Nouvelle édition des Rendez Vous de l’Histoire de Blois. Le plaisir de pouvoir à nouveau participer à cette grande rencontre de nos disciplines est bien réel quand nous prenons place dans la salle mansart du château de Blois où les chercheurs de l’université de Guyane viennent partager avec nous les fruits de leurs travaux sur un pan à la fois méconnu de l’histoire de France et de la thématique de cette 24ème édition : le travail. 

Veuillez retrouver ici le verbatim des échanges. 

Grégory Beriet (GB) : Bonjour à toutes et tous et merci pour votre présence ici pour aborder un aspect méconnu de l’histoire coloniale française : la Guyane et le système du bagne et du travail forcé. Il s’agit de réfléchir à cette notion de travail forcé, dans la perspective affichée de civilisation par le pouvoir français.

J’excuse Linda Amiri, professeure à l’université de Guyane. Tour à tour les intervenants vont exposer leurs travaux et leurs réflexions, avant un échange avec la salle. 

Comme le soulignait l’historien Dominique Kalifa : éloigner les indésirables est un élément de longue date de l’arsenal des peines. Le bannissement est l’une des sanctions les plus courantes du système colonial. Il interdit la ville, la province ou le royaume aux condamnés. La spécificité française vient du remplacement de la condamnation de bagne par la galère sous l’Ancien Régime. Cette peine à cette époque signale la puissance royale. Il n’en reste pas moins qu’à la fin du XVIIIème siècle, la peine des galères apparait comme de plus en plus inutile. Les navires de galère sont de moins en moins utilisés et il faut transformer la peine des galériens. C’est dans l’ordonnance royale de 1748 que la peine de galère est transformée en peine de bagne, à Toulon et Brest d’abord puis Rochefort. 

Travail de la cordelle

 

 

Dans ces bagnes, comme à Rochefort, les bagnards sont employés à la cordelle pour diriger le long de la Loire les navires. Ils vont également participer à la construction des navires dans les arsenaux, participant très largement dans l’industrialisation de la construction navale.

 

 

 

 

A partir du XIXème siècle l’on va voir les ports peu à peu s’industrialiser, ce qui amène une évolution du regard porté sur le bagnard. La figure du condamné et du criminel devient de plus en plus prégnante (les premières évaluations de la récidive sont alors menées). Le regard s’essentialise (criminel né), ce dont témoigne l’illustration du bagnard Clément sur une révolte au bagne de Rochefort : les bagnards dépeints sont représentés comme vicieux, face à des gardiens angéliques et victimes. 

 

Les calculs de productivité menés mettent en lumière la faible productivité des bagnards à l’époque. A ceci s’ajoutent les villes interdites pour les forçats, de plus en plus nombreuses. C’est dans ce contexte là, au moment où la campagne présidentielle de 1848 inscrit le droit au travail et mène au pouvoir Louis Napoléon Bonaparte, favorable à la déportation des criminels, que se développe le projet des bagnes perçus comme véhicule de l’oeuvre colonisatrice.

Trois sites sont alors privilégiés pour la construction : la Nouvelle Calédonie (trop éloignée), l’Algérie (trop proche et instable) et la Guyane finalement retenue. Le projet mené se composera de plusieurs sites de bagnes, participant au processus de colonisation et de peuplement de la Guyane. Les bagnes doivent permettre le développement des zones peu peuplées, notamment dans le Maroni aux frontières des Guyanes hollandaise et anglaise. 

Ces bagnards vont participer activement au développement de la Guyane, notamment les routes au moment de la première ruée vers l’or qui rend indispensable ces voies de communication. Le bagne en Guyane est un élément contrasté, il se met en place au moment de l’abolition de l’esclavage. C’est une volonté de substituer une population d’esclaves à une populations de travailleurs de force, et qui perdurera au moment de la première ruée vers l’or. Elle concernera en premier lieu des anciens esclaves qui, ne trouvant pas de terres après l’émancipation, rejoignent la Guyane où ils rencontreront une situation proche du servage. Les bagnards nous interrogent sur les projets de civilisation que l’on pose et impose sur ces territoires, avec les conséquences de ces politiques.

 

 

Jean-Marc Delpech (JMD): Ces bagnes ont eu de lourdes conséquences, sanitaires notamment. On en témoigne notamment dans les écrits du docteur Rousseau. Arrivé en 1919, il publie un ouvrage sur son expérience sous le titre « Un médecin au bagne ». Malgré une forte expérience (médecin sur le front en 1914), il est étonné par la situation qu’il y rencontre. Il va y donner à voir un tableau systémique sur ce qu’il appelle une élimination du forçat par le travail. 

