Avec Lucien Bély, professeur à l’université de Paris Sorbonne (Paris IV) , Antonio Gonzales, Professeur d’histoire antique à l’université de franche-Comté, Claude Gauvard, professeur émérite de l’université de Paris I Panthéon Sorbonne, E. Dreyfus, trésorier adjoint du Comité français des Sciences Historiques (CFSH) et JF Sirinelli, professeur à Sciences Po, président du CFSH.

E. Dreyfus présente la conférence et la question sous-jacente de l’« âge d’or de l’école française historique » des années 80, ses historiens « grandes figures tutélaires, ses grands témoins »… Une école, des courants ?

C. Gauvard évoque pour l’Histoire médiévale évoque les grandes figures que furent, pour elle, G. Duby et Jacques Le Goff récemment disparu. Et d’ajouter le nom de R. Fossier également qui était attaché au débat.
Pour C. Gauvard, cette filiation ce fut une « démocratisation silencieuse ». Elle avoue son admiration pour ses maîtres, G. Duby et J. Le Goff, qui n’enseignaient pas en 1er, second cycle, et guère en thèse, sauf pour J. Le Goff. Ces maîtres ont stimulé la pensée des historiens, chercheurs qui, dans l’ombre poursuivent leur labeur, enseignant en M1, M2, et dirigeant des thèses. Et de nous interroger : savez-vous que la France est le pays qui a vu, depuis 1980, être soutenue le plus grand nombre de thèses au monde ? Pour C. Gauvard, si les grands noms ont été et sont dans les médias (G. Duby juste au moment de l’ouverture du grand Louvre en 1989) il est beaucoup plus difficile d’y imposer de nouveaux noms (comme chez E. Laurentin dans la « Fabrique de l’Histoire »). Cette démocratisation fait avancer la recherche, y compris très bientôt en Chine (où se retrouveront des historiens français prochainement).

JF Sirinelli souscrit à tout ce qui vient d’être dit. Ayant fait ses études dans les années 60, il conçoit son métier comme celui d’ « agent de transmission », celui de mettre en avant la « passion et le travail »de l’historien. Pour lui il ya filiation et rébellions. – 1èreconséquence : l’université est un monde clôt où l’on avance en « tuant le père » ou en assumant « la filiation ». Il faut que les générations suivantes d’historiens « puissent lever ». Or on ne recrute plus suffisamment de chercheurs dans nos universités, et l’on se prive ainsi d’un « sang neuf ». Deuxième conséquence, la transmission ce sont des relations parfois fluides entre chercheurs. Cependant les jeunes en veulent aussi aux anciens. Des jeunes en rebellion contre l’Université actuelle (et non vis-à-vis des historiens). Faire de l’histoire c’est un acte culturel qui se fait par l’écrit et la parole. Or l’édition est en crise ; les jeunes chercheurs font des choses remarquables, mais ne parviennent pas à être lus, connus, reconnus !

Un âge d’or ? Oui, mais des mutations s’opèrent aujourd’hui.

L. Bély prend la parole et souscrit également à tout ce qui vient d’être dit. Ajoute que l’Histoire a connu, en France, un moment exceptionnel dans les années 80. Il remarque que l’histoire institutionnellement fut et est très présente en France dans les cursus, à l’Université ; il y a, par exemple, 4000 étudiants en Histoire à Lille aujourd’hui ! M. Bloch, L. Fèvre furent en « rébellion contre la Sorbonne » en traitant de thèmes nouveaux qui n’avaient pas été écrits jusque là. L. Fèvre utilisait F. Rabelais pour étudier les incroyants et les petits, les « sans grades », sont devenus des « objets d’histoire » ! ceci leur a donné de « nouvelles dignités ». Cette « nouvelle histoire » s’est écrite contre l’ancienne en quelque sorte, avec une approche nouvelle d’une discipline dialoguant avec les sciences (F. Braudel et sa « Méditerranée », E. Leroy Ladurie, « Histoire du Climat depuis l’an Mil » publié en 1967). Pour L. Bély il faut écrire pour être compris ; si les jeunes chercheurs écrivent beaucoup d’articles, ils ne font pas assez de livres. Et de rappeler les conversations drôles, les anecdotes, mais aussi les séries, les nombres, les statistiques chez E. Leroy Ladurie. Pour Bély, on a « compté moins », on les a quelque peu laissé de côté. Faire de l’Histoire comme de la Physique ? Oui. C’est ce que regrette L. Bély en faisant son « mea culpa »…

A. Gonzales est le dernier intervenant à s’exprimer, pour les « antiquisants »…
En histoire antique, il y a peu de grands maîtres, mais plutôt de grandes institutions : école française de Rome, d’Athènes, en Égypte… Il y eut aussi une élite avec un parcours royal, qui finit par avoir une place de choix dans l’Université française (ou à côté au CNRS, voire l’Ecole Pratique des Hautes Etudes en Sciences Sociales). Cette élite oublia parfois ce que devait faire tout historien, et l’auteur évoque « un conservatisme dans le corporatisme ».
Qui lança la nouveauté ? Pas les antiquisants. Il y eut certes quelques rébellions mais beaucoup de conservatisme. J. Carcopino fut un grand antiquisant, mais malheureusement pétainiste. Comment être un grand historien et en même temps humainement avoir complètement failli ?

