Cet atelier est animé par Laurent Guitton, alors professeur d’histoire-géographie à Roubaix en 2nde, accompagné de Serge Gruzinski, auteur du livre.

Laurent Guitton – L’origine du projet :

Photo : L. Guitton, Blois 2015
Photo : L. Guitton, Blois 2015

Très impressionné et enthousiasmé par le livre de Serge Gruzinski, j’ai voulu en faire un travail pédagogique en 2012 que je continue.
Depuis 2013 je communique avec lui et nous échangeons régulièrement.

Serge Gruzinski – Notre rencontre est née d’un double constat :

Nous savons combien il y a un cloisonnement entre la recherche et le domaine scolaire, alors faire un pont entre les deux a été une expérience très intéressante pour le chercheur !
J’ai pu constater ensuite combien il est d’urgence absolue de redéfinir l’histoire scolaire, trop européo-centrée, voire franco-centrée.
Le livre L’aigle et le dragon. Démesure et mondialisation au XVIe siècle, Paris, Fayard, 2012 constitue une trilogie avec Les Quatre parties du monde. Histoire d’une mondialisation, Paris, La Martinière, 2004, et Quelle heure est-il là-bas ? Amérique et islam à l’orée des temps modernes, Paris, Seuil, L’Univers historique, 2008.
Entre 1517 et 1520, des événements essentiels ont lieu dans deux directions opposées du monde : l’Est, déjà parcouru et l’Ouest, nouveau. Des mondes très différents, qui ne sont pas deux, mais quatre : l’Occident encore européen, le monde musulman, les empires aztèques et chinois.
On sait que les destins de ces deux expéditions lointaines furent opposés. Comment et pourquoi les Portugais échouèrent-ils là où les Espagnols réussirent ? Une des réponses est l’enlisement bureaucratique qu’ils ont subi face aux Chinois. Les archives chinoises évoquent pour parler d’eux qu’ils sont des musulmans (les seuls monothéistes qu’ils aient eu à fréquenter !) et des barbares à civiliser. Ils mangent avec les mains et se révèlent incapables de manger avec des baguettes…

Or l’échec des Portugais et donc des Européens c’est 50% de l’histoire ; pas de manichéisme donc, mais la reconnaissance que nous Occidentaux avons été aussi des vaincus.

Laurent Guitton – L’enseignement de l’histoire des empires pose problème :

Globalement, les programmes scolaires du secondaire envisagent peu le terme « empire », mais plutôt celui de civilisation (au sens braudélien). Ces réalités sont souvent abordées de façon trop descriptive, en insistant sur leur apogée, comme les Han ou l’empire colonial français. Parfois, une approche thématique permet une problématisation, comme avec la citoyenneté antique ou l’élargissement du monde en seconde. Dans ce dernier thème centré sur des empires, l’entrée doit se faire par des villes : Istanbul d’une part, Mexico ou Pékin d’autre part. Outre le fait que la même démarche fondée sur une échelle locale se répète, le « ou » suppose un choix, donc une déconnexion des logiques impériales à l’échelle planétaire. Or, l’ouvrage de Serge Gruzinski permet de relier ces mondes.

Laurent Guiton – Quelle séquence de cours pour le thème « L’élargissement du monde » en Seconde ?

Une histoire globale d’abord entre quatre murs, ceux de la classe, avec des stratégies d’adaptation :

  • Un travail sur cartes à différentes échelles :
    • Carte (adaptée par LG) de Christophe Marchand, de Strasbourg, à compléter par celles des voyages européens (travail personnel des élèves) et des connexions du XVIe siècle.
    • Carte des itinéraires effectués par les Espagnols au Mexique et les Portugais en Chine (extraites du livre de S. Gruzinski).
  • Des questionnements successifs (avec la classe).
  • Des récits racontés par le professeur. On ne prend pas toujours le temps de le faire alors que les élèves y sont très sensibles !
  • Beaucoup d’images projetées et analysées.
  • Deux textes : l’un d’un conquistador ; l’autre d’un gouverneur de la province de DaiJing, tiré d’une « Monographie du Guangong », traduite en français aux Editions Chandeigne.
    http://ahmuf.hypotheses.org/2344

  • Système de prise de notes dans un tableau à double lecture, en adéquation avec l’histoire globale et connectée à l’aide d’une feuille A3 sur les motivations, les réussites, les échecs, les biographies (or celle de Pires est mince et celle de Cortez énorme – mais justement, 5 idées-clé seulement sont demandées…).
  • Une évaluation portant sur la prise de notes, les biographies, la cartographie, puis une composition en fin de chapitre.

