Catherine BIAGGI, Inspectrice Générale de l’Éducation Nationale, du sport et de la recherche, anime la table ronde, avec les participations de Thierry CHOPIN, professeur de science politique à l’université catholique de Lille (ESPOL), Jean-Marc HUART, recteur de la région académique Grand-Est et recteur de l’académie Nancy-Metz.

L’enseignement de l’Europe peut paraître difficile pour les professeurs. Catherine Biaggi propose d’en débattre, en établissant un état des lieux, avec une volonté de diagnostic et de dimension prospective (dans la perspective de la présidence française de l’Union européenne à venir).
Thierry Chopin a produit un rapport « Enseigner l’Europe en France, ancrer la dimension européenne dans l’enseignement secondaire français ». Il apporte une comparaison internationale.

– Pourquoi faut-il parler d’Europe aux jeunes ? Quelles en sont les finalités et les limites ?

Thierry Chopin s’intéresse dans un premier temps à l’opinion à l’égard de l’Union européenne, de l’Europe instituée. Il démontre qu’il existe, pour un pays fondateur, une ambivalence très forte. En effet, la défiance vis-à-vis de l’Union européenne (euroscepticisme) s’est accrue sur certaine orientation publique. Pourtant on constate un soutien majoritaire à l’Union européenne. Toutes les enquêtes d’opinion le démontrent. Il n’y a pas d’europhobie. Mais par ailleurs, au-delà d’un soutien diffus au principe de l’appartenance à l’Union européenne, on observe un discours critique, depuis le traité de Maastricht, aggravé en 2005 avec le référendum, et accentué en 2008 (sous les effets d’un certain nombre de crises).
Le sentiment de bien être informé, ou pas, renvoie à des enjeux d’éducation et d’information par les médias, sans discours de propagande.

Catherine Biaggi précise que la finalité n’est pas de fabriquer des europhiles, mais de construire des connaissances, de manière à éclairer d’un point de vue critique cette Europe. Après la guerre de 1870, au temps de Lavisse, la Géographie a été une discipline enseignée pour construire la nation dans sa contribution à l’identité nationale.
La même commande serait-elle passée aux professeurs pour construire la citoyenneté européenne depuis 1992 ?

Thierry Chopin insiste sur la difficulté à enseigner l’Europe. Les professeurs d’Histoire-Géographie ont été en première ligne pour créer voire consolider le sentiment national et le sentiment de citoyenneté républicaine. La construction d’une identité supranationale pose la question de la création d’une démocratie à l’échelle supranationale. L’école apparaît comme la chambre d’écho des divisions, des dissensions, des controverses, des débats politiques en France. Les questions européennes sont politiquement clivantes. Il faut éviter de penser que renforcer l’ancrage de la dimension européenne dans l’enseignement scolaire serait un moyen pour créer de « bon petit citoyen » européen.
La France a fait le choix de l’insertion dans l’Europe, avec l’institution de la citoyenneté européenne. Il convient donc de former et d’informer les citoyens, afin de pouvoir débattre.

Jean-Marc Huart rappelle que la construction européenne fait partie de notre histoire et de notre quotidien. Il cite le discours du Premier ministre à l’occasion de la commémoration du 105e anniversaire de Verdun :
« La communion dans l’épreuve de Verdun avait-elle resurgi pour s’imposer à nos deux peuples comme une marque indélébile. Le « plus jamais ça » pouvait enfin s’imposer dans nos volontés politiques et nos destins communs. L’Europe a ainsi fait le choix de se relever pour construire une autre paix que celle du traité de Versailles, une Europe qui ne serait pas celle de la rancœur nationaliste, des réparations insoutenables et des règlements de compte, mais celle de l’Union des nations et surtout, et avant tout, celle du couple franco-allemand. C’est donc ici, au milieu de ce champ de bataille, que la grande idée d’une Europe unie et pacifiée a peut-être vraiment germé. »
La citoyenneté européenne s’impose à nous, quelque soit le débat démocratique.

Selon Catherine Biaggi, la fabrique des programmes produit une tension entre le récit national et le récit européen reposant sur les États-nations. On touche ici aux identités et aux souverainetés nationales. Cette conscience européenne se construit donc sur la conscience des États-nations.
Pour conclure cette première partie, elle cite Jean-Pierre Rioux, inspecteur-général et historien :
« L’essentiel est que le récit de l’Europe échappe aux dérives téléologiques et finalistes (faire de l’Europe le but ultime), aux incantations et aux idéalismes, aux liturgies mémorielles, mais qu’il demeure raisonné, scientifique, et critique. »
La finalité de l’enseignement de l’Histoire et de la Géographie en France est un enjeu civique, dans une approche critique.

 – Comment parler d’Europe ? Quel diagnostic peut-on poser à travers les enseignements et les actions qui sont conduites ?