 

 

 

La photo des collections du docteur Collin

Philippe Collin (PC): Une vingtaine d’années auparavant, le docteur Collin a dressé le même constat sur le bagne. Il a connu le même parcours médical que le docteur Rousseau et a le même âge. Médecin au bagne entre 1907 et 1910 il publiera ses souvenirs de la période. Malgré un côté réactionnaire, son écriture va glisser progressivement vers la dénonciation, condamnant la disproportion entre les faits et les peines prononcées. Le docteur Collin oeuvrera en Guyane et en Nouvelle Calédonie, ce qui apporte à ses écrits la richesse d’exemples multiples. On, lui doit une photo célèbre sur la situation dans les bagnes(hommes allongés). L’explication de cette photo est trouvée en 2013 dans les archives. Depuis un meurtre perpétré quelque temps auparavant en Guyane les visites médicales sont menées nues et en groupe. Sur cette photo trois des hommes n’arrivent pas à se déshabiller, trop faibles pour y parvenir. Ils sont alors aidés par leurs camarades d’infortune. Deux des hommes allongés sont morts à la fin de  la visite médicale. Ces hommes étaient astreints à la bricole (tractage de troncs au fond de la forêt.).

Malgré les transports réguliers depuis la métropole, les effectifs restent stables au bagne : les camps en Guyane comptent 7000 prisonniers environ et chaque année deux convois acheminent 1200 hommes sur place. Nous avons donc une perte de 1/7 tous les ans. L’espérance de vie sur place ne dépasse pas les 5 ans. Sans compter les épidémies et les pics de mortalité selon les années (le record est en 1942 : 48%). 

JMD : Les travaux forcés en Guyane sont souvent rattachés à l’image d’Epinal du cassage de pierre. Or le bagne regroupe une diversité d’emplois et d’activités : le travail du bois est extrêmement difficile, mais les forçats en bonne grâce ou qualifiés oeuvrent dans des ateliers ou les secrétariats sur les iles du Salut. Ils représentent cependant une très faible minorité. Certains forçats, remarqués par leur bon comportement, peuvent être classés en catégorie 1 et s’extraire du travail rude du corps pour devenir garçon de famille chez les gardiens. 

Les bagnes sont régis par une loi édictée en 1854. Cette loi porte une vision positiviste et civilisatrice : le bagnard va porter la civilisation sur place et se régénérera par l’effort. Cette conception positiviste va très vite laisser place à un durcissement des conditions de travail (loi sur les récidivistes de 1855). Nous aboutissons à un système éliminatoire des éléments négatifs de la société.

PC : Le bagne apporte la mort avec lui comme a pu le dire mon camarade. Elle arrive par la promiscuité et les conflits avec les autres condamnés : si vous ne savez pas vous défendre vous ne mangez pas et mourrez de fin. Elle arrive aussi par la férocité des gardiens, elle intervient par les maladies notamment les pathologies carentielles (scorbut, parasitoses intestinales). Mais la plus grande cause de mort est la faim, permanente car les condamnés ne reçoit pas la moitié de sa ration, la corruption étant généralisée. La faim est un point commun à tous les lieux de travaux forcés. 

Le poste d’infirmier du bagne est très recherché car c’est un poste privilégié. Il est proche de la cuisine et permet de détourner de la nourriture. Certains bagnards abuseront de leur place quand d’autres se dévoueront à leurs tâches (bagnard Mandat)

JMD : Une fois que la bagnard est décédé, que deviennent les corps ? Sur le continent cela ne pose pas de soucis. Mais ce n’est pas le cas sur les îles du Salut. Les corps sont immergés et dévorés par les requins dans la mer. C’est une immersion sanglante et barbare.

 

Le bagne est donc bien ce que l’on peut appeler un système éliminatoire comme l’illustre le dessin d’Alexandre Jacob publié dans Les hommes punis paru en 2020. Le bagne avale les individus et ne les laisse plus sortir. 

 

 

 

 

 

Aurélie Schneider : Le bagne s’inscrit aussi dans des espaces. Le travail forcé en Guyane a laissé des vestiges spectaculaires comme ceux du bagne de Saint Laurent du Maroni. Certains vestiges sont bien moins visibles, dévorés par la forêt. D’où l’apport crucial de l’archéologie.