Heureusement P. Vidal-Naquet et JP Vernant obtinrent, par leur travail et leur combat une reconnaissance. Car on avait une vision classique dans l’historiographie jusqu’aux années 80 ; historiographie fondée sur la philologie, la numismatique et non l’archéologie. Or cette dernière a apporté beaucoup à l’Histoire antique.
On a détruit beaucoup dans les fouilles archéologiques, ce qui a pu pénaliser l’histoire antique. De plus le dialogue entre antiquisants et historiens spécialistes d’autres périodes ne fut pas facile. Les antiquisants pensaient être supérieurs aux autres, parce qu’ils travaillaient la 1ère période de toute l’Histoire . Or pas de « droits naturels de l’Histoire de l’Antiquité » à se déclarer supérieure aux autres. L’antiquité connut des conflits idéologiques très forts : P. Lévêque créa en 1968 le centre d’Histoire ancienne, qui devint ensuite en 1974, l’Institut des Sciences de l’Antiquité. Ces méthodes sont restées et cette institution a du batailler ferme pour trouver sa place. Cette méthode influence Vidal-Naquet et Vernant dans l’affirmation d’une histoire économique, sociale et culturelle. A. Gonzales parle de « panoptique », avec des mutations comme avec la « Gender History » et un renouvellement important actuellement.

Quelques compléments pour clore cette conférence :

Jean-François Sirinelli salue la qualité et les richesses des interventions précédentes. Et reconnaît la tendance de « la pente conservatrice » des générations d’historien(ne)s dominant(e)s du moment ; générations « qui se voient belles et hautes » et veulent le rester. Il existe bien des blocages. Quels sont les moyens pour faire en sorte qu’il y ait une plus grande capillarité entre générations ? Deux structures essentielles, pour JF Sirinelli :
les grands centres de recherche historiques.
Les revues scientifiques, qui peuvent recruter des jeunes chercheurs de moins de 30 ans 
Claude Gauvard s’interroge sur la valeur historique de la filiation et la rébellion. Y-a-t-il des rébellion en histoire ? Prenant l’exemple de G. Duby qui s’alarmait de « mourir en oubiant la moitié de l’humanité », elle note que ses successeurs ont travaillé et fini par publier une « Histoire des femmes ». Ce qui n’a pas été facile avec la « gender history » américaine.
Autre exemple « l’histoire des représentations ». Cette histoire n’est pas une rébellion, mais une continuité dans la réflexion. Ceux qui ont le plus d’imagination furent et sont les antiquisants. Les mythes sont des représentations par excellence, et sont très importants encore de nos jours. Le passage de témoin peut se faire « en tuant le père » ou avec une filiation sous forme de continuité : tous sont des richesses pour l’historien .
L. Bély évoque pour sa part un nouveau défi : la mondialisation. Ainsi l’histoire française va bientôt être présente en Chine ;au moment où elle-même et l’histoire européenne sont parfois remises en cause . Des soupçons se font jour sur cette histoire fondée sur « l’Europe des archives ». Nos sociétés sont d’ailleurs de plus en plus multiculturelles et ont une vision mondiale…
A. Gonzales est le dernier intervenant à prendre la parole : pour lui, toute histoire est contemporaine. Y-a-t-il, aujourd’hui, une crise de l’Histoire ? Les sociologues sont perçus parfois comme des concurrents. On peut y répondre avec des objets nouveaux de recherche, mais cela n’empêche pas un certain climat de concurrence d’exister. Pour le défi de la mondialisation, « on ne se voit plus soi-même, mais l’autre ». Les autres cultures, les autres historiens ont d’autres lectures que nous-mêmes ; donc il faut apprendre à lire celles-ci, comme les historiens anglais et américains doivent aussi d’autres productions, recherches, ouvrages que ceux écrits en anglais ! Ce n’est pas une guerre mais une réalité. En Europe, on lit l’anglais, l’espagnol, l’allemand, l’arabe, le français. Difficile alors de ne s’exprimer vis-à-vis de nos collègues anglo-américains qu’ en anglais !

Questions :

  • Quelle lecture(s) peut-on faire de l’histoire de France aujourd’hui ?
    C. Gauvard répond : faire de l’histoire de France ? Pourquoi pas ? La France est un pays centralisé depuis le Moyen-Âge. Les derniers rois de cette période ont été des rois bâtisseurs de notre état actuel. Mais attention ! Loin de moi l’idée d’instrumentaliser le public ou vous-même. Le droit de vote est essentiel pour comprendre d’où vient l’Europe. Mais il ya d’autres histoires (que celle de France et de l’Europe) et il faut les écouter et les entendre…
  • Quid de l’histoire des femmes ?

C. Gauvard : on peut l’enseigner de diverses façons. Par la déconstruction aussi ; c’est « un petit aspect de l’histoire » mais quelle richesse de connaître la femme depuis Ève…
JF Sirinelli nous propose de « retranscrire l’histoire, les sociétés, les communautés dans leurs exactes proportions, « à leur juste place » (l’histoire des femmes?). Il évoque le cas de Ph. Aries qui a travaillé sur la famille, et sur des « chemains de traverse ». Il fut rejeté plus ou moins par l’Institution, mais fut reconnu par ses écrits et le public ! « Un marginal » qui fut maudit par l’Université et bénit par ses éditeurs ! Toutefois, ses travaux sur la famille, l’enfant, la mort ont modifié réellement nos points-de-vue. Un historien qui a travaillé seul, pourtant…

Revenant sur une question sur l’œuvre de vulgarisation historique (« comme filiation de l’histoire par les médias ») de la série des « Rois maudits », C. Gauvard s’insurge de façon vive et drôle: « mais non, non ! Tout est faux voyons …! »
L. Bély lui répond: certes, mais cela a servi le Moyen-Âge (pour que le public s’y intéresse) tout de même…

Au total, une conférence très stimulante, avec des temps forts, des exemples, arguments connus mais d’autres moins. Et un beau moment de réflexion sur ….la filiation et la rébellion en Histoire.

Pour les Clionautes , Pierre Jégo.