Table ronde proposée par la revue l’Histoire et animée par Maurice SARTRE

Rome : l’Empire qui n‘en finit pas de tomber

Table ronde proposée par la revue l’Histoire et animée par Maurice SARTRE
professeur émérite d’Histoire Ancienne à l’Université de Tours

Avec :

  • Johann CHAPOUTOT, professeur à l’université Paris III Sorbonne nouvelle
  • Gabriel MARTINEZ-GROS, professeur à l’université Paris Ouest Nanterre La défense
  • Claire SOTINEL, professeure à l’université de Paris Est-Créteil
  • Giusto TRAINA, professeur à l’université Paris-Sorbonne

Présentation et problématique

En préambule Maurice SARTRE expose les données du problème. Comment un empire si puissant qu’il est devenu dans l’imaginaire collectif l’archétype même de l’empire, a-t-il pu disparaître et de quand date sa disparition ?
Et Maurice SARTRE de rappeler pêle-mêle toutes les thèses exposées depuis des siècles dans lesquelles se confondent d’ailleurs la réalité et l’imaginaire : décadence due à la corruption des mœurs, affaiblissement démographique, rôle émollient de l’idéologie chrétienne, vagues barbares franchissant le limes… La chute a-t-elle été brutale ou est-elle le produit d’un long déclin, y a-t-il eu mutation ou effondrement sur un mode catastrophique ?
Tous ces questionnements demandent à être réexaminés et c’est ce que se sont proposés de faire les universitaires présents à cette table ronde. Dresser un bilan de la recherche sur une thématique ici présentée sous une formulation un brin provocatrice : Rome, l’Empire qui n’en finit pas de tomber.

Un problème de datation : quand l’Empire romain est-il tombé ?

Avant de donner la parole aux intervenants rassemblés autour de lui, Maurice SARTRE égrène avec malice une série de dates qui peuvent effectivement toutes faire sens : 212 ? 330 ? 395 ? 410 ? 476 ? 1453 ? 1806 ? La réponse dépendant au fond de ce que l’on met derrière la question, qu’il faudrait selon lui formuler autrement en se demandant plutôt: « qu’est-ce qui tombe ? »

Claire SOTINEL prend la parole la première et confirme l’intervention de Maurice SARTRE en parlant de simples jeux de l’esprit à propos de ce problème de datation.
Si à la question « qu’est-ce qui tombe ? » on entend la disparition d’une structure politique solide avec un Empereur, une administration centralisée capable de prélever efficacement les ressources et l’impôt en particulier, on peut alors proposer des dates différentes selon les régions de l’Empire : 270 pour la Dacie, 405 pour la Bretagne, 429 pour l’Afrique, 476 pour l’Italie avec le renvoi des insignes impériaux de Ravenne à Constantinople. Selon elle cependant on peut apporter d’autres réponses, d’autres dates si l’on évoque plutôt la fin d’une civilisation ou même la mort d’une idée qui était Rome.

Giusto TRAINA débute son propos en posant une autre question : ce qui tombe, est-ce Rome ou l’Empire romain ?
Si l’on conçoit Rome comme une cité dominant un empire, l’Urbs, qui est en même temps une idée, celle de LA Ville on peut alors proposer d’autres dates. Celles du règne de Dioclétien (284-305) par exemple qui réorganise administrativement l’Empire pour mieux assurer sa défense, supprimant ainsi les nombreux privilèges dont disposaient l’Italie, et donnant d’importants pouvoirs administratifs à des villes comme Antioche, Trèves, Nicomédie, Mediolanum plus proches des frontières de l’Empire. Ou encore le règne de Constantin (324-337) avec la fondation de cette nouvelle Rome qu’est Constantinople.
Et Giusto TRAINA de conclure que la date de 410, celle de la mise à sac de Rome malgré ses remparts est bien plus signifiante de ce point de vue que celle traditionnelle de 475 et qu’elle a eu, pour peu qu’on puisse le savoir à cette époque, un retentissement considérable, créant un véritable choc dans les esprits du temps.