Puis l’expérience théâtrale avec la mise en scène d’une histoire connectée :

  • Le cadre : l’accompagnement personnalisé avec une douzaine d’élèves.
  • L’opportunité de participer à un festival d’histoire fait par des scolaires
  • Une classe très difficile qui a accepté la proposition d’écrire une pièce d’environ 25′ à partir de textes sélectionnés, dans laquelle les rôles ont été répartis par affinités avec 4 types de costumes représentant les 4 mondes. Des images étaient aussi projetées pendant la pièce.

Laurent Guitton – Quels sont les enjeux d’une histoire globale scolaire ?

– Scientifiques : faire une histoire narrative incarnée par des personnages illustres; une histoire totale de guerres, de réseaux commerciaux, de transferts technologiques, d’épidémies, de croyances religieuses et de différences culturelles ; une histoire globale à la fois parallèle, synchrone et comparée de deux projets de conquête démesurés ; enfin une histoire connectée « à parts égales » (référence à Romain Bertrand), c’est-à-dire qu’il ne fallait pas privilégier l’un des mondes.

– Ontologiques : une dimension psychologique : les élèves se muent en historiens, voient un historien, peuvent s’identifier à des héros mais avec un jeu sur l’altérité (puisqu’ils changent de personnages). Donc un processus de déplacement en endossant d’autres identités.
Une dimension sociologique : une mise en perspective d’une histoire familiale, d’un parcours d’immigration complexe ; un regard distancié sur l’identité religieuse et les relations variables entre les religions car plus de 100 nationalités à Roubaix ; on est toujours le barbare d’un autre.
Une dimension politique et civique : dépasser le roman national, et préparer les élèves à la mondialisation par une vision critique et distanciée.

Serge Gruzinski (né en 1949, protestant) rappelle son enfance à Roubaix dans un monde ouvrier blanc catholique dominé par les filatures ; or ce monde a disparu quand il est revenu du Mexique (vers où il avait « fui » son Nord natal) : plus de 60 nationalités cohabitent dans ce qu’on appelle la ville la plus pauvre de France et les premiers musulmans qui vont combattre en Yougoslavie sont de Roubaix. Un monde connecté mais d’une autre façon (avec les mosquées financées par l’Arabie Saoudite).

Il revient en conclusion sur les programmes qui lui sont apparus trop sophistiqués dans leur formulation, alors que la pédagogie permet d’incarner la mondialisation. A l’époque du jeu vidéo, pourquoi ne pas laisser les élèves incarner des personnages ?
Et parler de la colonisation espagnole est plus facile que de parler de la colonisation française dans les classes d’enfants d’immigrés d’Afrique…

Questions du public :

– Pourquoi cette folie des conquêtes ?

Serge Gruzinski dit que la dimension religieuse est fondamentale. Les monothéistes pensent le monde comme un espace à prendre. Question universelle propre à l’Occident, qui continue cette quête mais de façon humanitaire aujourd’hui (prendre en charge son prochain). Le sous-titre de mon livre commence par : « Démesure… »

– Cette expérience est-elle reproductible ?

Serge Gruzinski remarque que ce qui a marché à Roubaix marche aussi face à des étudiants chinois. Un discours qui n’est pas fondamentalement ocidentalo-centré permet également de sortir d’un discours lacrimal ou nous étions les bons et maintenant les méchants.

Vous retrouverez cet article avec les documents de travail que Laurent Guitton a gracieusement accepté de transmettre aux Clionautes dans le site Clio-Lycée :

Blois 2015 – Atelier Espé – Séquence pédagogique : rencontres et confrontations d’empires dans la première mondialisation à partir de « L’aigle et le Dragon » de Serge Gruzinski.

Vous pourrez ainsi vous en inspirer pour vous-même faire cadeau à vos élèves de ce remarquable travail.

Merci à Laurent Guitton et à Serge Gruzinski pour cet échange.

Pour les Clionautes, Jean-Pierre Costille et Jean-Michel Crosnier.