Crise de l’énergie : quelles reconfigurations géopolitiques ? Voilà une question centrale liée à l’actualité la plus chaude pour cette nouvelle conférence des Internationales de Dijon, après avoir écumé les espaces maritimes et extratmosphériques.

L’invasion russe de l’Ukraine a des répercussions durables sur le système énergétique mondial. Les flux énergétiques se sont vu modifiés face aux sanctions occidentales contre la Russie, amenant alors à des nouveaux échanges à l’échelle internationale. La crise de l’énergie passe actuellement par une crise inflationniste des prix de l’énergie frappant l’Europe.

La table ronde « Crise de l’énergie : quelles reconfigurations géopolitiques ? » tente d’expliquer sur cette crise et d’en faire le parallèle avec la transition énergétique. Menée par Marine de Guglielmo Weber, chercheuse au programme Climat, énergie et sécurité de l’IRIS, divers spécialistes de l’énergie ont fait part de leur analyse sur le sujet :

Annabelle Livet est chargée de recherche en matières premières et énergie à la FRS, elle prépare également une thèse sur les divergences conceptuelles et spatiales de la sécurité énergétique en Europe sous la direction de Yann Richard.

Teva Meyer est chercheur spécialiste du nucléaire associé à l’IRIS et maître de conférences en géopolitique à l’Université de Haute-Alsace.

Noémie Rebière est docteure en géopolitique, spécialiste de la sécurité énergétique et chercheuse associée à l’Institut Français de Géopolitique.

***

Marine de Guglielmo Weber : À quoi renvoie précisément le concept de sécurité énergétique et dans quelles mesures ce concept de sécurité énergétique a été mis à mal dans l’Union européenne à la suite de l’invasion russe en Ukraine ?

Annabelle Livet : Ce qui est assez intéressant avec la sécurité énergétique c’est qu’il y a encore trois ans ce n’était pas un sujet central. Aujourd’hui tout le monde en parle mais il n’existe aucune définition commune. La seule base commune pour toutes les sociétés est que l’énergie est fondamentale. Par conséquent, il est primordial de garantir l’approvisionnement en énergie, un approvisionnement suffisant et constant. La question des risques liés à la sécurité énergétique diverge selon les pays. Pour certains pays cela sera le changement climatique, pour d’autres les aspects géopolitiques ou encore des risques autres comme les cyberattaques. Pour revenir au contexte géopolitique, cette sécurité énergétique a été mise à mal avec la Russie. En effet, la Commission européenne avait lancé le « REPowerEUPrésentation du plan REPowerEU : https://commission.europa.eu/strategy-and-policy/priorities-2019-2024/european-green-deal/repowereuaffordable-secure-and-sustainable-energy-europe_fr » qui est un embargo sur différents produits énergétiques. Avec cela, on s’est aperçu qu’il y avait une dépendance de 55% de nos importations énergétiques à la Russie. Un certain nombre de pays se rendent compte aujourd’hui que l’on ne peut pas obtenir la paix avec un pays uniquement par le commerce face à une interdépendance déséquilibrée.

MGW : Je vais maintenant me tourner vers vous Noémie pour en savoir un plus sur les stratégies qui se sont mise en place suite à ce premier choc sur la sécurité énergétique européenne. Dans ce contexte, est-ce que le corridor Nord-Sud européen a permis à l’UE de diversifiée ses approvisionnements gaziers ? Comment est-ce que la Russie cherche à se servir de ce corridor pour continuer à accéder au marché européen ?