Gabriel MARINEZ-GROS, grand spécialiste des idées de l’historien et penseur arabe du XIVe siècle Ibn-Khaldûn, apporte, lui un éclairage différent en présentant le point de vue des Arabes sur cette question.
Selon lui à la question de la datation de la chute, Ibn-Khaldûn aurait sans doute répondu 1071 et 1204 ! Pour les Arabes, l’Empire romain, est celui des « Roums », ce que nous appelons communément l’Empire byzantin, et la coupure de 476 ne fait pas sens. L’Empire romain continue donc d’exister jusqu’au XIe / XIIe, même sous une forme rétrécie. La bataille de Manzikert (1071) provoque la déroute des armées byzantines et consacre la promotion des Turcs Seldjoukides et le siège et la prise de Constantinople par les croisés francs en 1204 achèvent de démanteler l’ancien Empire romain d’Orient.

Johann CHAPOUTOT pose la réflexion à un autre niveau et se place volontairement dans la longue durée. Il rappelle d ‘abord que l’Empire romain est aussi une idée, un souvenir, une représentation porteuse de puissance, de pouvoir et que de nombreux souverains ont au cours de l’histoire voulu la pérenniser ou la ressusciter : de Charlemagne, Empereur d’Occident à Otton le fondateur du Saint Empire Romain Germanique, et même de Napoléon à Mussolini. Et Johann CHAPOUTOT de proposer assez malicieusement (à son tour) pour clore cette discussion sur les dates, celle du 6 août 1806 lorsque François II renonce à la dignité d’Empereur du Saint Empire Romain Germanique devenant ainsi le dernier homme de l’histoire à porter le titre de Caesar Imperator Augustus.

Décadence de l’Empire: réflexions croisées sur une notion largement popularisée

Aborder la question de la décadence de l’Empire c’est aussi bien évidemment poser celle des causes de sa chute. A ce propos Maurice SARTRE rappelle qu’un historien allemand avait recensé 200 causes à la chute de l’Empire. Mais c’est bien la théorie de la décadence, popularisée par l’historien anglais Gibbon au XVIIIe siècle qui est proposée à l’analyse des quatre intervenants. Avant de donner à nouveau la parole à ses invités, Maurice SARTRE rappelle que la notion de décadence est vieille comme Rome elle-même puisque de grands penseurs comme Caton, Salluste, Sénèque, Tacite l’évoquaient déjà à leur époque.

Claire SOTINEL rappelle que cette réflexion sur la décadence de l’Empire romain est au cœur des débats depuis le XVIIe siècle. Mais de quelle décadence parle-t-on ? Si par exemple on peut relever une forme de corruption des canons, des modèles et des techniques dans le domaine de l’art aux IVe / Ve siècles, il n’en est rien sur tout ce qui touche à l’idée de l’État au moins jusqu’à Justinien. Et l’historienne de souligner, comme par précaution, que l’idée de décadence, de déclin correspond souvent à une perception nostalgique que les gens ont de leur propre époque. Elle expose ensuite de façon rapide les grandes thèses historiographiques qui s’opposent sur ce sujet. Citant en exemple Henri-Irénée Marrou le grand historien qui a développé avec d’autres la notion d’Antiquité tardive, qui donne plus d’importance donc, à une évolution des structures politiques, administratives, culturelles, et matérielles du III au VIIIe, qu’à un déclin. A rebours de cette position, les travaux assez récents de l’historien anglais Ward-Perkins qui a réactivé les théories déjà anciennes du déclin en démontrant de façon tout de même assez convaincante la décadence matérielle qui frappe l’Empire autour des IVe / Ve, la contraction de l’économie, la baisse des niveaux de vie. Claire SOTINEL semble vouloir refuser de trancher la question, mais si elle admet un indéniable déclin démographique, une détérioration des conditions de vie, elle rejette l’idée de ce qui serait un « label décadence ». Elle affirme en tout cas avec force qu’aucune décadence des mœurs n’est attestée, ni perte de « vertu » civique, pas plus en tout cas, si elle existait, qu’au IIème siècle aux temps dits de l’apogée de l’Empire.