Catherine Biaggi souligne que le rapport « Enseigner l’Europe en France » est extrêmement critique à l’égard des programmes (cycle 3 et cycle 4).

Thierry Chopin note que le traitement des programmes avec des échelles à dominante mondiale et nationale, donne l’impression que l’échelle européenne est quelque peu reléguée. Quand on parle d’Europe, on parle de mondialisation. On ne présente pas l’Europe comme une échelle de citoyenneté, mais plutôt la France et le monde. Thierry Chopin regrette le primat des échelles mondiales et nationales au détriment de l’échelle européenne.

Catherine Biaggi justifie les choix retenus dans les programmes avec leurs logiques disciplinaires. Les programmes ne sont plus structurés par des ensembles régionaux (Côte d’Ivoire, le Brésil…), mais plutôt par des grandes entrées conceptuelles : la transition, les espaces en mutation, la mondialisation. Il n’y a donc plus d’approche régionale, mais plutôt des approches conceptuelles et notionnelles. On ne consacre pas une année sur l’Europe. En Histoire, en Terminale, on aborde la construction de l’Union européenne par rapport à un contexte mondial sur un registre défis-réponses, pour une approche contextuelle. On comprend mieux l’Europe en prenant en compte ses périphéries.

Jean-Marc Huart rappelle que les programmes d’Histoire et de Géographie après avoir été discutés, concertés, adoptés, sont ceux qui suscitent le plus de débats. De sa propre expérience, il constate que l’encyclopédisme des programmes, oblige à retirer ensuite des notions. Quand il s’agit de savoir ce qu’il faut retirer, c’est toujours compliqué… Il est donc difficile de construire un programme idéal.

Catherine Biaggi fait remarquer que l’Europe est présente dans une approche spiralaire (Europe-France-Europe).
Au collège (notamment en fin de 3e) et au lycée, des repères nationaux et européens structurent le programme.

Pour Thierry Chopin, les programmes d’Histoire sont trop francocentrés. La mise en perspective des grands mouvements européens n’est pas pris en compte. Selon lui, l’enseignement des Lumières en est un exemple. Les Lumières allemandes, écossaises, italiennes passent au second plan. Sans remettre en cause l’importance de l’ancrage national, un désenclavement pourrait être envisagé. Catherine Biaggi tient à nuancer ce point de vue… en citant Charlemagne, Charles Quint…

 – Quelles sont les orientations souhaitables ? Quels sont les leviers pour aider à une plus grande efficacité des enseignements ?

Jean-Marc Huart est recteur à la fois de l’académie de Nancy-Metz et de la région académique Grand-Est (qui comprend trois académies). Quatre frontières européennes caractérisent le territoire académique. Des ancrages et des lieux de mémoire (Verdun, La Marne, la maison de Robert Schuman…) dans la construction européenne font la spécificité de ce territoire. La richesse linguistique est aussi à relever. En Moselle, 75 % des élèves du second degré étudient l’allemand. Il existe aussi par ailleurs une forte dynamique sur l’italien, en raison de l’histoire industrielle régionale et des vagues d’immigration.
La labellisation Euroscol, qui concerne une centaine d’établissements, représente aussi un atout.
Des événements sont prévus dans le cadre de la présidence française de l’Union européenne. Des actions seront engagées : chaque école peut travailler sur un personnage, ou un élément lié à la construction européenne.
Le Service national universel (SNU) est mis en place pour les élèves de Seconde (1 600 volontaires dans la région). Dans un centre mosellan, une journée franco-allemande a été réalisée. Le projet consiste à établir un SNU franco-allemand.
Le recteur observe une appétence plus importante aujourd’hui.

Catherine Biaggi ajoute qu’au lycée d’Europe à Strasbourg, les élèves auront l’occasion de travailler autour de thématiques européennes : l’histoire et les lieux de mémoire, la mobilité et les réseaux, les enjeux frontaliers, l’environnement et la santé.

Thierry Chopin conduit une mission ministérielle, confiée par le secrétaire d’État aux affaires européennes, dans le cadre de la présidence française de l’Union européenne. Il est question de l’apprentissage des langues étrangères (Jean-Marc Huart indique qu’en 2021, on compte 2 000 candidats en DNL en Lorraine. 60 lycées ont une section européenne dans l’académie). Les enjeux de mobilité constituent un autre axe d’analyse. On travaille aussi sur la ruralité. Un sondage révèle que 33 % des 17-23 ans déclarent être encouragés à aller étudier à l’étranger par leurs familles – 27 % pour les jeunes des territoires ruraux, contre 41 % en agglomération parisienne. On note l’écart entre les étudiants issus du rural et ceux de l’urbain.
Mais Thierry Chopin déplore les freins sociaux, financiers, géographiques, psychologiques, de représentation, les formes d’autocensure (loyauté au territoire auquel on est attaché). Il faut prendre en compte l’enjeu d’orientation et d’opportunité professionnelles.