Noémie Rebière : Je voudrais tout d’abord compléter les propos d’Annabelle sur le plan européen pour répondre à la crise énergétique. Avec ce plan, l’UE s’est donnée l’objectif d’arrêter totalement les importations d’hydrocarbures à l’horizon 2027. L’objectif était de diminuer drastiquement les importations gazières russes qui s’élevaient à 155 milliards de mètres cubes en 2021. Le grand enjeu de ce plan est donc de diversifier massivement les importations, les sources, les routes et les moyens d’approvisionnement, notamment par le corridor gazier sud européen. En 2023, les importations russes sont tombées à 25 milliards de mètres cubes. Il y a une réduction des importations passant par les gazoducs mais en revanche une augmentation par voies maritimes. La Russie parvient à continuer de distribuer son gaz par voie terrestre à travers la Turquie. La Turquie a réussi depuis le début des années 2000 à se positionner comme un acteur géostratégiqueTurquie comme acteur géostratégique de l’énergie : https://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2014-4-page-33.htm incontournable en matière de transport d’énergie. Il y a deux gazoducs en provenance de la Russie : Blue Stream et le Turkish Stream. En 2023, la Turquie est devenue le premier pays importateur du gaz russe. La Turquie s’est positionnée pour devenir un hub-énergétique massif, ce que la Russie soutient. Grâce à cela, la Russie peut importer son gaz via la Turquie, il est question du « blanchiment » du gaz russe.

MGW : J’aimerais revenir sur le type d’énergie nucléaire, et voir dans quelles mesures cette crise énergétique centrée autour de ces ressources pétro-gazières a occasionné un changement dans la manière de percevoir l’énergie nucléaire. Est-ce que face à ces chocs géopolitiques, l’énergie nucléaire serait considérée comme plus fiable ? Et dans quelles mesures, s’il y a un changement de perception autour du nucléaire, on aurait pu sentir une mutation du marché de l’énergie ?

Teva Meyer : On parle beaucoup d’une renaissance du nucléaire. L’énergie nucléaire a toujours vécu dans des cycles, des renaissances on en a beaucoup connu dans l’industrie nucléaire sans se traduire pour autant matériellement. On observe une bascule vers l’Est, de nouveaux pays, notamment la Turquie ou les Émirats Arabes UnisCentrale de Barakah aux EAU : https://www.lemonde.fr/international/article/2020/08/01/les-emirats-arabes-unis-demarrent-la-premierecentrale-nucleaire-du-monde-arabe_6047918_3210.html, se sont lancés dans le nucléaire. En réalité, le renouveau d’intérêts pour le nucléaire précède l’invasion de l’Ukraine. Cette relance du nucléaire s’inscrit dans une crise liée au prix de l’énergie et dans une montée en puissance médiatique de la question du climat.

Le nucléaire n’est pas toujours perçu comme un outil en faveur de la sécurité énergétique. En réalité, pour beaucoup de pays misant sur le nucléaire, derrière il y d’autres enjeux. Par exemple, pour les EAU l’objectif est celui d’une modernisation du pays par l’industrie. Les projets sur le nucléaire sont portés en France par l’État, mais dans le reste du monde le nucléaire est une industrie privatisée. Comment est-ce que tout cela change le marché ? Depuis la catastrophe de Fukushima le marché de l’uranium s’est effondré, à tel point qu’on produit aujourd’hui dans le monde moins d’uranium que l’on en consomme. Le principal pays détenteur du marché de l’uranium est le KazakhstanPuissance de Kazakhstan : https://www.revueconflits.com/le-kazakhstan-un-hercule-au-berceau/ avec 45% de la production d’uranium mondiale. Aujourd’hui, due à cette relance théorique du nucléaire, on a des prix de l’uranium qui ont grimpé. Alors, de nouveaux espaces comme l’Afrique, reviennent sur le marché.

La guerre en Ukraine a permis à beaucoup de pays de se rendre compte que l’industrie nucléaire est fondamentalement contrôlée par la Russie, sur la question des combustibles nucléaires. Cette position demeure avec des prix russes peu chers. En Europe, il existe une plateforme européenne d’achat des combustibles nucléaires avec le traité Euratom. Il existe une norme faisant que les pays membres de l’Union européenne ne doivent pas avoir plus de 20% de leur consommation de combustibles nucléaires provenant d’anciens pays de l’URSS. Certains pays sont plus proches des 80%. La totalité des réacteurs en construction dans le monde sont fabriqués par Rosatom. Sa force réside dans sa capacité de financement autour de prêts.

MGW : Après cet état de lieux de la géopolitique de l’énergie, j’aimerais me tourner vers Annabelle avec cette question vaste, est-ce que l’Union européenne peut encore rêver à une forme d’indépendance énergétique ?