Dans une nouvelle intervention assez courte, Giusto TRAINA évoque l’importance de l’historien anglais Gibbon qui au XVIIIe siècle fut le premier à populariser la théorie de l’histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain. Gibbon qui insista sur la perte des fameuses « vertus civiques » du peuple romain et sur l’influence par trop émolliente de la doctrine chrétienne laissant l’Empire affaibli face aux menaces barbares. Mais selon Giusto TRAINA, Gibbon, quel que soit l’intérêt de son immense ouvrage, a tendance à évaluer l’Empire romain a l’aune des empires de son temps, en confondant finalement la structure de l’ Empire antique avec celle des empires modernes. Giusto TRAINA affirme pour conclure son propos que de toute façon il faut découpler dans les réflexions à mener, la décadence de la chute. Si décadence il y a, elle doit être étudiée indépendamment de la disparition de l’Empire.

Gabriel MARTINEZ-GROS revient lui, à partir de ses propres recherches, sur la théorisation du fonctionnement des empires et de leur disparition selon l’historien arabe du XIVe siècle, Ibn-Khaldûn. Pour Ibn-Khaldûn, les causes des disparitions des empires sont internes, consubstantielles à leur nature et à leur fonctionnement. L’agent de la corrosion serait l’État impérial lui-même. L’État impérial corrode les solidarités naturelles des sociétés et des peuples soumis. Il met en place des fonctions qui remplacent ces solidarités : la police, la justice, le stockage de la production agricole…Pour lever l’impôt, il faut faire progresser la productivité, notamment agricole et donc désarmer les populations. L’État assume les fonctions de violence et d’encadrement. Ce sont donc les conquérants, les nomades, ceux qu’Ibn Khaldûn nomme les « bédouins » qui créent l’histoire des empires en soumettant les « sédentaires ». Or selon l’historien arabe, ces tribus conquérantes perdent elles aussi, au fil des temps, leurs solidarités, leur sauvagerie. Et les derniers dirigeants se trouvent incapables de réagir de comprendre ce qui leur arrive quand surviennent dans l’histoire d’autres « barbares », d’autres « bédouins ». Ainsi selon Gabriel MRTINEZ-GROS, explicitant les idées d’Ibn-Khaldûn, il n’y aurait pas de remède à la décadence qui serait inscrite dans l’origine de la fondation des empires.

Johann CHAPOUTOT reprend la parole pour se livrer à une réflexion tout à fait intéressante sur la notion de décadence qu’il relie à des idéologies ou à des mentalités propres à une époque, en s’inscrivant dans la longue durée.
Il rappelle tout d’abord que l’idée de décadence est aussi vieille que l’idée d’empire. C’est une vision politique et morale comme l’expose Tacite lui-même qui parle de la perte des vertus ancestrales, de la trahison des pères fondateurs, et des barbares qui eux justement incarnent ces valeurs que les Romains ont oubliées.
C’est ainsi, dans un renversement de sens audacieux, qu’il explique le développement de l’idéologie mussolinienne dans un contexte d’après-guerre ou l’on parle en Italie de « victoire mutilée », de perte des valeurs. Mussolini propose un nouveau récit héroïque, une épopée passant par une restauration de « l’imperium romanum » C’est le sens de son discours de 1936, dans lequel il proclame tout simplement le rétablissement de l’Empire romain, pour mettre fin à la décadence que connaît son pays.
Enfin Johann CHAPOUTOT en portant son regard sur les XVIIIe / XIXE siècles relie le thème de la dégénérescence des Empires à celui de la décadence organique. Avec les progrès de l’Histoire naturelle, de la paléontologie, l’Occident s’interroge sur la non permanence des civilisations puissantes à l’instar de la disparition des dinosaures de l’ère secondaire.
Les nazis, selon Johan CHAPOUTOT se sont montrés les héritiers de cette « école de pensée » en théorisant l’idée de la dégénérescence de la race, de la nation que l’on peut empêcher en prenant soin de sa pureté biologique. D’où l’idée de race germanique pure.

En conclusion de cette éclairante mais complexe discussion sur la notion de décadence, Giusto TRAINA et à sa suite Maurice SARTRE rappellent qu’au fond chaque nation, chaque époque élabore sa propre théorie de la décadence. En Occident notamment et ce depuis le XVIIe siècle, l’idéalisation du modèle classique a contribué à figer l’image d’un Empire romain qui n’aurait été grand qu’avec Cicéron, Auguste ou Trajan.

Les barbares : grandes invasions ou grandes migrations ?