Après avoir posé les diagnostics et les avancées, Catherine Biaggi propose de tracer quelques pistes.
La question des pratiques (de la réalité de ce qui est enseignée) est au cœur des préoccupations. Quelles sont les perspectives ?

Pour Thierry Chopin, l’enjeu est d’abord la formation initiale et continue des enseignants.

Une professeure du lycée hôtelier international de Lille prend la parole. Dans son établissement, un élève sur deux entreprend une mobilité à l’étranger. Pour améliorer cette mobilité (module d’unité facultative de mobilité), il faut travailler particulièrement avec les parents. Des échanges ont été ouverts avec la Bulgarie et la Finlande.

Catherine Biaggi rappelle les ressources exploitables et utiles sur les questions d’Europe :
– le site Géoconfluences,
– le site de la Dgesco, sur la mise en œuvre des programmes,
– le site Toute l’Europe,
– le site Géo-image du CNES.

Thierry Chopin propose de profiter de la fenêtre d’opportunité, à l’occasion de la présidence française de l’Union européenne, pour mieux faire connaître ces sites d’information et de pédagogie. Il faut assurer la pérennité de ces dispositifs.

Échanges avec la salle :

Guy Baudelle, professeur de géographie à Rennes 2, regrette qu’il manque des moyens (financiers) pour former les enseignants. Il remercie Thierry Chopin d’avoir défendu l’Union européenne qui compte plus de contempteurs que de laudateurs. Comment concilier l’enseignement du roman national avec l’enseignement du projet européen ?

Catherine Biaggi réfute les termes employés dans cette question en indiquant qu’elle n’a pas parlé de roman national mais seulement de récit national et récit européen. L’acquisition des repères nationaux et européens (à partir des grandes figures comme Charlemagne, Charles Quint, Voltaire…) est un objectif fondamental.

Thierry Chopin insiste sur la réflexion à avoir sur les lieux de mémoire européens. Comment articuler l’échelle nationale avec l’échelle européenne ? Les États, les institutions, et les citoyens permettent de donner une réalité à la construction européenne. L’indétermination politico-juridique à qualifier, à parler de cet objet géographique, de cette réalité historique, de ses origines, de ses acquis, est au cœur de l’interrogation pédagogique. Doit-on parler de l’Europe continent, de l’Europe institution, de l’Europe au sens historico-culturel avec les questions de diversité et d’unité nationales, de l’Europe comme projet (comme idée) ?
Thierry Chopin considère que l’Europe n’est pas qu’une confédération. La monnaie unique est un élément de fédéralisation. Les États restent les maîtres des traités et déterminent la répartition des compétences. Jacques Delors avait introduit la notion de fédération d’États-nations. On n’est plus uniquement dans l’ordre des relations internationales. Des éléments d’intégration (fédérale) existent : la monnaie, le commerce, la PAC.

La parole est donnée à un ancien professeur de lycée technique, qui se souvient que les élèves avaient un goût pour les pays d’Europe, sans conscience européenne. Il souligne aussi que la peur des langues persiste.
Un autre enseignant souligne l’intérêt actuel des élèves pour des territoires non européens comme la Corée et le Japon.
Un autre auditeur recommande la série télé Parlement (France TV).

Pour le recteur, les thématiques qui traversent l’école, sont à l’image de la société. Elles supposent un projet politique européen collectif.

Thierry Chopin préconise un récit politique commun. Il faut développer le besoin d’un lien vivant, d’incarnation, d’une dimension sensible et de l’imaginaire.

Selon Jean-Marc Huart, les 70 ans de paix justifient que l’on parle d’Europe.
Le projet académique s’appelle « L’école sur tous les territoires », en raison de la très grande diversité territoriale où une population se concentre sur deux axes, le reste étant marqué par une grande ruralité. L’incarnation de l’Europe doit se faire d’abord en proximité.

Catherine Biaggi conclue sur l’attente d’Europe. Les régions frontaliers apparaissent comme des laboratoires pour la construction d’une citoyenneté européenne. Mais il faut élargir cette dynamique vers d’autres régions en mutualisant les expériences issues des régions frontalières. Le sentiment d’appartenance est à développer. Cela passe par un enseignement incarné, s’appuyant sur des témoignages, des paysages, des agriculteurs… pour une compréhension de cette coopération, et la manière dont la France et les autres États peuvent en bénéficier. Par ailleurs, il nous revient la responsabilité de se former par nous-mêmes (la fréquentation des ressources). Au final, il faut connecter les acteurs.

Eric Joly et Christine Valdois, pour les Clionautes.