Pour autant l’archéologie des bagnes est encore balbutiante. La première intervention remonte à 1993. L’objectif aujourd’hui suivi par le groupe de recherche MINEA vise à développer un programme pluri disciplinaires pour croiser les regards sur des thématiques variées et sortir de la recherche opportuniste. Il s’agit d’étudier l’espace, la gestion des ressources (eau) et l’étude du mobilier par exemple. Tous les outils archéologiques sont exploités (prospection pédestre, par LIDAR). Je me concentrerai sur trois axes en cours d’études :

  • Le camp de Saut Tigre : c’est un EPS (Etablissement Pénitentiaire Spécial) réservé aux indochinois. Il est créé en 1934 et a pour but d’avoir une population carcérale isolée du reste de la population pour éviter la collusion. Les camps sont bâties sur des modèles autonomes. Les études archéologiques ont permis de mettre en lumière l’évolution du camps. Les premières études eurent lieu dans les années 1990 au moment d’un projet de barrage. Un inventaire du mobilier fut effectué mais les archéologues rencontrent alors des soucis de lecture en raison de la végétation. Aujourd’hui plus de soucis car le camps a été noyé par le barrage ! Il ne reste que quelques vestiges en dehors de l’eau. Cependant les études se poursuivent. Quand nous comparons les plans connus et les recherches menées sur place, nous constatons des variations (présence d’une esplanade qui n’apparait pas sur le plan et qui devait servir de lieu de réunion des bagnards). Le sol présente des structures en billon, interprété comme un champ. Tout autour du camps, les photos aériennes ont permis de distinguer l’impact humain sur la forêt. 
  • Le camp Saint Louis : Le système du bagne fut un échec, comme en témoigne la très forte mortalité. L’étude des cimetières devient une mine d’or pour l’archéologie. C’est ce qui est mené sur le camps saint Louis. L’archéologie se heurte néanmoins au problème de l’acidité des sols et de l’utilisation de la chaux, ce qui nous laisse que très peu de corps. Ce camps de Saint Louis, cimetière de transportés, a fait l’objet d’un sondage d’archéologie préventive en 2008. La mémoire de ce site avait été perdue. Les fouilles ont mis à jour des fosses et des tombes, avec peu ou pas du tout de monuments en surface. Des fosses vides ont été mises à jour, ce qui laisse imaginer une anticipation de la mortalité. D’autres cimetières ont été fouillés depuis, notamment le cimetière des gardiens dans les îles du Salut. Ces personnels font l’objet d’un traitement totalement différent, tant dans l’enregistrement que dans le traitement du corps en raison de l’insularité. Ce qui est flagrant c’est la présence de monuments funéraires avec une grande disparité selon les tombes. Cette disparité de monuments se voit également sur l’île royale. Toute une étude des monuments reste à faire et renseignerait sur la situation sociale. 
  • Le camp des îles du Salut : Un grand nombre de bagnards ont laissé une trace par leurs outils, dans la pierre. C’est le cas des marques dans les bâtiments du bagne construits par les prisonniers eux même. La prospection du bâti dans les îles du Salut a permis de mettre au jour de très nombreuses traces : tags, comptage du travail quotidien. La plupart des bâtiments étaient enduits, ce qui masquait ces traces. D’autres traces étaient parfois plus précises (date), qui sont des jalons dans les étapes de construction; ou encore des noms. Les bagnards retirés du travail pour des raisons disciplinaires ont laissé énormément de traces dans les cellules. Une étude est menée actuellement sur les thématiques des messages : l’évasion (bateau, décompte des jours) notamment, oeuvres poétiques et illustrations complexes, notamment dans les asiles des bagnes.

Tout ce travail devient urgent, en raison de la dégradation climatique qui rend difficile la protection. Sans compter les difficultés liées aux pillages et à l’orpaillage. 

 

 GB : Je conclurai le propos à partir d’une caricature de l’assiette au beurre, illustrant à merveille l’image du bagne à l’époque. Le bagne est généralement perçu alors comme une situation peu difficile et même enviable. Malgré la connaissance de la situation locale on occulte la vérité. Cette histoire sera d’autant plus occultée après la guerre et l’évolution du statut de la Guyane, devenue département. Une illustration de cet oubli volontaire : Gaston Monnerville, à l’origine de la fermeture du bagne, était appelé le petit bagnard à son arrivée à Paris.

Pour autant le bagne et les bagnards sont inscrits dans le paysage et le territoire. C’est l’histoire de spectres et de zombies qui ont favorisé une image ambivalente pour la Guyane. Elle apparait comme l’enfer vert et l’eldorado. Ce pouvoir d’attraction et de répulsion demeure encore aujourd’hui dans l’orpaillage clandestin. La Guyane est bipolaire vis à vis de son histoire. 

 

Extrait du documentaire Terre d’expiation de 1946, témoin d’une vérité occultée et travestie