantes.

Philippe Bourdeau insiste sur le glissement des pratiques transgressives à des pratiques intégrées qui s’éloignent de leur contexte de naissance contre-culturel (comme par exemple les sports de nature). Les transgressions ont donc une fonction productive, intégrative. Le surf des mers n’est plus, aujourd’hui, une pratique « rebelle ». Au contraire, par la demande sociale croissante en termes de sécurité, les pratiques sportives sont de plus en plus équipées et accueillies sur des terrains spécifiques qui sont produits par cette demande sécuritaire. La récréation au sens large est donc de plus en plus normée, et donc fermée (Philippe Bourdeau évoque le gated tourism, qui est symbolisé par le tourisme de croisières).

Quelles marges (émancipatrices et créatives) et quels écarts (y compris dans les pratiques normées) reste-t-il aujourd’hui ? Comment réinterroger l’autonomie des pratiquants ? Quelles formes pour cette liberté ? Comment dénoncer la récréation de masse, cadrée et artificialisée ? Ces pratiques transgressives ne sont pas le produit d’un affrontement frontal, mais de pratiques en marge.

Philippe Bourdeau alerte tout de même l’auditoire (en évoquant notamment les travaux du MIT (Mobilités Itinéraires Tourismes) et les ouvrages Tourismes 1. Lieux communs, Tourismes 2. Moments de lieux et Tourismes 3. La révolution durable) qu’il ne faut pas entrevoir le touriste comme un voyageur moutonnier et la pratique touristique comme totalement verrouillée et industrialisée. Pour le MIT, les individus « ordinaires » jouent avec les cadres du tourisme pour réinventer leurs expérimentations spatiales. Jean-« Jean-Didier Urbain (1993URBAIN, Jean-Didier, 1993, L’idiot du voyage, Payot, Paris.) n’a-t-il pas évoqué quant à lui un « tourisme de petite dissidence » (ne pas envoyer de cartes postales, critiquer les sites connus…), qui permet aux fractions sociales intermédiaires de prendre de la distance avec les pratiques de masse, tout en prenant acte de l’inaccessibilité des pratiques les plus élitistes ? »BOURDEAU, Philippe et Florian LEBRETON, 2013, « Les dissidences récréatives en nature : entre jeu et transgression. Exploration liminologique », EspacesTemps.net, dossier « Traverser », 28 octobre 2013, en ligne : http://www.espacestemps.net/articles/les-dissidences-recreatives-en-nature-entre-jeu-et-transgression/.

Les transgressions ne relèvent pas nécessairement de l’extrême et de la performance, et ne sont pas limités à l’espace touristique lui-même. Les sports d’hiver en sont un bon exemple : skier sur les pistes la nuit (une pratique transgressant les temporalités et les rythmes de la pratique) ou dans les recoins (pour détourner les équipements, voire en aménager d’autres) montrent que les pratiques transgressives réinvestissent l’espace et le temps, par les interstices (spatiaux et temporels) et les micro-lieux. Ces pratiques sont donc révélatrices de tout un univers de lieux masqués, invisibles pour les pratiquants « ordinaires ». En cela, elles intéressent tout particulièrement le géographe.

La ville, elle-même, est devenue un espace-support de ces expériences récréatives transgressives. Elles peuvent être une adaptation des habitants à l’extraordinaire (comme par exemple dans le cas de chutes de neige exceptionnelles bloquant une ville, où les habitants vont utiliser leurs luges pour se déplacer et produire des espaces de circulation là où il n’y a plus de circulation) ou le fruit d’une volonté de se déplacer autrement dans la ville (comme par exemple la randonnée sur les toits ou dans les égouts). Pour Philippe Bourdeau, la ville est devenue un espace d’aventures et d’ailleurs, notamment par les pratiques qui font référence à la nature.

Mer-ville-montagne : une triple référence médiale et culturelle
Source : BOURDEAU, op. cit.

Ces pratiques transgressives peuvent aussi consister en des pratiques anachroniques : par exemple, visiter une ville avec l’édition d’un guide touristique vieille de 50 ans, faire de l’escalade avec un vieil équipement, faire son propre matériel de camping, etc. Il s’agit également de pratiques d’invention : monter quand il faut descendre, remonter de pistes de descente.

Enfin, ces pratiques s’inscrivent dans les paradigmes de leur temps. Aujourd’hui, notre société est celle de l’« écologiquement correct ». De nombreuses pratiques vont donc, actuellement, contre ce paradigme (retour au quad ou au motoneige dans les stations de ski par exemple).



La dialectique ici-ailleurs et ses représentations dominantes : une articulation terme à terme de référents spatiaux (ville vs nature), sociaux (travail vs récréation) et temporels (quotidien vs a-quotidien)

Source : BOURDEAU, op. cit.

Pour Philippe Bourdeau, elles sont donc des hétérotopies, c’est-à-dire des dérangements du monde en permanence. La contre-culture a ainsi ses hauts-lieux. Mais ces pratiques ne peuvent être questionnées sans leur relation à l’ingénierie du tourisme, puisque nombreuses d’entre elles ont été intégrées et sont devenues de sports reconnus (comme la pratique du ski de nuit, par exemple). La contre-culture est donc récupérée pour consolider les modèles dominants (avec un marketing à flux tendus dès l’émergence de nouvelles pratiques). L’esthétique rebelle est ainsi constitutive du système libéral / capitaliste (comme l’exprime la récupération de la figure du pirate, par la florissante esthétique des pas-de-côté). Philippe Bourdeau conclut en expliquant que la contre-culture et ses récupérations sont une des conditions culturelles du monde contemporain.

Bénédicte Tratnjek