AL : Le problème est d’ordre géographique car le continent européen est assez pauvre en ressources énergétiques. Les ressources en charbon et en gaz diminuent du fait de leur extraction et ne sont pas une solution du point de vue climatique. Face à ces bouleversements et dans le sens de la transition énergétique, ce sont les énergies décarbonatées qui ont tenu le cap en termes de financement. Pourquoi ? Car elles correspondent à une autre chaîne d’approvisionnement énergétique, l’énergie que l’on produit est sur place idéalement, en mettant de côté volontairement les matières premières qui seraient nécessaires à la construction des infrastructures. Une vision réaliste fait qu’au vu de ce que l’on consomme aujourd’hui en énergie, il faut augmenter encore plus les capacités de production électrique.

Il existe un plafond où l’offre n’arrivera pas à subvenir au besoin énergétique sur place, induisant une forme de dépendance aux importations. C’est une diversité de partenaires pour les importations dans un seuil relativement bas qui font que oui on pourrait accéder à une indépendance énergétique. Cela reste très ambitieux car des efforts sur la demande sont nécessaires en réfléchissant en termes de disponibilité de l’énergie.

NR : Je voudrais revenir sur cette question d’indépendance. Celle-ci semble impossible car l’ensemble des moyens permettant de mettre en place des infrastructures reposent nécessairement sur des importations de matières premières. Cette dépendance est liée à la désindustrialisation massive de nos pays européens ayant délocalisé une grande partie de leur industrie

TM : L’indépendance énergétique ça n’existe pas et ça n’existera jamais, c’est même contreproductif. Ce qui compte c’est la sécurité énergétique. Or, la sécurité énergétique peut passer par une forte dépendance tant que les sources sont diversifiées, c’est le cas du nucléaire français.

MGW : Vous disiez que pour ce qui relevait de l’énergie il n’y avait pas seulement des dynamiques géopolitiques, mais il y avait aussi des éléments technologiques purement matériels. Dans quelles mesures il y aurait des perspectives d’évolution technologique dans le secteur de l’énergie ? Et dans quelles mesures ces perspectives d’évolution pourraient reconfigurer les rapports de forces géopolitiques dans ce secteur et affecter la manière on peut percevoir ces concepts de sécurité et d’indépendance ?

TM : Sur la question du nucléaire, on a un discours sur la technologie selon lequel il y aurait de nouvelles technologies qui vont tout révolutionner : la fusion, les petits réacteurs modulaires et les nouveaux types de combustibles. La réalité est que tous les réacteurs en construction sont faits avec la technologie actuelle avec une durée de vie de 80 ans. Donc, la géopolitique du nucléaire n’est pas prête d’être changée par de nouvelles technologies.

NR : On parle souvent de nouvelles technologies capables de résoudre les problèmes climatiques. En fait, l’énorme enjeu c’est surtout de baisser notre consommation globale. L’enjeu majeur est de prendre conscience de l’urgence des enjeux climatiques et de changer nos modes de consommation.

AL : Ce qui apparaît déterminant aujourd’hui pour la géopolitique, c’est la question des réseaux. Les différentes politiques énergétiques menées au niveau européen passaient d’abord par des mécanismes de solidarité mais aussi par des interconnexions entre les pays. C’est un véritable facteur de coopération mais aussi de vulnérabilité autour des interconnexions.

MGW : Vous avez tous les trois souligné l’importance de la sobriété en matière de sécurité énergétique et un certain scepticisme à l’égard des innovations. Sur ce point, je tiens à préciser que même dans des productions scientifiques, comme celles du GIEC, la sobriété n’est pas mentionnée dans les axes de gestion des risques climatiques, avec des scénarios largement fondés sur l’innovation technologique.

AL : Ce n’est pas la technologie qui va sauver et résoudre tous les problèmes. C’est l’Académie des technologies qui avait affirmé que la sobriété énergétique est un complément aux technologies, un équilibre entre l’offre technologique et la demande que l’on doit réduire.

***