Maurice SARTRE lance le débat en citant la phrase de l’historien André Piganiol prononcée en août 1945 : « l’Empire romain n’est pas mort de sa belle mort, on l’a assassiné ».
Que sont donc ces grandes invasions barbares responsables de la chute de l’Empire romain ?

Giusto TRAINA rappelle qu’encore aujourd’hui si la plupart des historiens de langue latine parlent « d’invasions barbares », les historiens germaniques évoquent eux plus volontiers « les grande migrations »
Giusto TRAINA insiste également sur le rôle de l’imaginaire, des représentations que l’on a pu se faire de ces peuples à travers notamment l’art pompier du XIXe siècle. D’autres représentations plus positives mais tout aussi caricaturales ont pu évoquer l’idée d’un « sang jeune, d’un nouveau sang » revivifiant l’Empire. Tout ceci n’aide évidemment pas à une lecture plus distanciée sur la place de ces barbares dans l’Empire.
« Dans l’Empire justement » précise Giusto TRAINA qui rappelle à ce propos que les peuplades germaniques frappent aux portes de l’Empire depuis longtemps et que la politique de Rome a longtemps été de les intégrer, d’en faire des alliés, des soldats très présents dans les armées romaines. Giusto TRAINA serait plus enclin à parler de migrations, de brassages plutôt que d’une déferlante guerrière. Il met également en garde sur le fait de classer trop facilement les habitants de l’empire en catégories.

Maurice SASTRE semble confirmer les propos de son collègue en rejetant lui aussi le terme de déferlante. « Doit-on alors pour autant parler de mythe » lance-t-il à Claire SOTINEL qui va être la dernière à intervenir sur ce thème.

Selon l’historienne, Rome a toujours su intégrer les éléments allogènes dans l’Empire, comme les Gaulois par exemple, conquis puis parfaitement intégrés. Mais d’après elle, Rome, au cours des IIIe, IVe, Ve siècle, va peu à peu perdre sa capacité à intégrer certaines formes de cette présence allogène.
Pendant longtemps Rome par la signature de traités a pu et su intégrer ses vaincus dans son armée au point qu’il était sans doute parfois difficile de distinguer les soldats entre eux, romains ou étrangers.
Selon Claire SOTINEL cependant, la pression migratoire va se faire de plus en plus forte, plus massive avec des peuples qui ne viennent pas pour piller et repartir mais pour s’installer et se mettre au service de l’Empire pour peu qu’on leur donne des moyens d’existence, donc des terres ou une solde conséquente pour les guerriers. Or l’Empire, surtout à partir du IVe siècle, va avoir du mal à donner des réponses politiques claires.
La politique des empereurs Valens et Théodose (379-395) vis-à-vis des Goths par exemple semble manquer de cohérence : intégrés dans l’Empire, puis combattus, puis intégrés à nouveau et utilisés comme alliés lors des guerres civiles. Tout ceci au grand dam des élites romaines soucieuses de perdre leurs pouvoirs et leurs richesses. Sous Stilicon régent de l’Empire la politique de barbarisation des armées se poursuit qui sert autant à défendre l’Empire qu’à participer aux guerres civiles.
La conjonction d’une pression migratoire de plus en plus forte, de guerres civiles à répétition, ont affaibli l’Empire qui a de plus en plus de mal à administrer ses provinces lointaines, à payer les armées parce que l’impôt rentre moins.
Et Claire SOTINEL de conclure en précisant que si les « barbares » n’ont pas « conquis » l’Empire romain, ils l’ont amené à se déliter par manque d’une véritable réponse politique cohérente.

Conclusion

Où, quand, comment, pourquoi l’Empire romain s’est-il effondré ? A toutes ces questions pas de réponses définitives. Et l’on comprend mieux alors le titre un peu détaché et un brin ironique de cette table ronde.
Ces questionnements en tout cas ont le mérite d’interroger nos sociétés présentes sur les notions, parfois brûlantes d’ailleurs, de déclin et d’héritage.
Cette conférence intellectuellement très stimulante a été chaleureusement applaudie, même si au final elle laisse au public un sentiment de frustration car il n’était pas possible en 1h30 seulement de faire le tour d’une question aussi vaste que l’Empire romain lui-même.